André Malraux, La Condition humaine - 21 mars 1927 - Minuit et demi.
Publié le 09/12/2021
Extrait du document
Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? L'angoisse lui tordait l'estomac ; il connaissait sa propre fermeté, mais n'était capable en cet instant que d'y songer avec hébétude, fasciné par ce tas de mousseline blanche qui tombait du plafond sur un corps moins visible qu'une ombre, et d'où sortait seulement ce pied à demi incliné par le sommeil, vivant quand même — de la chair d'homme. La seule lumière venait du building voisin : un grand rectangle d'électricité pâle, coupé par les barreaux de la fenêtre dont l'un rayait le lit juste au-dessous du pied comme pour en accentuer le volume et la vie. Quatre ou cinq klaxons grincèrent à la fois. Découvert ? Combattre, combattre des ennemis qui se défendent, des ennemis éveillés !
La vague du vacarme retomba : quelques embarras de voitures (il y avait encore des embarras de voitures, là-bas, dans le monde des hommes...). Il se retrouva en face de la tache molle de la mousseline et du rectangle de lumière, immobiles dans cette nuit où le temps n'existait plus.
Il se répétait que cet homme devait mourir. Bêtement : car il savait qu'il le tuerait. Pris ou non, exécuté ou non, peu importait. Rien n'existait que ce pied, cet homme qu'il devait frapper sans qu'il se défendît, — car, s'il se défendait, il appellerait.
Les paupières battantes, Tchen découvrait en lui, jusqu'à la nausée, non le combattant qu'il attendait, mais un sacrificateur. Et pas seulement aux dieux qu'il avait choisis : sous son sacrifice à la révolution grouillait un monde de profondeurs auprès de quoi cette nuit écrasée d'angoisse n'était que clarté. « Assassiner n'est pas seulement tuer... »
André Malraux, La Condition humaine, Gallimard.
Dans quelle mesure cette page qui figure au début La Condition humaine vous paraît-elle fournir les éléments d'une exposition romanesque ? Pouvez-vous définir son originalité par rapport à une exposition traditionnelle ?
INTRODUCTION
Les premières pages d'un roman traditionnel sont d'ordinaire consacrées à l'exposition. Pour intéresser d'emblée son lecteur, l'auteur s'y applique à nous retracer le cadre où vivent ses personnages, leur psychologie et leurs antécédents, la situation à laquelle ils doivent faire face et déjà il nous laisse entrevoir certains événements qui vont peut-être se produire. Malraux, au contraire, de toute évidence, au début de la Condition humaine, ne s'est pas soucié de bâtir méthodiquement ce type d'exposition. Pouvons-nous néanmoins découvrir dans le détail du texte les éléments nécessaires à introduire ses lecteurs dans l'atmosphère de son roman ?
«
André Malraux, La C ondition humaine - 21 mars 1927 - Minuit et demi. Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? L'angoisse lui tordait l'estomac ; il connaissait s a propre fermeté, mais n'étaitcapable en cet instant que d'y songer avec hébétude, fasciné par ce tas de mousseline blanche qui tombait du plafond sur un c orps moins visible qu'uneombre, et d'où sortait seulement ce pied à demi incliné par le sommeil, vivant quand même — de la chair d'homme.
La seule lumière venait du building voisin: un grand rectangle d'électricité pâle, coupé par les barreaux de la fenêtre dont l'un rayait le lit juste au-dessous du pied comme pour en accentuer levolume et la vie.
Quatre ou cinq klaxons grincèrent à la fois.
Découvert ? Combattre, combattre des ennemis qui se défendent, des ennemis éveillés !La vague du vacarme retomba : quelques embarras de voitures (il y avait encore des embarras de voitures, là-bas, dans le monde des hommes...).
Il seretrouva en face de la tache molle de la mousseline et du rectangle de lumière, immobiles dans cette nuit où le temps n'existait plus.Il se répétait que cet homme devait mourir.
Bêtement : c ar il savait qu'il le tuerait.
P ris ou non, exécuté ou non, peu importait.
