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paralogisme

Le paralogisme est un enthymème apparent, c’est-à-dire non rigoureusement fondé, appuyé sur un raisonnement faux. La réflexion sur les paralogismes s’est historiquement développée à propos des analyses d’Aristote contenues dans les Réfutations sophistiques, c’est-à-dire dans une partie de l'Organon qui traite des arguments spécieux utilisés par les sophistes : il s’agit de pouvoir les démonter. Il faut donc connaître les principaux lieux sur lesquels sont construits ces enthymèmes apparents. On distingue quelquefois deux types de ces lieux-là : ceux qui sont fondés sur l’expression et ceux qui sont proprement fondés sur le raisonnement. Dans la Rhétorique, Aristote insiste surtout sur les seconds.
Expression. Seuls, deux lieux de l’expression sont présentés. Homonymie. Le lieu de l’homonymie est un lieu de l’équivoque des mots ou des locutions. Il est à l’œuvre quand le nom peut avoir plusieurs sens, aussi communément admis les uns que les autres ; quand à un sens commun on substitue un sens possible mais rare ; quand la réunion de plusieurs termes univoques en un seul tour crée une ambiguïté de signification. L’exemple le plus fameux est celui du chien. On fait l’éloge du chien en alléguant la constellation du chien, ou en transposant l’avantage d’avoir un chien à la dignité prétendue d’être chien. Enthymème tronqué. Il est très important de bien voir en quoi consiste l’aspect expressif, et non logique, de ce second lieu de l’expression. On formule, dans un raisonnement d’apparence syllogistique, une conclusion, alors qu’on n’a pas procédé à la réalisation de toutes les étapes du raisonnement ; ce qui veut dire qu’on énonce la fin d’une déduction complète qu’effectivement on ne réalise ni ne produit nullement. Pour donner à l’expression un tour syllogistique, on s’applique à énumérer tout ce qui peut fournir un point initial : il a sauvé les uns, secouru les autres, libéré les Grecs; et l’on donne immédiatement après cette énumération forte une conclusion, soit pour l’action soit pour le jugement, qui paraît s’imposer de sa contiguïté et n’est cependant appuyée sur aucun raisonnement. On exploite ainsi la valeur et l’effet d’une expression concise, éventuellement antithétique, qui ressemble à l’allure d’un enthymème : mais il n’y a point d’enthymème (sinon apparent). Aristote précise : une telle manière de s’exprimer (concision et rapprochement antithétique) est le domaine de l’enthymème : il semble bien que ce genre de paralogisme vienne de la forme de l’expression. On ne saurait davantage insister sur la détermination proprement verbo-formelle du tour. Il manque une étape dans le cheminement argumentatif, ce qui anéantit la valeur du raisonnement; mais l’aspect stylistique du discours a des caractères de l’expression complète, ce qui induit à se laisser prendre.
Raisonnement. Aristote développe huit lieux d’ordre logique. Réunion-séparation. On manipule des phrases comme celles-ci : pouvoir, étant assis, marcher et, n écrivant pas, écrire. Le sens est différent selon que l’on sépare ou que l’on regroupe les termes : pouvoir marcher assis; de même sur écrire et n’écrivant pas : il a la faculté d’écrire en n’écrivant pas - il a, même quand il n’écrit pas, la faculté d’écrire. Les sens sont en réalité tout à fait différents. Ainsi, on argumente en réunissant ce qui est séparé et en séparant ce qui est uni : souvent, une chose présentée de la sorte semble être la même, bien qu’elle ne le soit pas ; on prend l’aspect le plus intéressant pour son propos. Par exemple, on dira, parlant d’un remède, que si la dose double rend malade, la simple n’est pas bonne, car on ne voit pas que deux moitiés bonnes feraient un tout mauvais ; ou au contraire, une dose simple étant bonne, le double sera forcément bon, car la multiplication du bon ne saurait produire du mal. Dans tous les cas, le paralogisme consiste à faire comme s’il y avait homologie ontologique ou existentielle entre l’ensemble et les éléments.
