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passions

Les passions constituent un concept central en rhétorique : elles sont le moyen décisif de la persuasion. Aristote le dit clairement : la persuasion est produite par la disposition des auditeurs, quand le discours les amène à éprouver une passion; car l’on ne rend pas les jugements de la même façon selon que l’on ressent peine ou plaisir, amitié ou haine. Les passions (en grec : to pathos, ta pathè) sont donc le levier qui permet de toucher. C’est dans la narration qu’il est aisé de représenter des conduites passionnées, de façon pittoresque, de manière à infléchir par réaction l’auditoire. Et c’est dans la péroraison que leur excitation est le plus décisive. On a quelquefois traduit les termes grecs et latins par sentiments, ce qui n’est pas sans entraîner quelque ambiguïté par rapport à la question des mœurs. En l’ancrant nettement du côté des passions, de ce que l’on ressent, il est commode de suivre Quintilien. Les sentiments doivent être répandus en fait dans tout le plaidoyer. Je ne sais même s’il y a rien de plus grand et de plus important dans tout l’art oratoire. En effet, un esprit médiocre, avec le secours des préceptes et de l’expérience, suffit pour les autres parties. Certainement, on voit beaucoup de gens qui sont assez habiles à inventer des raisons et des preuves, et même à les déduire. Mais jusqu’à présent, je ne les ai cru bons qu ’à instruire les juges, et à faire que rien ne leur échappe. Mais de savoir ravir et enlever les juges, leur donner telle disposition d’esprit qu’on veut, les enflammer de colère ou les attendrir jusqu ’aux larmes, voilà ce qui est rare. C’est néanmoins par là que l’orateur domine, et c ’est ce qui assure à l’éloquence l’empire qu ’elle a sur les cœurs. Lorsqu ’il faut faire violence à des juges, et détourner leur esprit de la vue d’une vérité qui nous est contraire, c’est là proprement le triomphe de l’orateur. Les passions font qu’ils souhaitent que notre cause soit la meilleure; et dès qu’ils le souhaitent, ils ne sont pas éloignés de la croire telle. Sitôt en effet qu ’ils commencent à entrer dans nos sentiments, et à être portés de haine ou d’amitié, d’indignation ou de crainte, ils font de notre affaire la leur propre. Et comme les amants jugent mal de la beauté, parce que l’amour les aveugle, de même un juge plein du trouble où on l’a jeté discerne mal le vrai. Le torrent l’entraîne et il se laisse aller. Est-ce que l’arrêt n’est pas déjà prononcé, lorsqu’on le voit tout à coup fondre en larmes? On oppose parfois des passions violentes, qui seraient vraiment des passions, à des états psycho-sentimentaux plus doux et plus stables, qui seraient moins passionnels, et plus éthiques. Mais on pense généralement qu’il existe un continuum entre les deux. Les plus pathétiques, en tout cas, sont l’amour, la haine, la crainte, la terreur, la pitié, l’indignation. Il importe de les ressentir, autant que possible, soi-même, pour les inspirer efficacement à l’auditoire... On peut user de l’aide de l’imagination. Beaucoup de lieux, ou même de figures élémentaires, sont combinables, et doivent être combinés, avec le ressort des passions. D’un point de vue plus large, enfin, on admettra qu’il existe une parenté entre le jeu des passions et la pratique des grands genres comme la tragédie. La théorie rhétorique la plus systématique des passions, comme moyen des preuves techniques, est bien sûr celle que présente Aristote. Les passions, prévient celui-ci, sont les causes qui font varier les hommes dans leurs jugements : elles ont pour conséquence la peine ou le plaisir. La connaissance des passions, comme la maîtrise des voies par lesquelles on peut les manipuler, sont donc de première importance, et ce par rapport à deux objectifs. Le plus important, le premier, celui qui est affiché par Aristote, vise la disposition affective dans laquelle il faut mettre l’auditoire : il s’agit alors de pouvoir exciter ou calmer telle ou telle passion, relativement aux réactions à souhaiter à l’égard de l’objet de son discours; le second objectif est apparemment plus spéculatif : il s’agit de connaître les motivations essentielles des principaux mouvements subjectifs capables de conduire à telle ou telle action ou à tel ou tel comportement, pour orienter le jugement ou le conseil (sous ce second aspect, on entre dans la constitution des lieux). Les passions ne sont ni des vertus ni des vices, mais des émotions, des états passagers, liés à des dispositions : elles ne sont donc pas l’objet d’un jugement moral. La connaissance technique qu’il est utile d’en avoir doit porter sur trois points : les dispositions dans lesquelles on est enclin à les éprouver, les individus à l’égard desquels elles sont généralement ressenties, les sujets qui la plupart du temps les émeuvent.

Colère. On peut admettre que la colère est une pulsion, accompagnée d’un sentiment de douleur poignante, qui porte à se venger publiquement d’un dédain public et injustifié dont on a été victime, dans sa propre personne ou dans celle de ses proches. On se met donc toujours nécessairement en colère contre un individu déterminé, et non contre l’homme en général ; de la même façon, l’origine factuelle de la colère est une action particulière, ou un comportement préparatoire précis, et non une disposition générale ou abstraite; enfin, à tout mouvement de colère est lié un plaisir dû à l’espoir de la vengeance. Car il est agréable de penser que l’on obtiendra ce que l’on désire, et nul ne désire des choses qui soient manifestement inaccessibles pour soi ; l’homme qui se met en colère désire des choses qui lui soient accessibles : un certain plaisir suit donc le ressentiment de colère. En outre, on vit sa vengeance dans l’esprit : on en a donc une représentation imaginaire, qui cause un plaisir, comme dans les rêves.

