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MORT

MORT On se figure souvent le Moyen Âge comme une époque morbide ou hantée par la mort. Or, il ne semble pas, jusqu’au xve siècle en tout cas, qu’elle ait particulièrement effrayé l’homme médiéval. Dire qu’il y était indifférent tant elle était omniprésente (voir Mortalité) serait sans doute exagéré, mais il la considérait avec beaucoup de sérénité - on a parlé de « mort apprivoisée ». Beaucoup la considéraient comme l’espérance d’une vie meilleure et s’y préparaient. C’est sans doute à une évolution dans les convictions religieuses (dont la croyance au purgatoire) que la mort dut d’acquérir une dimension plus personnelle. On peut estimer que ce sentiment se renforça encore à la fin de la période, en partie sous l’influence du choc que furent les grands malheurs du temps (peste, guerre), et qu’alors la mort fut perçue comme l’instant d’un ultime bilan. Les fameuses danses macabres, très répandues aux xve et xvie siècles, invitaient tout un chacun à faire au plus tôt ce bilan. L’apparition des cimetières au sein même des villes alors qu’ils étaient auparavant relégués aux abords facilite par ailleurs l’acceptation de ce passage.

MORT

Désignant la cessation physique de la vie, la notion de mort est, en tant que telle, inséparable des notions de sexualité et d’individu. Si l’animal ignore qu’il va mourir, il n’en va pas de même pour l’homme : bien qu’on ne puisse en faire l’expérience directe, la mort apparaît comme un scandale et comme la manifestation d’une violence radicale et souterraine qui menace en permanence l’organisation de l’univers telle que les hommes l’ont accomplie par le travail, mais aussi l’humanité elle-même, qu’il s’agisse de la mort biologique ou de la mort spirituelle ou psychique (ce pourquoi elle ouvre dans certaines sociétés - le monde aztèque par exemple - un accès au sacré).

♦ Prenant la suite de comportements sociaux (par exemple les soins portés au cadavre, témoignant d’une volonté d’empêcher la diffusion de la mort), la réflexion philosophique s’est efforcée d’en dénier le scandale, qu’elle soit conçue comme la dissolution totale de l’être (Épicure) ou comme un passage vers un au-delà de la vie (platonisme, christianisme). Platon en fait une délivrance qui permet à l’âme d’échapper à sa prison corporelle pour connaître son véritable destin : « Philosopher, c’est apprendre à mourir. » Dans la même optique, la morale chrétienne fera de la mort l’antichambre de la vie éternelle de l’âme ; et Pascal d’inviter les hommes « tous condamnés à la mort » à fuir le divertissement et à penser à leur salut. Mais la certitude de mourir peut être vécue comme une servitude, même si on tente de se consoler en considérant avec Schopenhauer que la victoire de la mort n’est pas totale puisqu’elle épargne l’espèce assurée, en principe, de sa survie. La sagesse de l’homme libre ne consisterait-elle pas alors « dans une méditation non de la mort, mais de la vie » (Spinoza) ?

mort, cessation définitive de la vie. — Il semble que toute philosophie soit, comme le disait le romancier Pasternak, « un immense effort pour surmonter le problème de la mort et de la destinée ». Comment se présente l'idée de la mort?

I. — Le sentiment de la mort. Si la nature n'a point doué l'homme d'un instinct qui l'avertirait de la date et de l'heure exactes de sa mort, c'est — dit Bergson dans les Deux Sources — qu'il en résulterait un sentiment tout à fait déprimant, capable d'annihiler toute volonté d'action et tout désir élémentaire de vivre. La nature ne nous a donc point donné un instinct qui nous permettrait de deviner le moment précis de notre mort. Il en résulte que l'idée de la mort n'est pas, pour l'homme, une idée précise, mais un sentiment indéterminé d'« angoisse » : on ne peut pas dire que l'on ait « peur » de la mort, dans la mesure où la peur se réfère à un objet déterminé (on a peur de quelque chose, d'un lion, etc.); l'angoisse, au contraire, n'évoque pas un objet déterminé, mais plutôt une présence vague et latente, une possibilité permanente, dont les maladies, les dangers extérieurs, la fatigue de l'organisme sont les signes annonciateurs. En fait, d'un point de vue psychologique, la présence en nous de l'idée de la mort n'est que le signe et la preuve de l'exercice de l'intelligence. Elle hante en général l'ennui' de l'inaction; mais, comme cet ennui est lui-même le point de départ de la réflexion, tous les penseurs ont été amenés naturellement à lier l'idée — voire l'angoisse — de la mort avec l'exercice de la réflexion. Les penseurs modernes (Jaspers, Heidegger, à la suite d'ailleurs de Hegel) ont fait une distinction entre la « vie organique » et I'« existence humaine », et ils ont défini l'existence comme la vie plus la conscience de la mort. Seul l'homme — et non point les animaux — peut connaître l'angoisse de la mort. Dans le développement de la personnalité, l'angoisse de la mort apparaît (vers quinze ans chez le garçon) avec la naissance de la réflexion sur soi. En générai, l'homme se jette dans l'action pour fuir l'idée de la mort qui escorte, par contre, et entoure — comme son moteur et son objet ultime — toute réflexion philosophique (Platon, Hegel, Heidegger).

