ARTICLE DE PRESSE: Autoroutes de l'information , le New Deal des années 90
Publié le 10/12/2021
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13 janvier 1994 - Dans les années 50, les Etats-Unis ont connu une grande transformation économique grâce à la modernisation de leur réseau de transport et à la construction d'un réseau d'autoroutes maillant tout le pays. Les avantages furent impressionnants. Les autoroutes rendirent les voyages plus faciles, mais surtout elles jouèrent le rôle d'un véritable lubrifiant de la croissance économique. Sans ces infrastructures, les Etats-Unis n'auraient pas eu le décollage économique qu'ils ont connu après la deuxième guerre mondiale. Albert Gore joua un rôle-clé dans tout ce processus. Quarante ans après, son fils Al Gore, vice-président des Etats-Unis, veut renouveler le pari. Mais, en quarante ans, l'Amérique a beaucoup changé. Désormais, le moteur de l'économie n'est plus l'industrie, mais les télécommunications et l'information. Le même phénomène touche certains pays d'Europe et d'Asie. Une étude de la Banque Indosuez estimait le marché mondial des télécommunications à 514 000 millions de dollars - soit près de 3 milliards de francs français - en 1991. Pour l'an 2000, on prévoit un volume de 776 000 millions de dollars, ce qui suppose une croissance de 7,2 % par an, plus du double de l'ensemble de l'économie. Cependant cette révolution est devenue boulimique dans les dernières années. Les grandes innovations technologiques ont multiplié les services : téléphones mobiles, vidéoconférence, télévision par câble, télévision interactive, téléachat, vidéo à la demande, presse électronique, télémédecine et télé-enseignement. Aux Etats-Unis, l'éclosion technologique s'est heurtée à deux types d'obstacles : les limites légales qui empêchent les compagnies de téléphone d'accéder à la télévision par câble d'une part, et l'entrée des entreprises de ce secteur dans le commerce téléphonique d'autre part. Ce corset légal et la crise de certaines sociétés d'informatique ont rendu nécessaire la recherche de solutions originales. Le vice-président Gore a relevé le défi. En janvier dernier, il a présenté à Los Angeles son projet d'autoroutes de l'information. Un plan destiné à " éliminer les restes de normes désuètes et à permettre la libre circulation des idées et du commerce ". Il s'agit de supprimer les barrières légales, d'encourager l'investissement privé et de promouvoir la compétence. Il existe également une composante politique importante : " faire parvenir la révolution de l'information dans toutes les écoles, les hôpitaux et les bibliothèques de la nation avant la fin du siècle ". Les progrès dans la fabrication des fibres optiques ont augmenté de manière spectaculaire la capacité de transmission. ATT est en train de faire des tests permettant la transmission simultanée de 4 000 copies du texte intégral du Don Quichotte en une seconde à 13 000 kilomètres de distance. Pour exploiter ce potentiel, de grands réseaux sont nécessaires, permettant une utilisation généralisée et à bas prix. Pour certains analystes, il s'agit de la version moderne du keynésianisme. Le New Deal des années 90 ne consiste pas à augmenter la dette pour construire des routes, même si la volonté de l'Etat d'intervenir et de stimuler l'économie reste déterminante. Aujourd'hui, paradoxalement, l'objectif consiste surtout à libéraliser. Mais pas seulement : s'il s'agit, d'un côté, d'enlever les entraves légales, de l'autre, d'encourager l'industrie par l'aide publique. Aux Etats-Unis, le pragmatisme est déterminant et on passe des projets à la réalisation avec une rapidité remarquable. La National Information Infrastructure a déjà accordé une aide à l'industrie de 75 millions de dollars en 1993, et entre 180 et 250 millions de dollars pour les années suivantes. Plus de 200 grandes entreprises utilisent déjà les autoroutes de l'information. Un triple défi pour l'Europe Pour l'Europe, ce phénomène représente un défi encore plus grand et plus urgent. La sortie de la crise est plus difficile dans une Europe où le chômage et les obstacles légaux sont plus importants, où - ce qui est pire - , les frontières sont plus contraignantes, et la menace de nationalisme rampant bien réelle. L'Europe n'a pas encore trouvé de solution à certains problèmes résolus par les Américains dans les années 50. L'Espagne et le Portugal, par