Le dédain est la manifestation d’une opinion concernant une chose qui paraît de la sorte ne mériter aucun compte, d’aucune façon : c’est pour des biens ou des maux, ou quoi que ce soit qui compte, que nous avons considération, et nous dédaignons ce qui pour nous est nul. On peut montrer son dédain en méprisant, en vexant ou en outrageant. Le mépris emporte manifestement le dédain. Quand on vexe quelqu’un, c’est aussi qu’on le dédaigne, dans la mesure où on l’empêche de se comporter à sa volonté, non pour en tirer quelque profit, mais dans le seul but de l’ennuyer; c’est bien le signe qu’on le tient pour nul, ni ennemi dangereux dans son ressentiment, ni appui éventuellement possible. L’outrage est une marque évidente du dédain. On accomplit des actes ou on profère des paroles destinés à faire éprouver rage et honte à la victime, sans autre intérêt que ce résultat et que le plaisir d’y arriver. La cause de ce plaisir est que l’affronteur croit montrer ainsi sa supériorité ; ainsi, les jeunes gens et les riches sont portés à faire des affronts : ils s’imaginent afficher leur supériorité par l’outrage. C’est par manque de respect que l’on outrage : si on ne respecte pas, on dédaigne, comme à l’égard de ce qui n’a aucune valeur, ni en bien ni en mal. On s’attend en revanche à recevoir des marques de respect de ceux que l’on considère comme ses inférieurs : en rang, en pouvoir, en vertu, en argent, en éloquence, en capacité de commandement, ou de ceux dont on pense qu’ils nous sont redevables. On s’indigne à cause du sentiment de sa supériorité. On se met en colère quand on ressent de la peine : un homme peiné est quelqu’un de contrarié dans son désir. Si l’on fait obstacle à quelque désir, par exemple directement comme quand on empêche quelqu’un qui a soif de boire, ou d’une manière indirecte, l’effet est manifestement toujours le même. Nous nous mettons aussi en colère contre tous ceux qui s’opposent à notre action, ou ne la favorisent pas, ou contrarient de quelque façon que ce soit nos entreprises. Ainsi, si l’on est malade, pauvre, en guerre, amoureux, assoiffé, ou généralement possédé d’un désir qu’on n’arrive pas à satisfaire, on est irritable, prompt à se mettre en colère, surtout contre ceux qui ont l’air de ne pas s’intéresser à notre situation. Par exemple, quand on est malade, contre ceux qui dédaignent ce mal ; ou pauvre, cet état de pauvreté ; ou en guerre, la guerre en question ; quand on est amoureux, contre ceux qui se moquent de cet amour : et en général contre tous les indifférents à nos désirs. En chacun, le chemin est préparé à la colère par la passion qu’il subit. On se met également en colère quand arrive le contraire de ce qu’on espérait ; car l’inattendu déplaisant crée une rage comparable à l’émerveillement que crée l’inattendu agréable. Plus toutes ces conditions sont réunies, plus facilement est-on ému de colère : c’est dans ces dispositions que l’on est porté à la colère. On va voir maintenant contre quelles personnes la colère peut s’exercer. Contre ceux qui se moquent de nous, nous tournent en ridicule et en objet de raillerie : ils nous font ainsi affront. Contre ceux qui nous font tous les torts que des affronts peuvent nous faire, comme dans les comportements qui ne sont guidés ni par l’intérêt ni par la vengeance (on voit bien alors que c’est par désir d’outrager). Contre ceux qui dénigrent et méprisent ce que nous prenons le plus à cœur : ainsi, si on aime la philosophie, ou si on est amateur de belles formes, on se met en colère contre quiconque dit du mal de ces goûts. Dans ces cas, la colère est encore plus forte s’il y a soupçon que l’on ne possède pas vraiment cette science ou cet avantage, ou seulement à un degré tout à fait relatif, ou, pire, si même l’on passe pour ne les point posséder du tout ; si on croit au contraire avoir une supériorité incontestable dans l’objet de la raillerie, on ne s’en soucie guère. Contre ceux qui sont nos amis, plutôt que contre ceux qui ne le sont pas : car on croit devoir attendre d’eux plutôt des services que de l’indifférence. Contre ceux qui nous témoignent généralement respect et soumission, si par la suite leur attitude à notre égard vient à changer, car alors on croit qu’ils nous méprisent, au lieu de continuer à nous honorer. Contre ceux qui sont ingrats par rapport à nos bienfaits, ne nous payant d’aucune reconnaissance, et contre les inférieurs qui agissent contre nos intérêts : tous nous marquent ainsi un mépris manifeste, les uns comme si c’était nous les inférieurs, les autres comme si nos bienfaits venaient d’inférieurs. On se met en colère également contre les gens d’aucune considération : s’ils nous montrent quelque dédain, notre colère est plus vive ; car, selon notre hypothèse, la colère est excitée par le dédain de ceux qui n’ont pas le droit de nous dédaigner, et ces gens inférieurs n’ont pas cette qualité. Contre nos amis, s’ils ne disent pas du bien de nous ou ne nous en font pas, et encore plus s’ils vont jusqu’à faire le contraire, et s’ils ne s’aperçoivent pas de nos besoins : ne pas s’en apercevoir est un signe manifeste de dédain; quand on s’intéresse à quelque chose, cela ne vous échappe pas. Contre ceux qui se réjouissent de nos malheurs et ceux qui, en général, gardent bon moral dans nos malheurs : signe manifeste soit d’hostilité soit d’indifférence. Contre ceux qui ne se soucient pas de la peine qu’ils provoquent : c’est la raison pour laquelle on se met en colère contre les porteurs de mauvaises nouvelles. Contre ceux que le récit ou le spectacle de nos misères laissent sans réagir ; ils ressemblent bien à des ennemis ou à des indifférents : les amis, en effet, partagent notre peine, et normalement tous les hommes sont peinés au spectacle de leurs propres misères. Contre ceux qui nous montrent du dédain publiquement, et spécialement en présence de ceux dont nous sommes les rivaux, ou que nous admirons, ou dont nous voulons être admirés, ou que nous respectons, ou qui nous respectent ; si on se fait dédaigner en présence de ces gens-là, la colère est plus forte. Contre ceux qui marquent leur dédain envers des gens qu’il est honteux de ne pas aider, comme les parents, les enfants, les femmes, et les subordonnés. Contre ceux qui traitent par l’ironie nos préoccupations : il y a du mépris dans l’ironie. Contre ceux qui font du bien aux autres, et pas à nous : il y a aussi du mépris dans cette différence de traitement, à ne pas nous juger dignes du bien que l’on fait à tous. L’oubli, enfin, est générateur de colère, comme celui du nom, même si c’est futile : car cet oubli semble signe de dédain, puisqu’il vient d’une totale indifférence. Il est évident que l’orateur doit, par le discours, mettre ses auditeurs dans la disposition favorable à la colère, s’il veut exciter le jugement contre quelqu’un ou contre quelque chose, et représenter ses adversaires avec l’un des traits qui peuvent émouvoir la colère, ou comme coupables de paroles ou d’actes capables de la susciter.

