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MONTESQUIEU Charles de Secondât, baron de 1689-1755

MONTESQUIEU Charles de Secondât, baron de 1689-1755 1. Un auteur léger. - 2. Un auteur sérieux. -3. «... à la Vérité par le Plaisir ». Auteur de « contes philosophiques », de « romans galants » et d’ouvrages historiques et politiques; né au château de La Brède, près de Bordeaux.
Un auteur léger
Il est fils de parlementaire, et parlementaire lui-même : conseiller, puis « président à mortier » au parlement de Guyenne (1716 à 1726). Ses œuvres littéraires seront toutes anonymes : il juge les premières trop minces, les suivantes trop « osées ». Car Montesquieu est d’abord un auteur léger; il débute en ce domaine avec Les Lettres persanes (1721), histoire orientale, et roman par lettres. Donc, deux fois à la mode du temps : par son sujet, par le procédé narratif. Notons que les deux héros Usbek et Rika, touristes persans en France, puis Mirza, Zélis et la brûlante Roxane, dont ils reçoivent avec angoisse des nouvelles (et qui s’énervent, ainsi que toutes les femmes de leur sérail, d’une trop longue absence), ne sont ici que des Parisiens. De même le Grand Magicien, despote aussi cruel que mou, n’est autre que feu le Roi-Soleil. Au surplus la satire politique, audacieuse parfois (l’épisode, par exemple, de la cité idéale des Troglodytes) se cache encore avec soin, et pour mieux désorienter son monde, alterne avec des plaisanteries ambiguës contre les femmes ou, encore, des attaques plus directes mais faussement violentes à l’adresse de l’Académie (qui, bonne fille, recevra l’auteur six ans plus tard). Le public de son temps, tout autant que le public actuel, sensibles à la verve inépuisable, à l’exotisme et à l’érotisme de ce roman, n’en ont jamais demandé davantage. Aussi bien Les Lettres persanes, indiscutable chef-d’œuvre de jeunesse du grave Montesquieu (à moins que ce ne soit là son chef-d’œuvre tout court) restent, avec les Cahiers posthumes, le plus lu de ses livres. Ajoutons que c’est aussi, en quelque sorte, le meilleur des contes de Voltaire ; écoutons plutôt : Que toutes personnes (édicte le Grand Magicien) qui s’exercent à des travaux vils et mécaniques, et n’ont jamais été au lever de Notre Majesté, n’achètent désormais d’habits à eux, à leurs femmes et à leurs enfants que de quatre en quatre ans.
Son deuxième roman, Le Temple de Gnide (1725), plus délibérément frivole - et même galant -, renonce à toute arrière-pensée philosophique au profit de la confidence intime. Dédié au sexe à qui (proclame notre auteur, dans la préface) je dois le peu de moments heureux que j’ai comptés dans ma vie, et que j’adore encore, c’est en fait un hommage à Mlle de Clermont qui, comme dit joliment Paul Hazard, « l’avait distingué ». C’est d’ailleurs le plus écrit des livres de ce styliste ; la version en vers qu’en donna l’excellent poète élégiaque Léonard, à l’époque préromantique, est curieuse, sans plus ; et Montesquieu se révèle, ici, le plus véritablement poète des deux. À ce moment de sa vie, il fréquente à la cour de Chantilly ainsi que dans les salons de la capitale ; et, deux ans après Le Temple de Gnide, son Voyage à Paphos va mener doucement le lecteur encore plus loin sur cette voie périlleuse de la « galanterie ».