Rien n'existait que ce pied,cet homme qu'il devait frapper sans qu'il se défendît, — car, s'il se défendait, il appellerait.Les paupières battantes, Tchen découvrait en lui, jusqu'à la nausée, non le combattant qu'il attendait, mais un sacrific ateur.
Et pas seulement aux dieuxqu'il avait choisis : sous son sacrifice à la révolution grouillait un monde de profondeurs auprès de quoi cette nuit écrasée d'angoisse n'était que clarté.
«Assassiner n'est pas seulement tuer...
»André Malraux, La C ondition humaine, Gallimard. Dans quelle mesure cette page qui figure au début La C ondition humaine vous paraît-elle fournir les éléments d'une exposition romanesque ? P ouvez-vousdéfinir son originalité par rapport à une exposition traditionnelle ?INTRODUCTIONLes premières pages d'un roman traditionnel sont d'ordinaire consacrées à l'exposition.
Pour intéresser d'emblée son lecteur, l'auteur s'y applique à nousretracer le cadre où vivent ses personnages, leur psychologie et leurs antécédents, la situation à laquelle ils doivent faire face et déjà il nous laisseentrevoir certains événements qui vont peut-être se produire.
Malraux, au contraire, de toute évidence, au début de la Condition humaine, ne s'est passoucié de bâtir méthodiquement c e type d'exposition.
Pouvons-nous néanmoins découvrir dans le détail du texte les éléments nécessaires à introduire s eslecteurs dans l'atmosphère de son roman ?I.
LE CADREAssurément, la prés entation du cadre semble réduite à sa plus simple expression.
Balzac, avant de présenter s es personnages, retraçait minutieusement lelieu où se passait leur existence.
Eugénie Grandet, par exemple, promène sans hâte le lecteur dans les rues de Saumur, avant de le faire entrer dans lamaison de l'avare dont nous connaîtrons le jardin, la disposition des pièces et le mobilier.
D'emblée, au contraire, Malraux met en sc ène un personnage etnous fait sur-le-champ le confident de ses problèmes.
Ce que nous voyons du cadre se réduit à ce qui entre dans le champ visuel de ce personnage, enaccord avec ses préoccupations.
Nous devinons que nous sommes dans une chambre, parce que notre regard se fixe en même temps que le sien sur cettemoustiquaire, sur ce lit où l'on entrevoit le c orps d'un homme endormi.
Nous savons aussi que nous s ommesdans une grande ville.
Elle comporte des constructions modernes puisque c'est le building voisin qui projette dans la pièce « le rectangle d'électricité pâle »qui tranche sur la pénombre de l'ensemble.
Il y règne jus qu'à une heure avancée de la nuit une circulation intense, comme en témoigne cet embarras devoitures signalé par le concert des klaxons.
Nous savons aussi qu'il s'agit d'un pays exotique puisque les lits sont protégés par des moustiquaires.
Enfin lenom même du héros, Tchen, nous suggère qu'il doit s'agir de la C hine.
Mais, comme l'on voit, il s 'agit non d'une des cription ordonnée mais de certainsindices épars que nous devons ras sembler.
Ils se sont imposés à nous, comme par hasard et dans la mes ure où le héros en a pris lui-même conscience.
Lecadre reste évocateur mais il est essentiellement subjectif.II.
L'ACTIONQuant au drame qui va se jouer, nous n'en pouvons connaître qu'un épisode.
Celui d'un meurtre.
Le roman traditionnel nous place très tôt dans laperspective d'une entreprise qui s'annonce et se prépare de très loin.
Son éc hec ou sa réussite déclenche le dénouement.
Ici, rien de semblable ne sembles'esquisser.
Nous nous trouvons plutôt plongés dans une atmosphère de luttes fragmentaires et d'exécutions c landestines qui s'insèrent dans le cadre d'unvaste dessein.
Le mot es t d'ailleurs prononc é : c'est une révolution qui se prépare.
A cette échelle où tant de forces obscures s'affrontent, le roman ne peutse développer selon une logique rigoureuse.