Douceur. La douceur (ou le calme, ou l’apaisement) est à interpréter selon la théorie aristotélicienne du juste milieu : elle apparaît comme l’état moyen, et souhaitable, dont l’excès est la colère ; il est certain que cet état devrait être bordé, du côté symétrique, par une passion également excessive, dont Aristote ne parle point en tout cas dans la Rhétorique. On va d’abord voir les personnes à l’égard desquelles on est tout à fait paisible. Puisqu’on se met en colère contre ceux qui dédaignent, et que le dédain est un comportement volontaire, il est certain qu’à l’égard des personnes qui n’ont pas ce comportement vis-à-vis de nous, on reste paisible. De même à l’égard de ceux qui voulaient le contraire de ce qui s’est passé. De ceux qui sont eux-mêmes doux. De ceux qui reconnaissent et regrettent leur tort : on voit dans ce remords comme une réparation du mal qui nous a été éventuellement fait. De ceux qui s’humilient devant nous et qui ne contestent pas : ils semblent ainsi se reconnaître nos inférieurs, et les inférieurs sont dans la crainte, qui interdit tout dédain. Ceux qui prennent au sérieux nos propres préoccupations : ils semblent ainsi nous prendre au sérieux, et ne pas nous mépriser. Ceux qui nous ont fait plus de bien qu’ils n’en ont reçu de nous. Ceux qui nous sollicitent et nous demandent des services : ils s’humilient. Envers ceux qui ne sont ni outrageants, ni moqueurs, ni dédaigneux à l’égard de qui que ce soit, surtout honnêtes personnes ou personnes telles que nous. Envers ceux que nous craignons ou respectons, ou qui nous respectent. Envers ceux qui ont agi par colère : car ils ne paraissent pas avoir agi par dédain, mais sous l’effet d’une peine. Cet état de calme est évidemment l’opposé de celui de la colère ; c’est donc par la considération de la disposition du sujet que l’on peut justifier l’absence de symétrique de la colère ; de ce point de vue-là, c’est bien la colère et la douceur qui constituent totalement les deux termes de l’opposition de dispositions. On est ainsi tout à fait décontracté quand on s’amuse, quand on rit, quand on est en fête, quand tout va bien, quand on réussit, quand on réalise, en général dans l’absence de peine, le plaisir respectueux et l’espoir honorable. De même quand une colère est passée depuis longtemps ; et aussi quand, en colère contre une personne, on s’est entre-temps vengé d’une autre, fût-ce pour une offense moins grave. Par rapport à ceux que l’on a fait condamner, et par rapport à ceux qui ont subi des revers plus sensibles que ceux qu’ils auraient subis sous l’effet de notre colère : on se croit ainsi comme vengé. De même quand on se croit coupable, et justement puni, ou quand on est en présence d’individus dont l’éventuel malheur ne saurait être de leur part interprété comme un châtiment venant de nous. D’une manière générale, à l’égard de quiconque est insensible à notre propre égard ; c’est aussi le cas des morts, qui nous laissent tout à fait froids, car ils ne connaissent ni douleur ni sentiment d’aucune sorte, et sont de ce fait parfaitement hors de notre portée. Les orateurs qui veulent apaiser leurs auditeurs doivent donc tirer des arguments de ces lieux ; il faut les conduire à ces dispositions, en faisant voir que ceux qui pourraient exciter leur colère sont en réalité à craindre, ou dignes de respect, ou leur ont fait du bien, ou ont mal agi malgré eux, ou se sont pleinement repentis.