exemple, ont encore des voies ferrées de largeur différente. Le manque de réseaux de télécommunications transeuropéens provoque un renchérissement des services. Les appels téléphoniques transeuropéens sont trois ou quatre fois plus chers que les appels nationaux. Le coût de l'énergie électrique en Europe peut varier du simple au double d'un pays à l'autre. L'Europe est confrontée ainsi à un triple défi. Une réglementation juridique plus lourde et plus hétérogène, le manque de réseaux transeuropéens et le découragement politique concernant les progrès de l'unification. Personne mieux que Jacques Delors n'a pris conscience de cette réalité. Le président de la Commission européenne est en train de favoriser un modèle keynésien en Europe. Ses idées dans ce domaine progressent lentement. Elles sont répertoriées dans le " Livre blanc de la croissance, de la compétitivité et de l'emploi ", approuvé en décembre dernier, qui propose la création de 15 millions d'emplois entre 1994 et 1999. Il s'appuie particulièrement sur le développement des infrastructures. Pour les réseaux de transport et pour l'énergie, on prévoit des investissements de 250 000 millions d'écus pour l'environnement, ils s'élèvent à 174 000 millions d'écus pour les autoroutes de l'information, à 150 000 millions d'écus. Ce plan ambitieux se heurte à de sérieux problèmes financiers. Pour sa mise en oeuvre, la Commission a prévu un apport propre d'environ 20 000 millions d'écus par an provenant de trois sources : 5 300 millions du budget communautaire 6 700 millions de la Banque européenne d'investissements et 8 000 millions d'emprunt de l'Union européenne. Suite à l'opposition des ministres de l'économie, la Commission a préféré, en avril dernier, renoncer à l'endettement comme mode de financement. Mais est-ce bien là le problème ? De nombreux observateurs estiment que poser la question du financement est une erreur. Ils pensent que la véritable inconnue est la demande. S'il y a une véritable demande, on trouvera l'argent. Ce qui est déterminant, c'est de savoir s'il y aura des clients pour toute cette offre fantastique de produits et de services. Et des clients prêts à payer. ANDREU MISSE Chef du service économique d'El Pais Le Monde du 4 juin 1994
13 janvier 1994 - Dans les années 50, les Etats-Unis ont connu une grande transformation économique grâce à la modernisation de leur réseau de transport et à la construction d'un réseau d'autoroutes maillant tout le pays. Les avantages furent impressionnants. Les autoroutes rendirent les voyages plus faciles, mais surtout elles jouèrent le rôle d'un véritable lubrifiant de la croissance économique. Sans ces infrastructures, les Etats-Unis n'auraient pas eu le décollage économique qu'ils ont connu après la deuxième guerre mondiale. Albert Gore joua un rôle-clé dans tout ce processus. Quarante ans après, son fils Al Gore, vice-président des Etats-Unis, veut renouveler le pari. Mais, en quarante ans, l'Amérique a beaucoup changé. Désormais, le moteur de l'économie n'est plus l'industrie, mais les télécommunications et l'information. Le même phénomène touche certains pays d'Europe et d'Asie. Une étude de la Banque Indosuez estimait le marché mondial des télécommunications à 514 000 millions de dollars - soit près de 3 milliards de francs français - en 1991. Pour l'an 2000, on prévoit un volume de 776 000 millions de dollars, ce qui suppose une croissance de 7,2 % par an, plus du double de l'ensemble de l'économie. Cependant cette révolution est devenue boulimique dans les dernières années. Les grandes innovations technologiques ont multiplié les services : téléphones mobiles, vidéoconférence, télévision par câble, télévision interactive, téléachat, vidéo à la demande, presse électronique, télémédecine et télé-enseignement. Aux Etats-Unis, l'éclosion technologique s'est heurtée à deux types d'obstacles : les limites légales qui empêchent les compagnies de téléphone d'accéder à la télévision par câble d'une part, et l'entrée des entreprises de ce secteur dans le commerce téléphonique d'autre part. Ce corset légal et la crise de certaines sociétés d'informatique ont rendu nécessaire la recherche de solutions originales. Le vice-président Gore a relevé le défi. En janvier dernier, il a présenté à Los Angeles son projet d'autoroutes de l'information. Un plan destiné à " éliminer les restes de normes désuètes et à permettre