II. — Que peut-on penser de la mort? Presque toutes les religions du monde nous font concevoir la mort comme le moment du jugement dernier. Certains passages de l'Apocalypse précisent que ce jugement ne pourrait avoir lieu qu'à la fin de l'humanité, au moment où l'on sera en mesure de juger d'une manière définitive des conséquences ultimes de nos actions dans le monde, qui, en fait, nous échappent et sont toujours changeantes. Dans la religion chrétienne, la mort du corps est interprétée comme le moment de la renaissance de l'esprit en Dieu. On conçoit deux types d'immortalité : celle de l'âme individuelle (Platon, doctrine chrétienne) et celle où l'âme individuelle se résout dans une totalité universelle (immortalité impersonnelle, soutenue, par exemple, par Spinoza). Mais, en fait, il faut reconnaître, avec Socrate, que l'on ne peut rien penser concrètement de la mort. « Tant qu'on est là, elle n'est pas, et lorsqu'elle advient on n'est plus là. » Il est donc plus utile de dégager l'enseignement que peut apporter pour la vie humaine le sentiment de la mort.

III. — Les réactions au sentiment de la mort. Le sentiment de la limitation de notre vie individuelle provoque une réaction naturelle : l'individu veut se perpétuer au-delà de lui. Le besoin d'avoir des enfants répond à ce « désir d'éternité » (titre d'un ouvrage de F. Alquié). L'individu meurt, mais il se perpétue dans l'espèce (c'est en ce sens que, pour Marx, « la mort apparaît comme la dure victoire de l'espèce sur l'individu »). Le désir d'éternité peut se manifester par une œuvre historique : culturelle, artistique, politique. L'œuvre assure la perpétuité de l'individu, et l'histoire est le jugement dernier qui fait vivre éternellement les héros et qui enterre dans l'oubli ceux qui n'ont rien fait de leur vie. (Cette religion de l'histoire a été exprimée par Vigny; elle fut le principe de la philosophie de Hegel : Weltgeschichte ist Weltgerichte, « l'histoire du monde est le jugement du monde ».)

Mais, si l'on y réfléchit, on voit que l'humanité, qui a eu une naissance il y a quelques milliers d'années, aura nécessairement une mort : c'est la définition de la vie. L'espèce et l'histoire humaines sont elles-mêmes limitées; il y a une préhistoire, il y aura un âge posthistorique. La mort comme la vie de l'individu prennent alors une signification absolue : pour /'homme, il n'y a pas de vérité de la vie au-delà de la vie présente. C'est pourquoi les philosophes, qui ont pensé d'une manière radicale (Platon, Spinoza, Leibniz, Fichte, Hegel), ont jugé que la destination de l'homme ne pouvait consister que dans la présence totale de soi-même à la vie, dans le maximum d'activité. Cette volonté de vivre totalement — qui est une réaction au sentiment de la mort — peut s'exprimer, comme l'a montré Albert Camus, dans un désir immodéré de « jouir » de la vie. Mais les jouissances sensibles ne satisfont pas l'homme tout entier. La plupart des philosophes ont reconnu que cette présence totale de l'homme — non seulement physique, mais intelligent — à soi-même ne pouvait s'accomplir que dans le travail intellectuel, la création spirituelle d'une œuvre, dans la réflexion philosophique proprement dite (Spinoza, Fichte, Hegel). Il reste donc à vivre pleinement sa vie, à agir au maximum dans la voie où notre volonté et les circonstances nous ont placés, à poursuivre son œuvre et son travail, car au-delà de l'existence individuelle, des décisions actuelles, de l'action efficace ou du moment de création spirituelle, il n'y a qu'une histoire problématique et, en ce qui concerne la mort, un néant inconcevable.

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