Amitié. L’amitié fait partie, avec son opposé la haine, des sentiments vivaces et tenaces qu’Aristote range dans l’examen rhétorique dès passions. La définition est claire : aimer, c’est souhaiter des biens à quelqu’un, pour lui-même et non pour soi, et, dans la mesure du possible, être porté à lui en procurer ; l’ami est celui qui aime et que l’on aime ; se croient amis ceux qui croient être l’un pour l’autre dans ces dispositions. Qui sont les amis? Ceux qui se réjouissent de nos biens et qui s’affligent de nos maux, exclusivement pour ces choses mêmes. Sont amis ceux qui voient les mêmes biens et les mêmes maux que nous, qui ont les mêmes amis et les mêmes ennemis : ils souhaitent pour ces gens les mêmes choses que nous, et ils souhaitent pour eux-mêmes les mêmes choses que pour nous-mêmes. Nous aimons normalement tous ceux qui nous ont rendu service, surtout s’il s’agit de services importants, ou dans des situations délicates, ou avec empressement, ou du moins par l’intention. Les amis de nos amis, et ceux qui aiment ceux que nous aimons. Ceux qui ont les mêmes ennemis que nous, qui haïssent ceux que nous haïssons, et ceux qui sont haïs par les mêmes que nous : tous voient le bien comme nous, et doivent a priori nous être favorables. Ceux qui sont capables de nous aider de leur argent ou en nous portant secours : on honore ainsi les libéraux, les courageux, et les justes ; on considère que de telles gens se trouvent surtout parmi celles qui ne dépendent pas d’autrui pour vivre, mais sont maîtres de leur revenus, comme tous les exploitants directs. Les modérés, parce qu’ils ne sont pas injustes ; et les réservés, pour la même raison. On souhaite être ami de ceux qu’on voit dans la même disposition mutuelle ; c’est d’autant plus intéressant si ce sont des hommes de valeur par leur vertu, ou par leur réputation, quand celle-ci est établie auprès de tous, ou des plus estimables, ou des plus estimés de nous. Avec ceux en compagnie desquels il est agréable de vivre ou de passer son temps : les gens d’un caractère facile, point critiques ni censeurs, pacifiques, et qui ne veulent pas avoir toujours raison. Avec ceux qui entendent la plaisanterie dans les deux sens, chacun pouvant dire ou subir la raillerie raisonnablement. Avec ceux qui louent nos avantages, et surtout ceux que nous craignons de ne pas avoir. Avec les gens dont toute la vie n’est qu’élégance. On est prêt à avoir aussi pour amis ceux qui ne sont pas portés à nous reprocher nos torts envers eux ni les services qu’ils nous ont rendus; ceux qui ne sont pas rancuniers; ceux qui ne disent pas du mal des autres, et ne considèrent que leur bons côtés ; ceux qui ne tiennent pas tête aux coléreux ni aux accrocheurs; ceux qui manifestent à notre égard des dispositions sérieuses : admiration ouconsidération, y compris à propos des situations où nous tenons le plus à leur estime. Ceux qui nous ressemblent et ont les mêmes désirs et les mêmes activités que nous, pourvu que cela n’entraîne ni rivalité ni concurrence. Ceux avec qui nous sommes libres dans notre comportement, dans les limites de l’honneur; ou avec qui nous aurions les mêmes indignations morales. On veut aussi être ami de ceux dont on est le rival et dont on veut exciter l’émulation sans envie, comme ceux dont on favorise l’accroissement dans la mesure où l’on n’y trouve nul inconvénient. Et ceux qui aiment autant les amis absents que les amis présents : comme on aime toujours ceux qui honorent les morts. En général, on aime les amis sûrs, qui n’abandonnent pas leurs amis. Dans les biens moraux, on privilégie l’amitié. On aime les gens dont on n’a pas peur ; et ceux qui n’ont pas honte de ne pas cacher leurs faiblesses, car la honte répugne à l’amitié.

Haine. Pour la haine, on peut en faire la théorie des contraires de l’amitié. La haine est engendrée par la colère, par l’outrage et par la calomnie. Il importe de distinguer la haine de la colère. La haine peut avoir une raison parfaitement impersonnelle : le simple caractère d’un individu peut conduire à le haïr ; en outre, elle vise également des classes ou des groupes (comme les voleurs, les calomniateurs). Elle ne se guérit pas au cours du temps ; elle porte à faire du mal (et non simplement de la peine) ; il est indifférent qu’elle se réalise au vu de celui qui hait, alors que celui qui est en colère veut voir son action ; les pires maux, comme l’injustice et la folie, sont les moins perceptibles : un vice ne blesse pas. En colère, on est en partie malheureux ; quand on hait, point du tout. En colère, on peut avoir pitié ; quand on hait, jamais. En colère, on veut que celui contre qui on en a subisse un mal ; quand on hait quelqu’un, on veut sa suppression.On peut de la sorte montrer ou réfuter la réalité ou l’apparence des relations d’amitié ou de haine entre des gens, ou expliciter leurs éventuelles raisons.

Crainte. La crainte, qui doit être de même considérée dans sa relation avec la confiance, est une des émotions centrales dans l’économie d’Aristote : on se rappelle son rôle dans la pensée de la tragédie ; il est facile de voir combien elle peut être déterminante dans l’émotion suscitée chez les auditeurs de toute action. On peut admettre que la crainte est une peine ou un trouble qui vient de l’imagination d’un mal capable d’entraîner destruction ou chagrin. On ne craint que les maux risquant d’entraîner des inconvénients graves, des pertes, et encore dans la mesure où on les voit imminents : tous les hommes savent qu’ils doivent mourir; mais comme pour chacun c’est loin, personne ne s’en soucie. Les choses qui peuvent créer ce genre d’inconvénients sont donc redoutables ; et non seulement les choses ou les faits eux-mêmes, mais aussi leurs indices, très précisément parce que l’indice signale la proximité du danger, ce qui suscite justement le sentiment de crainte. On redoute ainsi la haine et la colère de ceux qui peuvent nous faire du mal : plus manifestes sont leurs dispositions, plus imminente paraît leur action. On redoute l’injustice puissante, car c’est par décision que l’on est injuste. On redoute la vertu qui est outragée, dès qu’elle a la possibilité d’agir. On redoute la crainte de ceux qui peuvent mal faire : car on pense qu’ils se sont bien préparés. Les complices d’un forfait sont également à craindre : ils peuvent lâcher ou dénoncer. Ceux qui ont le pouvoir de commettre l’injustice sont à craindre de leurs victimes potentielles : car en général, les hommes sont injustes chaque fois qu’ils le peuvent. Il faut craindre aussi ceux qui ont été, ou qui croient être, victimes d’une injustice : car ils guettent toute occasion de récupérer. De même ceux qui ont commis des injustices, car ils ont peur d’en subir à leur tour. Les compétiteurs d’un même bien qui ne saurait être partagé. On doit se méfier aussi de ceux qui sont redoutables pour des gens encore plus considérables ; de ceux qui sont venus à bout de gens plus forts, ou même de gens plus faibles (car ils risquent de devenir plus forts). Enfin, il faut surtout redouter, parmi ceux à qui nous avons fait du tort et qui nous sont hostiles, non pas les emportés et les violents, mais les calmes, les hypocrites et les fourbes, dont on ne sait jamais si la réaction est ou non imminente. Et c’est bien pire si l’on est responsable d’un mal quasiment irréparable : car la crainte que l’on doit avoir de la victime est égale à la pitié qu’elle excite par ailleurs. Quant à la disposition où l’on éprouve ce sentiment, on remarquera d’abord qu’il est étranger à ceux qui se croient invulnérables en tout, vis-à-vis de tous, et toujours. Inversement, éprouvent de la crainte ceux qui se croient exposés à des dangers, en quoi que ce soit, de la part de qui que ce soit, en quelque temps que ce soit. On se croit invulnérable quand on est dans une grande fortune, ou que l’on paraît en jouir, comme au contraire quand on croit avoir subi les pires maux, et ne plus rien pouvoir attendre : car on n’est dans l’angoisse que s’il y a quelque espoir, et on réfléchit un tant soit peu quand on est dans la crainte, mais plus du tout dans le désespoir. Quand on veut faire ressentir de la crainte aux auditeurs, il faut donc les mettre dans ces dispositions ; on leur fait voir qu’ils peuvent souffrir, que des gens plus considérables qu’eux ont souffert, et dans des circonstances apparemment imprévisibles.