la libre circulation des idées et du commerce ". Il s'agit de supprimer les barrières légales, d'encourager l'investissement privé et de promouvoir la compétence. Il existe également une composante politique importante : " faire parvenir la révolution de l'information dans toutes les écoles, les hôpitaux et les bibliothèques de la nation avant la fin du siècle ". Les progrès dans la fabrication des fibres optiques ont augmenté de manière spectaculaire la capacité de transmission. ATT est en train de faire des tests permettant la transmission simultanée de 4 000 copies du texte intégral du Don Quichotte en une seconde à 13 000 kilomètres de distance. Pour exploiter ce potentiel, de grands réseaux sont nécessaires, permettant une utilisation généralisée et à bas prix. Pour certains analystes, il s'agit de la version moderne du keynésianisme. Le New Deal des années 90 ne consiste pas à augmenter la dette pour construire des routes, même si la volonté de l'Etat d'intervenir et de stimuler l'économie reste déterminante. Aujourd'hui, paradoxalement, l'objectif consiste surtout à libéraliser. Mais pas seulement : s'il s'agit, d'un côté, d'enlever les entraves légales, de l'autre, d'encourager l'industrie par l'aide publique. Aux Etats-Unis, le pragmatisme est déterminant et on passe des projets à la réalisation avec une rapidité remarquable. La National Information Infrastructure a déjà accordé une aide à l'industrie de 75 millions de dollars en 1993, et entre 180 et 250 millions de dollars pour les années suivantes. Plus de 200 grandes entreprises utilisent déjà les autoroutes de l'information. Un triple défi pour l'Europe Pour l'Europe, ce phénomène représente un défi encore plus grand et plus urgent. La sortie de la crise est plus difficile dans une Europe où le chômage et les obstacles légaux sont plus importants, où - ce qui est pire - , les frontières sont plus contraignantes, et la menace de nationalisme rampant bien réelle. L'Europe n'a pas encore trouvé de solution à certains problèmes résolus par les Américains dans les années 50. L'Espagne et le Portugal, par exemple, ont encore des voies ferrées de largeur différente. Le manque de réseaux de télécommunications transeuropéens provoque un renchérissement des services. Les appels téléphoniques transeuropéens sont trois ou quatre fois plus chers que les appels nationaux. Le coût de l'énergie électrique en Europe peut varier du simple au double d'un pays à l'autre. L'Europe est confrontée ainsi à un triple défi. Une réglementation juridique plus lourde et plus hétérogène, le manque de réseaux transeuropéens et le découragement politique concernant les progrès de l'unification. Personne mieux que Jacques Delors n'a pris conscience de cette réalité. Le président de la Commission européenne est en train de favoriser un modèle keynésien en Europe. Ses idées dans ce domaine progressent lentement. Elles sont répertoriées dans le " Livre blanc de la croissance, de la compétitivité et de l'emploi ", approuvé en décembre dernier, qui propose la création de 15 millions d'emplois entre 1994 et 1999. Il s'appuie particulièrement sur le développement des infrastructures. Pour les réseaux de transport et pour l'énergie, on prévoit des investissements de 250 000 millions d'écus pour l'environnement, ils s'élèvent à 174 000 millions d'écus pour les autoroutes de l'information, à 150 000 millions d'écus. Ce plan ambitieux se heurte à de sérieux problèmes financiers. Pour sa mise en oeuvre, la Commission a prévu un apport propre d'environ 20 000 millions d'écus par an provenant de trois sources : 5 300 millions du budget communautaire 6 700 millions de la Banque européenne d'investissements et 8 000 millions d'emprunt de l'Union européenne. Suite à l'opposition des ministres de l'économie, la Commission a préféré, en avril dernier, renoncer à l'endettement comme mode de financement. Mais est-ce bien là le problème ? De nombreux observateurs estiment que poser la question du financement est une erreur. Ils pensent que la véritable inconnue est la demande. S'il y a une véritable demande, on trouvera l'argent. Ce qui est déterminant, c'est de savoir s'il y aura des clients pour toute cette offre fantastique de produits et de services. Et des clients prêts à payer. ANDREU MISSE Chef du service économique d'El Pais Le Monde du 4 juin 1994
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