naturel
Il importe de comprendre que le naturel est une catégorie rhétorique. On peut essayer d’en saisir la portée et les enjeux à l’apogée de la culture rhétorique en France, c’est-à-dire à la fin du xviie siècle, quelque deux cents ans avant la fin de l’enseignement institutionnel de la discipline. Voici ce que l’on peut glaner chez les lexicographes de l’époque. Naturel signifie encore facile, sans contrainte : il a un air aisé et naturel. Il se dit aussi en ce dernier sens des ouvrages d’esprit et de l’esprit mesme : les vers qu ’il fait sont naturels; son style n’est pas naturel; il a l’esprit naturel. Un nuan-cement de cette acception apparaît dans la phrase il y a beaucoup d’art et d’estude dans tout ce qu’il escrit, mais point de naturel. Naturel se dit aussi de ce qui est libre, qui ne paroist point forcé : cet orateur a l’action belle, le geste naturel; il a un style fort naturel, fort coulant, qui n’est point enflé ni affecté. La beauté des vers, c’est d’estre naturels, point forcez ni chevillez. Adjectif ou substantif, naturel s’emploie donc par rapport à l’esthétique littéraire, et plus précisément par rapport au style. Il renvoie essentiellement à un sentiment, à une impression, à un effet du côté des récepteurs ; cet effet est que le discours lu, ou entendu, paraît couler de source, ne donne aucune apparence d’aspérité, de raideur, ni d’effort. Le naturel a donc partie liée avec la facilité et avec l’aisance; il est aussi certainement parent de l’élégance. Il s’oppose en tout cas explicitement à l’affectation et à l’enflure, qui sont deux vices traditionnellement répertoriés de l’art oratoire : le naturel est donc bien senti et commenté comme une qualité du style. On remarquera en outre que la période qui a vu le plus puissamment fleurir cette esthétique, ainsi que les débats autour de cette esthétique, du xvie au xviiie siècle, a vu simultanément l’éclat de la mondanité. Or, qu’y a-t-il qui donne plus brillamment l’illusion du parler spontané que la conversation polie et raffinée dans le monde de la société des cours ou des villes ? Et qu’est-ce qui se rapproche le plus de cette écume, de cet élégant artifice, que la littérature de la conversation, comme celle du théâtre et du roman galants, certaines fables, voire même le tour plein de brio que l’on pourrait donner à des traités ou à des controverses au sujet pourtant sérieux ? Et cette esthétique de la conversation obéit cependant à des règles verbo-sociales strictes, qui forment un ensemble de codes et de sous-codes : autant de traits spécifiquement rhétoriques. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler enfin que le naturel semble être une notion assez moderne, dans son émergence au cours du devenir de la culture. C’est en effet durant le xvie siècle, notamment chez Marot, Marguerite de Navarre, Rabelais et Ronsard, qu’à la suite des rhétoriciens érasmiens, se fait jour et s’impose, au moins en partie, une pratique précisément de la phrase qui s’appuie sur le principe de la clarté, de l’exactitude lexicale (la propriété), à la lumière d’un certain atticisme, favorisant le style coupé, la brièveté, de manière à se rapprocher même du style réputé bas. Cette tendance génère une syntaxe de phrases courtes, ouvertes, en harmonie avec un public non savant, par une impression de facilité, avec le caractère majeur de l’ordre progressif des éléments (le thème, puis les prédicats ou les compléments). À l’inverse de l’ordre latin, cette poussée stylistique est mise en rapport avec le génie de la langue vulgaire, le français, dont la tendance naturelle, naïve, finit en outre par être assimilée (et cela va durer jusqu’à Rivarol) à l’ordre commun, c’est-à-dire à l’ordre de la nature. Le naturel est ainsi l’avatar le plus profondément socio-linguistique de la rhétorique.
=> Éloquence, oratoire; style, niveau, genre; action; bas, brièveté, coupé; qualité, vices; élégance, clarté; affecté, enflure; attique.