Confiance. La confiance est l’opposé de la crainte. On se représente, dans une éventuelle situation d’incertitude, que l’espoir du salut est proche, ou que les causes de crainte sont inexistantes ou fort éloignées. C’est ce qui se produit quand apparaît la possibilité de redresser son état, ou l’abondance des aides ; de même quand on a toujours été à l’écart de l’injustice (ni exercée ni subie), ou que tous les compétiteurs sont des amis. On est généralement dans cette disposition quand on pense avoir toujours réussi, n’avoir jamais subi d’échec, ou s’être bien tiré des mauvais pas ; quand on ne connaît pas la réalité des dangers, pour n’en avoir pas fait l’expérience, ou quand on est sûr du secours, comme ceux qui n’ont pas peur de la mer pour ne connaître point la tempête, ou pour être certains d’être secourus. De même, quand l’objet qui pourrait nous faire craindre ne semble redoutable ni à des gens moins importants que nous ni à des gens comme nous ; ou dans la mesure où nous nous sentons les plus forts, sous quelque aspect que ce soit approprié à la situation. De même si nous avons la conscience tranquille, ou à peu près tranquille, surtout si nous n’avons rien à nous reprocher envers les gens qui pourraient nous inspirer de la crainte. Et quand on a l’impression que l’on n’a rien à perdre dans ce que l’on entreprend.

Honte (ou sentiment de l’honneur). Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la honte est bien effectivement, pour Aristote, une passion, car c’est un ressentiment, et non une vertu. On admet que c’est une peine, un trouble, relatifs aux vices qui paraissent entraîner la perte de réputation. On l’éprouve donc à propos de tout ce qui est méprisable ou en nous-mêmes ou en ceux qui comptent pour nous : ainsi, tous les actes qui viennent d’un vice, comme la désertion ou la fuite, qui viennent de la lâcheté. De même le vol ou la prévarication, qui viennent de l’injustice ; avoir des relations sexuelles dans des circonstances et dans des situations inconvenantes, ce qui vient d’un dévergondage immaîtrisable ; tirer profit de petitesses ou d’infamies, ou de gens sans défense, comme des pauvres ou des morts, ce qui est signe d’avarice et de mesquinerie ; ne pas aider de son argent, ou au-dessous de ses possibilités, ou se faire aider par des moins riches que soi ; emprunter quand on croit qu’on va nous demander de l’argent, en demander quand on croit qu’on va nous en réclamer pour le rendre, en réclamer pour qu’on nous le rende quand on croit qu’on va nous en demander, faire un éloge à seule fin de faire croire qu’on va demander ce qu’on loue, et n’en plus faire cas si l’on n’en a rien eu : autant de signes de mesquinerie. Et louer les gens devant eux, exagérer leurs mérites, atténuer leurs faiblesses, témoigner devant quelqu’un d’une indiscrète compassion à ses malheurs : c’est signe 'de flatterie. Ne pas supporter les fatigues supportées par des gens plus faibles, comme les vieillards ou les amateurs de confort : signe de mollesse ; être souvent obligé par d’autres, et leur en vouloir pour cela : bassesse et vilenie. Ne parler que de soi, se faire fort de tout, et ne rien dire des autres : vantardise. De même, sont honteux tous les comportements liés à des dispositions vicieuses, ou qui leur ressemblent ou qui les révèlent; inversement, il est honteux de ne pas partager les mêmes qualités que celles de la plupart de ses semblables. Et surtout si tous ces travers paraissent venir de notre faute personnelle. La honte nous prend aussi quand notre corps est soumis à l’arbitraire ou à l’indignité, ou à la violence ; et quand on s’expose à l’intempérance, signe de grande lâcheté. La honte est donc l’idée que l’on est perdu de réputation ; puisqu’il s’agit de cette idée seulement, et non pas des conséquences éventuelles des faits, et que c’est uniquement les gens qui se font une opinion qui comptent, et non pas l’opinion en soi, on n’a de honte que par rapport aux gens dont on fait cas. On fait cas des gens qui nous considèrent, que l’on considère, de qui l’on veut être considéré, de nos compétiteurs, de ceux dont l’opinion compte pour nous. La considération, avec le désir de considération mutuelle, joue à l’égard de tous ceux qui ont quelque avantage honorable, comme dans les relations d’amour, de rivalité, ou dans la reconnaissance d’une supériorité de sagesse ou d’éducation. C’est surtout manifeste dans les comportements exposés au public. On a honte aussi devant ceux qui n’ont pas d’indulgence pour les fautes qu’ils voient commettre ; devant les bavards impénitents, comme les victimes et les mauvaises langues ; et devant ceux qui passent leur temps à viser les méfaits d’autrui, comme toutes ces mauvaises langues de moqueurs satiristes. Et devant ceux qui ne nous ont jamais vus en échec : ils nous admirent en quelque sorte ; ceux qui nous demandent un service pour la première fois, ou qui veulent être nos amis : nous sommes comme vierges de défaut à leur idée ; et devant ceux qui nous connaissent depuis longtemps sans rien savoir de mal sur nous ; et chaque fois, la honte peut naître aussi bien des actions, que de leurs images, ou de paroles. Dans l’ensemble, il s’agit de personnes à qui on attache de la considération, même si celle-ci est variable, et suscite en conséquence, éventuellement, des sentiments de honte également variables, selon le degré de proximité ou d’éloignement. D’une manière générale, c’est l’exposition au regard ou à la connaissance de gens pour nous tant soit peu considérables, ou auprès de qui nous sommes tant soit peu considérables, qui peut éveiller la honte. S’il s’agit de traiter ou d’exciter en revanche du ressentiment opposé, l’impudence, on prend tous ces lieux par leurs contraires.

