Nietzsche: Le temps est-il un obstacle à la liberté ?
Nietzsche: Le temps est-il un obstacle à la liberté ?
Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885), « De la rédemption », trad. H. Albert, révisée par J. Lacoste, in Œuvres, « Bouquins », © Éditions Robert Laffont, 1993, pp. 393-394.
Volonté - c’est ainsi que s'appelle le libérateur et le messager de joie. C'est là ce que je vous enseigne, mes amis ! Mais apprenez cela aussi : la volonté elle-même est encore prisonnière. Vouloir délivre : mais comment s'appelle ce qui enchaîne même le libérateur ? « Ce fut » : c'est ainsi que s'appelle le grincement de dents et la plus solitaire affliction de la volonté. Impuissante envers tout ce qui a été fait - la volonté est pour tout ce qui est passé un méchant spectateur. La volonté ne peut pas vouloir agir en arrière ; ne pas pouvoir briser le temps et le désir du temps, - c'est là la plus solitaire affliction de la volonté. Vouloir délivre : qu'imagine la volonté elle-même pour se délivrer de son affliction et pour narguer son cachot ? Hélas ! tout prisonnier devient un bouffon ! La volonté prisonnière, elle aussi, se délivre avec bouffonnerie. Que le temps ne recule pas, c'est là sa colère ; « ce qui fut » -ainsi s'appelle la pierre que la volonté ne peut soulever. Et c'est pourquoi, par rage et par dépit, elle soulève des pierres et elle se venge de celui qui n'est pas, comme elle, rempli de rage et de dépit. Ainsi la volonté libératrice est devenue malfaisante : et elle se venge sur tout ce qui est capable de souffrir de ce qu'elle ne peut revenir elle-même en arrière. Ceci, oui, ceci seul est la vengeance même : la répulsion de la volonté contre le temps et son « ce fut ». En vérité, il y a une grande bouffonnerie dans notre volonté : et c'est devenu la malédiction de tout ce qui est humain que cette bouffonnerie ait appris à avoir de l'esprit ! L'esprit de la vengeance : mes amis, c'est là ce qui fut jusqu'à présent la meilleure réflexion des hommes : et, partout où il y avait douleur, il devait toujours y avoir châtiment. « Châtiment », c'est ainsi que s'appelle elle-même la vengeance : avec un mot mensonger elle simule une bonne conscience. Et comme chez celui qui veut il y a de la souffrance, puisqu'il ne peut vouloir en arrière, - la volonté elle-même et toute vie devaient être - punition ! Et ainsi un nuage après l'autre s'est accumulé sur l'esprit : jusqu'à ce que la folie ait proclamé : « Tout passe, c'est pourquoi tout mérite de passer ! » « Ceci est la justice même, qu'il faille que le temps dévore ses enfants » : ainsi a proclamé la folie. « Les choses sont ordonnées moralement d'après le droit et le châtiment. Hélas ! où trouver la délivrance du fleuve des choses et de l'existence”, ce châtiment ? » Ainsi a proclamé la folie.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Qu’y a-t-il de paradoxal dans la volonté ? 2 En quoi le temps est-il vécu comme une entrave à notre liberté ? 3 Qu’est-ce qui résulte de cette impuissance ?
1 - Le paradoxe, c'est que la volonté est liberté, qu'elle est libératrice, mais qu'en même temps elle est captive et impuissante. 2 - À cause de son irréversibilité. Nous ne pouvons pas faire que ce qui a été n’ait pas été, ni défaire ce qui a été fait : nous ne pouvons choisir le passé. Sur ce plan, notre liberté est entravée par la dictature du temps et de son "cela fut". 3 - L’esprit de vengeance. Ne pouvant maîtriser totalement la réalité, la volonté se retourne contre celle-ci, et contre elle-même, et tente de se venger de la vie, avec des idées de refus, de négation, de châtiment et autres folies tristes.