Exagération. C’est un lieu redoutable, si l’on n’y prend garde. Il consiste en ce que, par rapport à un fait contesté, on passe aussitôt à un grand discours sur l’excellence ou sur l’horreur de ce fait, selon un procédé d’exagération ou d’amplification systématique, de manière à toucher vivement l’auditoire, à influencer violemment l’interlocuteur, à ébranler tout le monde d’une forte émotion, alors qu’on n’a pas seulement prouvé l’existence ou la réalité du fait. Puisqu’on en exagère avec tant de fougue la portée, on a tendance à en admettre implicitement l’existence.
Indice. Ce lieu est plus facile à déjouer, non qu’il ait une apparence logique plus faible que le précédent (ce serait même plutôt le contraire), mais parce qu’il ne repose pas essentiellement sur une manipulation pathétique des auditeurs, qui peuvent donc (et doivent) garder l’esprit froid et vif. L’exemple d’Aristote est agréable. C’est comme si on disait les amants sont utiles aux cités, puisque c’est l’amour d’Harmodios et d’Aristogiton qui a renversé le tyran Hipparque. C’est vrai qu’Harmodios et Aristogiton ont assassiné le tyran d’Athènes; c’est vrai qu’ils étaient amants; c’est vrai que l’action a été motivée par le désir amoureux de l'un de venger l’affront fait à son bien-aimé : mais on ne peut, de cette suite de consécutions, tirer aucune généralisation concernant l’intérêt public des relations érotiques entre les citoyens. On pourrait aussi bien soutenir, autrement, que tel individu est adultère, sous le prétexte qu’il s’habille avec raffinement et qu’il est noctambule : deux traits qui peuvent occurremment s’appliquer à un adultère, mais ni nécessairement ni, surtout, spécifiquement.
Accident. Le paralogisme de l’accident se fonde sur le postulat qu’un attribut quelconque appartient pareillement à la chose (dont on parle) et à un de ses accidents. De ce qu’une même chose a plusieurs accidents, il ne s’ensuit pas qu’ils appartiennent tous à tous les sujets auxquels on peut rapporter la chose. Par exemple, on a dit, à propos d’une expédition militaire, que l’armée des uns a été sauvée par l’action des rats, qui rongèrent les cordes des arcs de l’armée ennemie : d’où l’on conclut à la grande utilité et dignité des rats. La conclusion n’est pas valable : car c’est un pur accident, à la fois de la situation stratégique des deux armées, et du comportement local de ces rats, qui a abouti à l’événement évoqué ; on ne peut donc rien en déduire sur l’intérêt militaire des rats.
Consécution. On croit, ou l’on feint de croire à une réciprocité de l’antécédent et du conséquent : or, ce n’est pas toujours le cas. Ainsi, quand l’antécédent étant, le conséquent est nécessairement, on s’imagine que le conséquent étant, l’antécédent est aussi nécessairement. Les conclusions fausses de ce lieu concernent souvent les sensations : de ce que l’humidité du sol est la suite nécessaire de la pluie, on admet que, lorsque le sol est humide, c’est qu’il a plu (ce qui n’est absolument pas nécessaire). Si l’on a en outre tendance à la déduction, on retrouvera sous cet aspect le lieu de l’indice : du fait que Pâris Alexandre, méprisant la compagnie de la foule, vivait seul sur le mont Ida, et que c’est là le comportement conséquent et quasi nécessaire des gens magnanimes et supérieurs, on conclut que Pâris Alexandre avait l’esprit magnanime et supérieur, ce qui n’a aucune nécessité (il pouvait bien vouloir ou devoir rester seul à l’écart sur la montagne pour une tout autre raison).
Confusion de la causalité et de la temporalité. C’est un lieu essentiel et fréquent ; Aristote précise même plaisamment qu’il est particulièrement appliqué par les hommes politiques : on voit combien Aristote est notre contemporain ; il faudrait simplement ajouter aux hommes politiques tous les leaders, vendeurs et argumentateurs divers. La confusion est évidemment ou involontaire ou volontaire. On donne comme cause ce qui n’est pas une cause, mais une simple contiguïté chronologique (simultanéité ou suite). Par exemple, l’orateur attique Démade imputait tous les revers d’Athènes à la politique de Démosthène : c’est que la guerre suivit. C’est le même procédé qui fait tout le sel des ultimes propos de Pangloss à Candide à l’extrême fin de Candide : l’enchaînement des aventures et des événements précédant l’heureuse et pacifique installation finale n’est surtout pas la cause (mais plutôt la concession, si l’on ose dire) de ce repos enfin obtenu : c’est simplement ce qui s’est passé avant.