Obligeance. On admettra que l’obligeance est le sentiment qui pousse celui qui a l’avoir ou le pouvoir à venir en aide à celui qui est dans le besoin, sans aucun intérêt personnel ni pour aucune raison que l’avantage de l’obligé; l’obligeance est extrême si le service est rendu dans un besoin extrême, pour des faits importants, dans des circonstances graves, ou si l’on est le premier, ou le seul, ou le plus important bienfaiteur. Les besoins concernés sont les désirs pénibles quand ils ne sont pas satisfaits, comme l’amour, ou les besoins dans les dangers et dans les violences ; d’où la grande reconnaissance que l’on éprouve envers les obligations, même minimes, reçues dans la pauvreté ou dans l’exil. L’obligeance doit être prouvée selon ces arguments : nature de la situation d’exercice, qualité de la motivation ; on peut, en cas inverse, prouver l’absence de toute obligeance : pur hasard, échange réciproque, but intéressé.

Pitié. On en arrive à cet autre ressort fondamental de l’argumentation et de la littérature tragique. On admettra que la pitié est un sentiment de peine qui naît au spectacle d’un mal qui détruit ou qui afflige quelqu’un injustement, de manière qu’on s’imagine susceptible d’en être semblablement affecté soi-même ou dans ses proches, et dans des circonstances où les faits sont près de nous ; en effet, pour éprouver la pitié, il faut absolument penser être susceptible de subir quelque mal, dans sa personne ou dans celle de l’un des siens. La pitié ne touche ni ceux qui sont complètement perdus (ils s’imaginent avoir atteint les limites du malheur), ni ceux qui s’imaginent dans les félicités (ils sont outrageux) : s’ils s’imaginent avoir acquis tous les biens, il est manifeste pour eux que, parmi ces biens, est compris celui d’être hors de portée du malheur. Au contraire, se croient exposés aux revers : les gens qui ont déjà subi des malheurs, et qui s’en sont sortis ; les vieillards, à cause de leur sagesse et de leur expérience ; les faibles, les timides, les instruits (car ils calculent) ; ceux qui ont des parents, des enfants, une femme ; ceux qui ne sont ni dans un accès de colère ou d’arrogance, ni de violence (tous ressentiments qui ôtent la faculté de réflexion), ni de terreur (l’abattement interdit la pitié et se concentre sur sa propre obsession). Encore faut-il croire qu’il y a des gens honnêtes : en cas contraire, on croira que les malheurs sont universellement mérités. On peut préciser les objets de la pitié (tout ce qui détruit ou amoindrit, dans les douleurs et l’affliction, y compris les maux qui viennent de la fortune). Ainsi, la mort, les tortures, les mauvais traitements, la vieillesse, les maladies, le manque de nourriture ; le manque d’amis, la solitude, la laideur, le manque de santé, l’infirmité, le mal arrivant à la place du bien attendu - surtout si tout cela s’accumule ou se répète ; un grand bien qui arrive trop tard (après un mal irréparable) ; un lot perpétuel et ininterrompu de malheurs, ou des biens complètement vains. On ressent de la pité pour les gens que l’on connaît, mais pas les tout proches, car en ce cas c’est comme si c’était nous-mêmes ; on risque alors d’être confronté plutôt à un sentiment d’horreur, comme dans un péril total qui nous accablerait nous-mêmes. On ressent en général de la pitié pour ses semblables sous quelque point que ce soit : âge, mœurs, caractère, dignité, origine ; il est manifeste que tout ce qui touche de telles affinités peut arriver à chacun, et l’on est d’autant plus prêt à la pitié. C’est la proximité qui mesure la pitié : on ne s’en émeut nullement, ou très inégalement, lorsqu’il s’agit de maux lointains, dans l’espace ou dans le temps; on est ainsi encore plus sensible au comportement des gens qui mettent les malheurs comme sous les yeux, en jouant en outre de la voix et de l’habit. On s’émeut encore davantage de ce qui vient d’arriver ou de ce qui va arriver : les signes des malheurs sont donc émouvants, comme les habits de ceux qui souffrent, leurs actions, leurs paroles, surtout de gens en train de mourir, ce qui est renforcé si ce sont des gens honnêtes. Dans ces cas, la pitié est à la mesure de l’immédiateté et de la proximité des périls, et du caractère immérité des souffrances. Les remarques sur la pitié font évidemment penser aux développements sur les ressorts de la tragédie ; où l’on voit combien, dès la plus ancienne, c’est-à-dire la plus fondamentale théorie, sont unis le rhétorique et le littéraire.

