NETTOYAGE ETHNIQUE
NETTOYAGE ETHNIQUE
Les expressions « purification ethnique » et « nettoyage ethnique » se sont répandues dans le monde entier lors de la guerre en Bosnie (1992-1995) et ont dès lors été étendues à d’autres contextes, y compris à propos d’événements plus anciens. L’une et l’autre sont des traductions du serbo-croate etnicko sCißcenje, dont elles reprennent la première le sens figuré, la seconde le sens premier. Elles désignent de façon commode, mais parfois inexacte, car le critère de discrimination n’est pas toujours ethnique, un ensemble de pratiques visant à l’homogénéisation nationale forcée par élimination (expulsion, massacre) des indésirables. Dans les Balkans, où cohabitent une dizaine de nations qui se sont affirmées de façon conflictuelle au cours des deux derniers siècles, les aires de peuplement homogène sont parfois le résultat de tels processus.
L'étude de ces pratiques suppose que l’on en précise le cadre, les agents, les victimes, les techniques, les justifications idéologiques. Sa difficulté vient de ce que le « nettoyage ethnique », vu l’opprobre qu’il suscite, se présente rarement comme tel. Cela existe pourtant. Ainsi, en 1937, l’académicien Vasa Cubrilovic donna à Belgrade une conférence, L’Expulsion des Albanais, où il expliquait pourquoi et comment chasser les Albanais du Kosovo. Mais en général, l’État purificateur avance masqué, le discours dominant peut banaliser les expulsions en les présentant comme des migrations ordinaires. Inversement, l’accusation de nettoyage ethnique peut être formulée de façon tendancieuse, soit en l’absence de migration significative, soit à propos de migrations relevant de logiques différentes.
La langue et la culture, plutôt que la citoyenneté.
Le cadre du nettoyage ethnique est l’État-nation qui cherche à homogénéiser sa population autour d’un modèle de langue et de culture - plutôt que de citoyenneté - en expulsant les groupes tenus pour irréductiblement étrangers. Il se justifie par des arguments, exacts ou spécieux, d’ordre stratégique (ces groupes se révoltent, font le jeu d’un État ennemi, veulent la sécession), démographiques (ils sont « prolifiques » et « envahissants ») ou historiques (leur arrivée est « tardive » et « illégitime », ils ont « commis des massacres »), destinés à consolider le pouvoir en place. L’alternative est l’assimilation, jugée possible pour des groupes peu assurés de leur identité nationale, peu nombreux ou dispersés (encore le pouvoir peut-il changer de projet vis-à-vis d’un groupe donné). En revanche, la notion de « purification ethnique » ne convient pas aux grands empires du passé, où le pouvoir politique ne visait pas à l’homogénéisation par expulsion, mais déportait des populations indociles, ou suspectes de l’être, d’un point à un autre de son territoire : ainsi procédèrent, entre autres, les empires byzantin et ottoman, exerçant une violence dont les actuels États-nations ont hérité.
Dès la conquête de son autonomie (1815) et lors de chacun de ses agrandissements (1833, 1878, 1912), la Serbie a poussé hors de son territoire des populations islamisées, Turcs, Albanais et musulmans slavophones, mais, à partir de cette dernière date, elle tente d’assimiler les Macédoniens, que les Bulgares lui disputent. La « purification » est parfois organisée dans le cadre d’accords d’échange de population, comme entre Grèce et Turquie dans les années 1920. Unilatérale, elle est ordinairement plus violente, un paroxysme ayant été atteint dans l’État indépendant de Croatie (1941-1945) pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque les oustachis (militants du parti fasciste croate) exterminèrent un nombre controversé, mais de toute manière considérable, de Serbes de Croatie. Elle peut intervenir dès la lutte pour la constitution d’un État : lors de la guerre en Bosnie-Herzégovine (1992-1995), région de peuplement hétérogène, elle est apparue, du point de vue des Serbes locaux, comme la condition même de la formation du territoire de leur république lorsqu’elle fut autoproclamée (« république serbe de Bosnie-Herzégovine »). Mais elle est susceptible de reparaître longtemps après la formation de l’État, en fonction de l’évolution du pouvoir politique et de ses sources idéologiques : en Bulgarie, à la fin des années 1980, la tentative d’assimilation forcée de la minorité turque (bulgarisation des patronymes) par le régime communiste du président Todor Jivkov entraîne l’exode vers la Turquie de quelque 300 000 citoyens bulgares turcophones.