Il ne peut donc être question de nous lais ser entrevoir par ces données initiales une orientation de l'action.
Onprendra plutôt une conscience progres sive de la tournure des événements, au fur et à mesure que le temps passe.
Voilà pourquoi tout naturellement laCondition humaine s'organise selon la chronologie.
Le titre de ce premier c hapitre est significatif.
Il se réduit à l'énoncé d'une date — 21 mars 1927 —complété par une indication horaire : minuit et demi.
C e que pose fortement en tout cas cette première page, c'est l'importance et l'ampleur de l'enjeu.III.
LE PERSONNAGELe roman traditionnel enfin esquisse volontiers dans les premières pages la psychologie des personnages principaux, nous renseigne s ur leurs antécédents,nous laisse pressentir ce qu'ils feront en fonction de ce qu'ils sont.
Ici un s eul personnage est véritablement en scène.
De l'autre, qui va être la victime,nous ne connaissons que ce corps endormi.
A première vue, les circonstances ne semblent guère nous permettre de connaître la pers onnalité du meurtrier.D'abord le roman nous place d'emblée dans le feu de l'action.
Tchen n'a qu'un problème en tête.
Il s'agit pour lui d'exécuter sa mission.
Ce que nousdécouvrons de lui, en cet instant tragique, c'est le sentiment d'être un homme traqué.
Le cœur battant, il est attentif aux bruits de la rue et un simple mot quise détache (« découvert ») trahit c hez lui comme un sursaut.
Nous voyons aussi que cet homme est un fanatique.
Il obéit à une mystique.
Il a « des dieux »qu'il a choisis et qui lui inspirent s on idéal révolutionnaire.
Il sait que de toute évidenc e il ne faillira pas à sa mission, qu'il exécutera l'ordre qu'il a reçu.
Ilentend faire table rase en lui-même de tout ce qui ne se rapporte pas à c e geste qu'il s'agit d'accomplir (« Rien n'existait que ce pied, c et homme qu'il devaitfrapper...
»).
Cette mission remplie, il ne se préoccupe guère de ce qui peut lui advenir (« pris ou non, exécuté ou non, peu importait »).
Il a fait une fois pourtoutes à sa cause le sacrific e de sa vie.
Ce fanatique n'est pas dénué d'esprit c hevaleresque.
Il est prêt à tuer sans hésitation et sans pitié mais il luirépugne de s'attaquer à un être qui s'offre sans défense et même sans conscience à ses coups.
Il n'est plus un « combattant » mais un « sacrific ateur ».
Parcontraste il pense au combat qu'il livrerait avec exaltation à des adversaires en état de rendre coup pour coup (« C ombattre, combattre des ennemis qui sedéfendent, des ennemis éveillés.
»).
En même temps il éprouve un malaise d'une autre nature.
En supprimant l'homme qu'on a désigné à ses coups, il aconscience de ne pas obéir seulement à un ordre.
Il a le sentiment qu'il est mené aussi par des forces sec rètes qui viennent du plus profond de lui-même etqu'il ne peut ni cerner ni analyser.
Il a le sentiment d'abord d'être le jouet et l'esclave de son inconscient.
Tuer est pour lui un assouvis sement.CONCLUSIONOn voit donc à quel point l'exposition de la Condition humaine s'oppose à celles que nous offrent les romans traditionnels.
L'auteur en est autant direabsent.
On ne le retrouve que dans le s tyle rapide, acéré, incisif qui se moule étroitement sur les réactions de T chen.
C'est grâce au personnage, aux idées,aux impressions qui le traversent que nous prenons consc ience delui-même, du cadre, du drame dont il n'est qu'un exécutant.
Comme il est naturel en pareil moment, nous entrevoyons seulement les éléments de sapersonnalité que sa miss ion met en jeu.
Mais cela aussi est signific atif.
La psychologie est moins importante aux yeux de M alraux que les problèmes qui seposent à l'homme au sein d'un monde dont il est tributaire.
Il es t le romancier de la « Condition humaine »..
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