Indignation. L’opposé de la pitié est l’indignation : on souffre de voir des malheurs subis injustement, de la même façon et sous l’empire du même caractère dont on souffre de voir le succès immérité. Et ces deux sentiments sont moraux, car ils sont fondés sur l’appréciation du mérite ; c’est pour cela que, dans l’Antiquité, les dieux peuvent être normalement saisis d’indignation. On pourrait croire que l’envie, qui s’oppose également à la pitié, est proche de l’indignation : c’est un trouble douloureux à l’occasion du succès d’autrui ; or l’envie ne se ressent pas vis-à-vis de gens indignes de succès, mais uniquement par jalousie vis-à-vis de gens dont on se juge trop égal. Quoi qu’il en soit, dans toutes ces émotions, doit jouer la seule considération du prochain, plutôt que l’attention à soi-même, sous peine de voir surgir un autre sentiment, comme la terreur ou la crainte. Et tous ces sentiments ont leurs symétriques inverses. Quand on est peiné par le spectacle des malheurs immérités, on ne l’est point du tout, on se réjouit même à celui des malheurs mérités, comme les châtiments des criminels, qui doivent charmer tout honnête homme, de la même façon que les succès mérités : l’équité se reconnaît en ces situations. Inversement, le même caractère portera à se réjouir du malheur d’autrui et à envier ses succès : la peine ressentie devant un bien naturellement acquis se changera en joie devant la perte ou la ruine de ce bien. Ces sentiments, quoique différents entre eux, sont tous des obstacles à la pitié ; il faut donc les exciter, quand on veut sur quelque objet fermer l’accès à la pitié.

On ne s’indignera donc pas de toutes sortes de bonheurs ni de biens, notamment point contre ceux qu’ont acquis la justice, le courage, ou la vertu, ni contre les biens naturels comme la noblesse ou la beauté ; mais plutôt à l’encontre de biens comme la richesse ou le pouvoir (que seule mérite la vertu). Et comme l’Antiquité ressemble à l’inné, entre deux bénéficiaires des mêmes avantages, on a bien plus de rancoeur contre les plus récents : on supporte plus mal les nouveaux riches, comme on en veut davantage à tous ceux dont le pouvoir, la fortune, la famille et les relations sentent trop le neuf. Dans l’ensemble, on s’attend à une affinité entre les avantages et les dispositions des gens : comme une forte puissance militaire avec des soldats courageux, ou un beau mariage entre des gens de grande naissance ; on a donc le sentiment que certains biens sont naturels aux uns, et comme postiches aux autres, et l’on s’indigne dans ce dernier cas. On établit ainsi spontanément une hiérarchie des valeurs et des états, dont le trouble excite légitimement l’indignation. En conséquence, on est porté à ce ressentiment quand on est soi-même en pleine réussite, et de façon bien méritée ; quand on est vertueux et de grande moralité, ce qui conduit à bien juger et à détester l’injustice ; quand on a de l’ambition, et que l’on ne supporte pas de voir quelque faveur ou quelque avantage partagés par l’indignité d’autrui. Les lâches, les misérables, les gens de rien ne sont guère susceptibles d’une pareille passion. C’est au vu de ces différentes dispositions, selon le mérite des personnes et l’appréciation de leur situation, que l’on peut gérer la conduite de son discours : en fonction de l’orientation de son propos, on peindra les gens et les faits comme dignes de pitié ou d’indignation, et les juges seront presque automatiquement entraînés à l’un ou à l’autre ressentiment.

Envie. L’envie est un ressentiment de douleur psychologique forte devant le succès des autres, dans la mesure où ceux-ci paraissent nos égaux, non que l’on pense être spolié par leur bonheur, mais du fait de la seule considération de ce bonheur en soi. Cette égalité, réelle ou imaginaire, est une condition nécessaire au sentiment de l’envie : elle concerne aussi bien la famille, l’âge, le caractère, l’assise, la situation. L’envie touche aussi ceux qui ont presque tout : le moindre avantage des autres leur paraît insupportable, c’est comme si on voulait leur enlever quelque chose. On est surtout saisi de cette passion quand on est glorieux : par des honneurs exceptionnels, pour sa sagesse, pour son succès, pour son ambition ; mais également, et inversement, si l’on a l’âme vile, car tout semble trop grand. On a donc de l’envie à propos de tout ce qui peut conférer tant soit peu d’avantages ou de supériorité : bien, dignité ou action, tout ce qui chatouille et flatte le désir d’ambition, de considération, de vanité ou de gloire. C’est pour cela que l’envie ne se ressent qu’à l’égard des plus proches et des plus semblables (les égaux), et jamais à l’égard des éloignés, des absents, ni des morts, pas plus qu’à l’égard des très inférieurs ni des très supérieurs. On envie tous ceux qui sont en situation d’être nos rivaux (par exemple en amour). On envie ceux qui, étant comme nous, ont mieux réussi que nous : leur succès est pour nous un reproche permanent qui suscite en nous l’envie. On envie ceux qui jouissent d’un bien qui, croit-on, nous revenait, ou que nous n’avons plus : les vieux envient ainsi les jeunes ; et quand on acquiert un bien à un prix fort, on a de l’envie pour ceux qui l’obtiennent pour presque rien. On voit ainsi dans quelle disposition les personnes qui sont habitées de cette passion peuvent être contentes ou furieuses : à l’orateur de les exciter à volonté par les couleurs qu’il donnera à son sujet, selon ses visées.

