palinodie
La palinodie peut être considérée comme une figure macrostructurale de second niveau, c’est-à-dire comme un lieu ; on admettra que, la plupart du temps, plus qu’un tour précisément argumentatif, ce lieu apparaît surtout comme un comportement dramatique, ce qui n’exclut d’ailleurs pas absolument toute portée argumentative. Il se pose en réalité un problème d’approche et de définition, pour bien situer la valeur du terme. Celui-ci, on le sait, a une histoire aussi poétique que rhétorique. Il désigne proprement un discours qui se rétracte, un discours qui dit le contraire d’un discours précédent, prononcé par le même locuteur, sur le même sujet, en principe adressé aux mêmes récepteurs. On est bien en pleine rhétorique ; mais ce type de lieu a pu former la base d’un genre littéraire de soi seul constitué. On l’envisage donc ici exclusivement en tant que stéréotype logico-discursif (comme système topique). Ce qui est intéressant, c’est son emploi dans le discours littéraire ; voici un exemple repérable à travers un groupe d’extraits rassemblés dans une suite assez contiguë de La Veuve de Corneille. À l’acte II, scène 2, la Nourrice, parlant à la jeune et jolie veuve Clarice de son beau soupirant Philiste, s’exprime en ces termes :
Madame, mon avis au vôtre ne résiste Qu’en tant que votre ardeur se porte vers Philiste. Aimez, aimez quelqu’un, mais comme à l’autre fois Qu ’un lieu digne de vous arrête votre choix. Je ne remarque en lui rien que de fort commun Sinon qu’il est un peu plus qu’un autre importun. Ce cajoleur rusé qui toujours vous assiège A tant fait qu ’à la fin vous tombez dans son piège. Il aime votre bien et non votre personne. Hélas ! si vous pouviez un peu vous refroidir Pour le considérer avec indifférence, Sans prendre pour mérite une fausse apparence, La raison ferait voir à vos yeux insensés Que Philiste n ’est pas tout ce que vous pensez. Madame, croyez-moi, j’ai vieilli dans le monde. J’ai de l’expérience, et c’est où je me fonde, Éloignez, s’il vous plaît, quelque temps ce charmeur, Faites en son absence essai d’une autre humeur, Pratiquez-en quelque autre, et désintéressée Comparez-lui l’objet dont vous êtes blessée, Comparez-en l’esprit, la façon, l’entretien, Et lors vous trouverez qu’un autre le vaut bien.
À la scène suivante, elle est aux prises avec Philiste, qui a tout entendu.
Eh bien, quoi? qu’ai-je fait? De grâce, quatre mots, et tu seras content. Mais tu dois ce bonheur à ma sage conduite, Jeune, et simple novice en matière d’amour, Qui ne saurais comprendre encore un si bon tour. Flatter de nos discours les passions des Dames C’est aider lâchement à leurs naissantes flammes, C’est traiter lourdement un délicat effet,
C’est n’y savoir enfin que ce que chacun sait. Moi qui de ce métier ai la haute science, Et qui pour te servir brûle d’impatience, Par un chemin plus court qu ’un propos complaisant J’ai su croître sa flamme en la contredisant, J’ai su faire éclater avecques violence, Un amour étouffé sous un honteux silence, Et n ’ai pas tant choqué que piqué ses désirs Dont la soif irritée avance tes plaisirs. Mais je vous parle en vain, vos yeux et vos oreilles Vous sont de bons témoins de toutes ces merveilles. Vous-même avez tout vu : que voulez-vous de plus ? Entrez, on vous attend, ces discours, superflus Reculent votre bien et font languir Clarice, Allez, allez cueillir les fruits de mon service, Usez bien de votre heur et de l’occasion.
Enfin, après avoir été témoin du dialogue enflammé des deux amoureux réunis, elle monologue ainsi (scène 4) :
Vous comptez sans votre bote, et vous pourrez apprendre Que ce n 'est pas sans moi que ce jour se doit prendre, Alcidon [le rival] averti de ce que vous brassez
Va rendre en un moment vos desseins renversés. Je lui vais bien donner de plus sûres adresses Que d’amuser Doris par de fausses caresses, Aussi bien (m ’a-t-on dit) à beau jeu beau retour, Au lieu de la duper avec ce feint amour Elle-même le dupe, et par un contre-échange En écoutant ses vœux reçoit ceux de Florange, Ainsi de tous côtés primé par un rival Ses affaires sans moi se porteraient fort mal.
