Nature et Culture (cours de philosophie)
Par rapport à la nature, qui renvoie étymologiquement à l'innéité (natura de natus, nascor), à ce qui engendre et au produit de la création, la culture se réfère à un modèle agraire (colo signifie cultiver, défricher la terre). Ainsi, le modèle de toute culture est l'agriculture dans la mesure où la terre peut porter des moissons, mais à la condition qu’un travail (fait social) soit produit. Nous essaierons de montrer que le couple de la nature et de la culture, ne doit plus constituer un problème.
— I — Y a-t-il un « état de nature »?
Le problème est ici fort comparable à celui que posait autrefois le couple Sensation et Perception. On a vu que la sensation n'existe que comme abstraction commode pour des recherches expérimentales. Il doit en être de même du couple Nature et Culture, puisque l’on ne peut qu'arbitrairement isoler la nature de la culture, ou réduire la culture jusqu'à trouver la substance sans mélange qui serait la nature. Il ne semble pas qu'existe une entité qui constituerait la nature originelle de l'homme, mais des interactions immédiates entre d'une part le physiologique et le génétique, et d’autre part le social.
1 — L'illusion mythique de l'état de nature : le bon sauvage.
Rousseau, dans le « Discours sur l'Inégalité » présente le tableau suivant de l’homme naturel : ses besoins se satisfont aisément et simplement ; — il acquiert par l’imitation des animaux la multitude de leurs instincts et peut ainsi les surpasser ; — il a un tempérament robuste, inaltérable ; — il utilise son corps comme outil et machine ; — il sait s’imposer aux animaux féroces, mais n’est cependant pas violent (ceci à la différence de la théorie de Hobbes) ; il ne souffre d'aucun des maux qui accablent les civilisés... Mais il est solitaire, nu, sans pensées ni langage, il n’invente que par hasard et ne peut transmettre ses inventions. Pour Rousseau, c’est l’idéal de la coïncidence métaphysique avec soi, et Derrida analyse complaisamment cet aspect dans la deuxième partie de « De la grammatologie ». Lucien Malson a fait justice de ce mythe à propos des « enfants sauvages ». Ils sont véritablement des animaux. « Au lieu d'un état de nature où l'homo faber se laisserait apercevoir, (on observe) une condition aberrante ». Pour Spinoza et Hobbes, l'état de nature est défavorable à l'homme. Spinoza affirme la faiblesse et l'impuissance de « l'état de nature » où chacun risque toujours de rencontrer une force supérieure à la sienne. D'où l'utilité du pacte social. Pour Mircea Eliade (« Mythes, rêves et mystères ») le « mythe » du bon sauvage, "inventé" aux xviie et xviiie siècles, est la revalorisation d'un mythe plus ancien : le mythe du Paradis terrestre. Il écrit : « l'état d'innocence, de béatitude spirituelle de l'homme avant la chute... devient dans le mythe du bon sauvage l'état de pureté, de liberté de l'homme exemplaire au milieu d'une nature maternelle et généreuse ». Et malgré les observations précises sur le degré hautement organisé de civilisation des "primitifs" observés, ou sur leurs mœurs féroces, on continuait alors à penser que l'on peut rencontrer un être attardé dans un Paradis retrouvé. Freud a par son œuvre renforcé le mythe en posant une époque primordiale : le stade prénatal et la période jusqu'au sevrage (avec le principe de plaisir) qui seraient assimilables au Paradis, et une époque subséquente, avec le commencement de la discipline (frustrations et obligations) ; c'est à-dire finalement une nature inter rompue et traumatisée par une culture. Voilà sans doute pourquoi le problème de la nature et de la culture reste si important encore aujourd'hui : il s'y trouve des implicites nombreux et forts.
2 — La culture, pour prendre conscience d'elle-même, crée le concept de "Nature" comme Anti-Culture. Nous commençons d'entrevoir dans cette relégation du primitif dans l'Altérité de la sauvagerie une attitude commune à toute raison, non seulement occidentale, logocentrique et métaphysique, mais aussi bien mythique et primitive. L'Antiquité confondait en effet tout les non grecs dans l'extérieur massif du Barbare, dont le nom, onomatopéïque, renvoyait à un balbutiement inarticulé, ce qui rejoint le sens de sauvage (étymologiquement « être de la forêt »). Or, il est évident que par là, les sociétés ne font que perpétuer des modes de penser primitifs : « cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les sauvages, est justement l'attitude la plus marquante... des sauvages eux mêmes, à tel point que certaines populations primitives se désignent comme « hommes », « bons », « excellents », « complets », les autres ayant les noms de « méchants », «singes de terre », «œufs de pou ». Pour que le mythe du Bon Sauvage existe, et par là celui d'une Nature dispensatrice de tous les bienfaits, il faut qu'existe le stade primitif où chaque société a conscience d’elle même, en même temps qu’elle dénigre les autres, fait...