Émulation. L’émulation est un ressentiment de tristesse à la considération des avantages ou des supériorités d’autrui ; mais ce sentiment n’est point excité par l’idée que ces avantages seraient immérités ou injustifiés, ni même par dépit de les voir acquis au bénéfice de tel ou tel, mais exclusivement parce qu’on n’en jouit pas soi-même alors qu’on s’en trouve également capable. C’est donc un sentiment honorable ; on ne l’éprouve qu’à propos de biens que l’on n’a pas, et que l’on se croit capable d’obtenir. Les plus sujets à cette passion sont les jeunes gens et les êtres généreux; et tous ceux qui possèdent les biens prestigieux : la fortune, la considération et le pouvoir : ils pensent qu’ils doivent être vertueux, et que tous ces biens conviennent à des hommes vertueux; et ceux qui bénéficient de l’estime générale, pour eux-mêmes, ou pour leur lignage, leur famille, leur maison, leur nation ou leur pays. Tous pensent ainsi mériter les grands biens et font effort pour les garder ou pour les obtenir, car ils pensent aussi tous qu’ils se doivent ce mérite et cet effort à eux-mêmes. Et parmi ces avantages si dignes d’exciter l’émulation des gens libères figure au premier rang l’ensemble des vertus, notamment le désir de faire du bien aux autres : on honore les bienfaiteurs et les hommes de haute vertu. La beauté fait partie de ces biens honorables, plus que la santé, car c’est une parure dans la société. On ressent de l’émulation à l’égard de tous ceux qui ont une excellence ou une supériorité éminente, en valeur, en sagesse, en pouvoir; ceux à qui beaucoup de gens veulent ressembler ou portent de l’admiration ; ceux qui font l’objet d’éloges écrits par les poètes ou illustrés par les artistes. Le contraire du sentiment d’émulation est le mépris : on méprise ceux qui estiment l’inverse de ce que briguent les généreux, et ceux qui sont injustement favorisés par la fortune. Aristote étudie ainsi les passions, que l’on considérera plutôt comme des sentiments ou des ressentiments incontrôlés et spontanés. Ce sont aussi des lieux, et même l’une des bases essentielles de l’argumentation. Ce discours aristotélicien des passions, qui constitue le fonds culturel à la fois le plus profond, le plus fécond et le plus prestigieux sur le sujet, illustre à merveille les relations entre la rhétorique, l’art littéraire, et la morale sociale. On n’oubliera pas d’autre part que s’est développé, vers la fin de l’époque classique, un style de la passion, tel qu’on peut en lire des exemples dans certaines pages de Rousseau ou de Diderot, entre autres. Il est caractérisé par l’usage abondant et mêlé d’un mixte de phrases verbales et non verbales, plutôt courtes, segmentées, antithétiques, interrogatives, exclamatives, intensives, destinées à former l’expression d’une figure macrostructurale de second niveau, c’est-à-dire un lieu, correspondant à l’évocation d’un prétendu langage de cris ou de soupirs, signes apparents de l’idée des passions. C’est par la réflexion sur ce style de la passion que l’on peut faire le point sur une vieille problématique rhétorique concernant les passions. Il y a les passions qui touchent la première personne, celle de l’orateur, celui qui parle (ou qui écrit) ; et il y a les passions qui touchent la deuxième personne, celle des auditeurs, ceux qui doivent être persuadés. Pour les derniers, il faut les manipuler, et la question est radicalement positive : c’est de l’action psychologique. Dans la première catégorie, se pose la question de la sincérité de l’orateur (question encore plus patente pour l’écrit), dans la mesure où l’essentiel est de donner l’impression de ressentir telle ou telle passion, utilement pour son propos. Comme les passions sont contagieuses, l’autorité de celui qui parle infléchira forcément sur son propre état l’état sentimental de ses auditeurs. Les passions sont exprimées par le ton de la voix, et par tout ce qui a trait à l’action, ainsi que par des figures et des lieux appropriés. La passion révélée, traduite et propagée correspond à une détermination psychophysiologique, liant l’esprit et le corps, le spirituel et le physique, moulée dans des formes topiques également répertoriées et constituant à la fois comme l’anatomie et la vie charnelle de la culture sociale.

=> Éloquence, oratoire, orateur; partie, action, narration, péroraison; niveau, style, genre; autorité, persuasion, instruire, toucher; cause, preuve ; figure, macrostructurale, lieu; moeurs.




Passions L’amour, la jalousie, l’ambition, le désir de gloire, la haine, l’avarice sont parmi les passions le plus souvent dépeintes. Employé absolument, le mot passion désigne l’amour. 1 La sagesse antique (cf. Sage) et la morale chrétienne considèrent les passions comme des preuves de faiblesse et des causes de désordre : Pascal, Pensées; La Rochefoucauld, Maximes; La Fontaine, Fables, XII, 1 (Les Compagnons d’Ulysse). Cf. Souffrance, 1, a et 2, a. 2 Les morales héroïques exaltent cependant certaines passions (amour, honneur, ambition, désir de surpassement) comme autant de signes de la qualité d’une âme : cf. Énergie, 1, b. 3 À partir du XVIIIe siècle, du fait de la valorisation de la ‘sensibilité, les passions fortes trouvent leur justification et leur dignité dans leur sincérité : Prévost, Manon Lescaut; Hugo, Hernani, Ruy Blas; Dumas, Antony; Stendhal, Le Rouge et le Noir, La Chartreuse de Parme; Mérimée, Colomba, Carmen; Musset, Poésies nouvelles. La passion devient même l’excuse de l’immoralisme ou du crime ; mais la condamnation traditionnelle des effets de la passion subsiste même chez ceux qui en peignent la force fascinante : Hugo, Notre-Dame de Paris (Claude Frollo) ; Balzac, La Peau de chagrin (Raphaël de Valentin), Eugénie Grandet (Grandet), La Fille aux yeux d’or (prologue), Illusions perdues (Lucien de Rubempré, Coralie), Splendeurs et misères des courtisanes (Lucien, Esther, Vautrin-Herrera), La Cousine Bette (Bette, le baron Hulot); Barbey d’Aurevilly, Les Diaboliques. 4 À partir de Flaubert, la tendance à l’analyse clinique et à la peinture réaliste dépouille souvent les passions de leur prestige pour ne laisser subsister que leurs manifestations douloureuses et dégradantes : Flaubert, Madame Bovary, L’Éducation sentimentale; Concourt, Germinie Lacerteux; Zola, La Curée, La Terre; Maupassant, Contes et nouvelles; Proust, À la recherche du temps perdu (Swann, le narrateur) ; Mauriac, Thérèse Desqueyroux, Le Nœud de vipères.

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