Il faut parcourir un assez vaste ensemble discursif pour avoir une idée claire du développement de ce lieu. La particularité tient ici au fait que le personnage qui le met en œuvre ne s’adresse pas à la même personne selon les divers mouvements de sa palinodie. Cependant, celle-ci est bien présente, et même fortement, d’une manière très élaborée. S’adressant à Clarice, elle lui dit de ne pas se laisser aller à l’amour de Philiste, de ne pas agréer sa cour et de songer à quelqu’un d’autre. S’adressant à Philiste, elle lui dit qu’au contraire il doit persévérer à faire la cour à Clarice, et que tout son propos précédemment tenu à la belle ne visait qu’à lui faire agréer la poursuite de Philiste. Arrêtons là, provisoirement, l’analyse. L’objet du message est le même dans les deux cas (les deux ensembles discursifs) ; dans l’un, la nourrice s’oppose à l’amour des deux jeunes gens ; dans l’autre, elle le favorise. Dans les deux cas, ses paroles définissent un acte et déterminent une situation pragmatique précisément orientés en sens inverse ; c’est tout le cours des propos qui constitue le double mouvement argumentatif (cessez d’agréer sa poursuite - continuez à lui faire la cour). En outre, le second mouvement sert de justification et de tentative de réparation inverses à l’effet produit par le premier. Enfin, on n’oubliera pas que nous sommes au théâtre : un seul et unique auditeur fondamental est le véritable récepteur de tous ces propos, la salle des spectateurs. Or, le spectateur découvre effectivement deux comportements verbaux successifs et contraires de ce personnage : d’abord, elle fait tout, par son discours, pour étayer une thèse et entraîner à une décision ; ensuite elle fait tout, par son discours, relativement au même sujet, pour étayer la thèse inverse et pour entraîner à la décision opposée, en donnant une explication justificatrice de ses premiers propos, par rapport à la seconde position. De ce point de vue fondamental, la palinodie est parfaite, et c’est bien selon ce modèle topique que le spectateur reçoit les paroles du personnage. On se dit : on avait mal compris, et, à supposer que la nourrice fût la première fois sincère, la seconde intervention prend la forme d’une véritable rétractation. Or, tout se renverse avec le troisième passage cité (celui-là intégralement) : nouveau retournement. Toujours le même locuteur, toujours le même sujet. On avait surtout cru, en tout état de cause, à la deuxième intervention : voilà que la troisième aboutit à détruire toute l’orientation précédente et à poser un acte de langage de sens absolument contraire. Comme, cette fois, le système théâtral des relations actantielles (qui parle à qui) détermine, par le jeu du monologue, une allocution directe au spectateur, celui-ci se sent effectivement encore davantage le destinataire réel de l’ensemble de la manipulation verbale. L’effet de palinodie se retrouve à la fois conforté et renforcé : le troisième discours est bien reçu comme désaveu et explication de la portée du précédent. On notera le rôle opératoire du temps, de l’écoulement chronologique, pour faire prendre ce lieu, dont la littérature offre sans doute les exploitations les plus subtiles et les plus dynamiques. C’est alors qu’éclate son caractère authentiquement figuré.
=> Lieu, figure, macrostructurale, niveau, genre.
PALINODIE nom fém. - 1. Poème d’origine grecque dans lequel l’auteur rétractait ses opinions antérieurement exprimées. 2. Revirement d’opinion brusque et fréquent.
ÉTYM. : du grec palin = « de nouveau » et ode = « chant ». La première palinodie est censée être l’œuvre du poète grec Stésichore (VIIIe-VIe siècle av. J.-C.). Selon la légende, celui-ci aurait été frappé de cécité pour avoir médit d’Hélène dans l’un de ses textes. Ce n’est qu’après avoir rétabli la vérité dans sa « Palinodie » que sa vue fut restaurée. On parlera des « palinodies » d’un individu qui, au gré des occasions et de ses intérêts, a fréquemment changé de camp et d’opinion.