Omission de deux déterminations catégoriques : quand et comment. L’omission vient d’un manque de complétude dans la conduite du raisonnement. Il s’agit de parler d’une seule et même chose, du nom même et pas d’un synonyme, des données nécessaires et pas de données connexes ni impliquées, au même point de vue, sous le même rapport, dans le même temps, au même sens. Si on ne respecte pas ces conditions, on peut arriver à faire croire qu’on prouve n’importe quoi, par exemple que le double et le non-double sont identiques. Concrètement, c’est surtout par rapport au quand et au comment que ce paralogisme est susceptible d’être mis en oeuvre en rhétorique. Par exemple, si l’on soutient que Pâris Alexandre avait le droit d’enlever Hélène, sous le prétexte que son père l’avait laissée libre du choix de son époux : mais cette liberté ne s’étendait pas également toujours, elle était limitée à la première fois. L’omission du quand détruit l’argument.
Absolu et particulier. Ce grand et redoutable lieu se rapproche du précédent, dans la mesure où il s’agit d’une manipulation concernant la complétude de la conduite argumentative. Prenons les exemples d’Aristote, qui sont à la fois beaux et de vaste portée. C’est comme si on dit que le non-être est, attendu que le non-être est non-être ; et que l’inconnaissable peut être objet de science, attendu que la proposition l’inconnaissable est inconnaissable est un objet de science. Il est certain que le verbe être d’un côté, et l’expression objet de science de l’autre ne sont pas pris à chaque fois avec la même valeur : ou absolument, ou particulièrement (pour le verbe être, c’est ou exister ou la copule prédicative). On doit citer tout le développement particularisant que fait alors Aristote de ce lieu, à propos du sens, ou absolu ou singularisé, du mot vraisemblable. Soit la phrase suivante : Tout ce qu’on peut dire de vraisemblable, c’est qu’il arrive aux mortels bien des choses invraisemblables. En effet, l’invraisemblable arrive ; donc ce qui est invraisemblable est vraisemblable. Mais en réalité, pas absolument ; car il faudrait ajouter : dans quelle mesure, sous quel rapport, de quelle manière; ici, il s’agit de la vraisemblance considérée non comme vraisemblance absolue, mais comme vraisemblance particulière. Si un homme ne donne pas prise à l’accusation dirigée contre lui, si par exemple un homme faible est poursuivi pour sévices et voies de faits, il se défendra en disant qu’il n’est pas vraisemblable qu’il soit coupable ; mais si l’inculpé donne prise à l’accusation, si par exemple il est fort, il se défendra en disant qu’il n’est pas vraisemblable qu’il soit coupable, parce qu’il était vraisemblable qu’on le croie coupable. En réalité, l’un des cas est réellement et absolument vraisemblable ; dans l’autre cas, il ne s’agit que d’un vraisemblable nettement médiatisé et relatif. Ce n’est qu’un leurre, un faux semblant de vraisemblable qui permet en l’occurrence de rendre le plus faible argument apparemment le plus fort : il y a simplement - mais avec quelle efficacité ! - glissement d’une valeur absolue d’un mot à une valeur relative très particularisée. Nulle part mieux qu’avec l’examen de ces lieux des enthymèmes apparents on ne comprend plus clairement la dialectique du moral et du radical, de l’équité et du technique, dans les œuvres de la rhétorique. Tous ces lieux servent donc à tromper, car ils sont fondés sur un vice logico-verbal : il importe de les connaître pour les dévoiler et pour ruiner l’effet qu’ils doivent produire. Il y a une morale de la technique.


PARALOGISME nom masc. - Faux raisonnement fait involontairement et donc sans intention d’induire autrui en erreur. ETYM. : du grec paralogismos ; le radical para = « à côté ».
Le paralogisme se distingue du « sophisme » qui traduit la malveillance de son auteur : dans le cas du sophisme, on cherche à tromper autrui en lui présentant comme juste un raisonnement, alors qu’on sait qu’il ne l’est pas.