Les politiques de nettoyage ethnique diffèrent entre elles par leurs moyens et leurs rythmes. Celle que les forces serbes ont pratiquée en Bosnie-Herzégovine, de 1992 à 1995, a été de haute intensité. Dans les villages et les villes de population bosniaque (musulmane) ou croate qu’elles ont occupés, les logements ont été pillés et incendiés, les femmes, les enfants et les personnes âgées généralement expulsés vers les lignes adverses, les hommes en âge de combattre souvent internés dans des camps tels Trnopolje, Keraterm, Omarska, dont les médias révélèrent l’existence durant l’été 1992. Meurtres, viols systématiques et usurpation des biens ont terrorisé et poussé à l’exode la population résiduelle. Le degré de violence a varié selon que les localités investies ont ou non résisté, selon la personnalité des chefs de guerre, selon les inflexions de la politique internationale à l’égard du camp serbe. Un sommet fut atteint lors de la prise de Srebrenica (juillet 1995), lorsque les troupes du général Ratko Mladic capturèrent et massacrèrent plusieurs milliers de Bosniaques. Dans les enclaves assiégées, l’évacuation de blessés et de civils opérée à des fins humanitaires a eu pour effet pervers de faciliter la tâche des purificateurs. Croates de Bosnie et Bosniaques (musulmans) se sont également livrés, mais « plus modestement », à des actions de « purification », soit contre les Serbes, soit les uns contre les autres.
Le cas du Kosovo et de la Voïvodine.
Le Kosovo a fourni de 1990 à 1997 un exemple de pratiques différentes, que les Albanais ont qualifié de « purification ethnique ». Le gouvernement de la Serbie, après avoir réduit par une réforme constitutionnelle l’autonomie de cette province en 1989, l’a placée sous un régime d’exception qui a permis le licenciement massif des Albanais employés dans le secteur public. Privés en outre de l’enseignement et des médias en langue albanaise, inquiétés par les brutalités policières exercées à l’occasion de la recherche d’armes et de jeunes gens insoumis, les Albanais du Kosovo ont émigré en grand nombre en Europe occidentale. Dans les années 1980, c’étaient les Serbes qui dénonçaient un nettoyage ethnique, accusant la population albanaise et les autorités locales de pousser, par de sournoises pressions, les Serbes du Kosovo à émigrer. Dans un contexte économique et social moins dégradé, on a noté en 1991 en Voïvodine (autre province autonome de Serbie) des pressions à l’encontre de la minorité croate, harcelée et incitée à déguerpir afin de laisser place à des réfugiés serbes de Croatie. On pourrait parler dans ce cas de purification ethnique « de basse intensité », ou rampante.
Toutefois, la purification « intensive » a fait irruption au Kosovo en mars 1998, lorsque les forces yougoslaves en lutte contre l’Armée de libération du Kosovo (UCK) ont entrepris d’expulser des civils albanais afin de couper cette guérilla rurale de ses appuis locaux. Elle est devenue torrentielle un an plus tard, lorsque les frappes de l’OTAN sur la République fédérale de Yougoslavie (RFY) ont libéré le président Slobodan Milosevic de la nécessité de se montrer « modéré » afin d’éviter des mesures de rétorsion et lui ont fourni un alibi : on ne chasse pas les Kosovars albanais, ce sont eux qui fuient les bombardements. En dix semaines, 700 000 personnes ont été expulsées vers l’Albanie et la Macédoine, avec une efficacité dénotant la préméditation. Après le retrait des forces yougoslaves et la mise du Kosovo sous tutelle de l’ONU (juin 1999), leur retour s’est accompagné de violences anarchiques, « purifiant » cette fois la région de ses non-Albanais : Serbes, mais aussi Roms (Tsiganes), Croates et musulmans slavophones.