NIETZSCHE : IMPOSSIBLE DE VIVRE SANS OUBLIER
NIETZSCHE : IMPOSSIBLE DE VIVRE SANS OUBLIER
Refusant, comme Bergson, de voir dans l'oubli une simple déficience de la mémoire, Nietzsche l'érige en faculté proprement vitale et en fait la condition de tout bonheur. Contre la mémoire qui accable l'homme sous le terrible fardeau du passé et lui révèle l'insoutenable Vérité du devenir universel, l'oubli libère la Volonté de puissance et permet l'épanouissement de la vie.
« Mais dans le plus petit comme dans le plus grand bonheur, il y a toujours quelque chose qui fait que le bonheur est un bonheur : la possibilité d’oublier ou, pour le dire en termes plus savants, la faculté de se sentir pour un temps en dehors de l’histoire. L’homme qui est incapable de s’asseoir au seuil de l’instant en oubliant tous les événements passés, celui qui ne peut pas, sans vertige et sans peur, se dresser un instant tout debout, comme une victoire, ne saura jamais ce qu'est un bonheur, et, ce qui est pire, il ne fera jamais rien pour donner du bonheur aux autres. Imaginez l’exemple extrême : un homme qui serait incapable de rien oublier et qui serait condamné à ne voir partout qu’un devenir ; celui-là ne croirait pas à son propre être, il ne croirait plus en soi, il verrait tout se dissoudre en une infinité de points mouvants et finirait par se perdre dans ce torrent du devenir. Finalement, en vrai disciple d’Héraclite, il n’oserait même plus bouger un doigt. Tout acte exige l’oubli, comme la vie des êtres organiques exige non seulement la lumière, mais aussi l’obscurité. Un homme qui ne voudrait rien voir qu’historiquement serait pareil à celui qu’on forcerait à s’abstenir de sommeil où à l’animal qui ne devrait vivre que de ruminer et de ruminer sans fin. Donc, il est possible de vivre presque sans souvenir et de vivre heureux, comme le démontre l’animal, mais il est impossible de vivre sans oublier. »
Nietzsche, Considérations inactuelles, I, 2.
ordre des idées
1) Une thèse : l'homme ne peut vivre heureux s'il n'est pas capable d'oublier.
2) Explications : — Pour goûter (le bonheur de) l'instant présent, l'homme doit se libérer du passé, donc l'oublier. (Sans quoi il continuerait de ré-agir à ce passé, de le re-sentir (de le « ruminer »), et d'être ainsi un être de ressentiment.) — En outre, un homme qui n'oublierait rien ne verrait partout que le flux (le « torrent ») et l'abîme du devenir et ne pourrait donc croire à (l'illusion de) l'être des choses, c'est-à-dire à leur permanence et à leur identité ; il ne croirait donc pas non plus à son propre être. (« Il verrait tout se dissoudre en une infinité de points mouvants ».) 3) Amplification de la thèse primitive : il est même impossible de vivre tout court sans oublier.
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