Un auteur sérieux

Mais le baron-magistrat décide de devenir raisonnable ; il a vendu sa charge l’année précédente et posé sa candidature à l’Académie. Reçu aussitôt (1727) on lui demande cependant, comme naguère à La Fontaine, de s’assagir. Il s’engage à produire enfin les oeuvres que le public est en droit d’attendre de lui. Le Club de l’Entresol, dont il fut l’ornement, le tient pour un sage ; il y a lu, en 1722, son Dialogue de Sylla et d’Eucrate et un extrait de son traité De la politique. Ce n’est qu’en 1734, pourtant, qu’il commencera à tenir les promesses de ces premiers essais philosophiques. D’ici là, Montesquieu va se piquer surtout d’être un très curieux et très infatigable voyageur (1728 à 1731) ; dans la libérale Angleterre surtout - dont il sera le chantre -, mais aussi aux Pays-Bas, en Allemagne, en Hongrie, en Italie, en Suisse. Il s’agit, dans son idée, de compléter par une série d’« observations » les données trop exclusivement livresques de l’étude qu’il mène, depuis le début de sa carrière dans la magistrature. C’est une lettre de 1729 à son ami le président de Barbot, envoyée depuis Venise (et trop peu connue) qui va nous montrer le philosophe au tournant de sa trajectoire spirituelle : Mes yeux sont très satisfaits, dit-il d’abord, et ceci ne nous surprend pas de la part du conteur épicurien. Mais, un peu plus loin : Ces républiques d’Italie ne sont que de misérables aristocraties. J’ai la persuasion que les républiques s’établissent sur la vertu et se maintiennent par la vertu (c’est ici le germe de L’Esprit des lois, livre III). Puis il poursuit ses notations fugitives sur les enfants de la rue, sur les Vénitiennes (Ici, aucune femme dont je veuille être le mari) et chemin faisant découvre ce qu’il va appeler sa méthode : Les observations sont l’histoire de la réalité, les systèmes en sont la fable; de même, dans la science des lois, aux thèses systématiques je nourris l’ambition de substituer une méthode scientifique que j’ai déjà appliquée aux sciences naturelles. (Il s’est en effet amusé, naguère, à composer un traité Du flux et du reflux de la mer et une étude Sur les causes de l’écho.) L’œuvre ainsi annoncée, De l’esprit des lois, ne paraîtra qu’en 1748 elle avait été précédée d’un ouvrage d’histoire, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734), qui constitue, en fait, un exemple d’application de la « méthode » évoquée ci-dessus dans la lettre de Venise : ce n’est pas la grandeur ni le déclin de Rome qui l’intéressent, mais leurs causes ; ainsi que le précise d’ailleurs le titre, qui pourrait être (si Montesquieu n’était pas si modeste) L’Esprit de l’histoire. À part ces deux livres, il n’écrira plus rien d’important désormais (sauf, en 1751, une Défense de «L’Esprit des lois» rendue nécessaire par les attaques incessantes des jansénistes et des jésuites, réunis contre son livre). Mme du Deffand, qui pourtant reçoit Montesquieu dans son salon littéraire, trouve bon de lancer ce trait : « L’Esprit des lois? De l’esprit sur les lois. » Le coup porte avec d’autant plus de rudesse qu’en effet Montesquieu s’était donné la peine de rendre vif et attrayant le tour de son exposé ; il en fut bien puni. Mais des troubles de la vue vont bientôt gêner les travaux de ce lecteur impénitent, qui meurt âgé de soixante-six ans, célèbre dans toute l’Europe ; quoiqu’un peu oublié, semble-t-il, de ses amis philosophes. Seul Diderot, qui l’aime, suit son convoi ; à son glorieux aîné, il avait demandé naguère d’honorer l’Encyclopédie d’un article, et cette contribution (l’essai -inachevé - sur « Le goût ») fut en son temps l’un des plus beaux fleurons du fameux dictionnaire.
On a reproché à Montesquieu - et pas seulement Mme du Deffand -de mettre « de l’esprit » dans tout. Il a fait pis encore. Car cet amoureux de la solitude, de l’étude et de la méditation s’est mis en tête de tout comprendre ; il veut, de toutes choses existantes, chercher la raison. Et ce, au sens le plus fort, au sens premier du terme (la ratio), c’est-à-dire le rapport qui lie tel fait isolé avec son contexte, dans l’espace ou dans le temps. Il lui faut reconstituer ces enchaînements de phénomènes. Il veut la série complète des intermédiaires d’un effet, quel qu’il soit, à sa cause, la plus lointaine et la plus profonde ; persuadé que la contiguïté de deux d’entre eux n’est pas inexplicable, mais, au contraire, implique une continuité. En un mot, ce ne peut être le hasard (la « fortune » disait-on à l’époque) qui nous gouverne ; et cette formule célèbre -exprimée pour la première fois dans les Considérations... -, Ce n’est point la fortune qui domine le monde, constitue une double déclaration de guerre. D’une part, aux sceptiques purs, qui concluent, dit-il, à la fatalité aveugle ou à l’universelle contingence ; d’autre part, au dogmatisme traditionnel, qui donne l’impénétrable dessein de Dieu pour « cause transcendante » de tous les faits et de toutes les lois (théorie de la Providence, exposée par Bossuet lorsqu’il se fait historien ou théoricien politique). Ces causes, il cherchera d’abord à les déceler dans les faits historiques (Considérations...), ensuite et surtout, dans les faits politiques (Esprit des lois). Tantôt causes morales, par exemple le caractère du gouvernement (républicain, fondé sur la vertu ; monarchique, fondé sur l’honneur ; ou despotique fondé sur la peur), tantôt causes physiques, par exemple la nature du climat ou les ressources du sol, du sous-sol, et en conséquence l’orientation de l’activité nationale.
Par ces deux ouvrages, il a illustré de façon magistrale ce que Vico appelle la « philosophie de l’histoire ». Notons, d’autre part, qu’aux disciplines scientifiques Montesquieu se borne à prendre la méthode, car il ne prétend pas pour autant faire oeuvre de savant ; bien différent, sur ce point, d’un esprit « scientiste » comme Taine, dont on le dit - à tort -précurseur. Loin d’inaugurer le déterminisme (qui lui semblerait un retour à cette absolue nécessité dont il avait dénoncé le caractère trop fataliste), Montesquieu entend montrer que la succession des faits n’est pas toute tracée déjà dans l’avenir, mais reste entièrement relative aux circonstances, à l’orientation (bonne ou mauvaise) que les hommes sauront lui donner. Une fois de plus, reportons-nous au sens initial du mot ratio (raison ; mais aussi : rapport, relation), pour conclure que le rationalisme est ici, comme il devrait, par étymologie, l’être toujours, synonyme de relativisme. C’est en quoi Montesquieu, moins ambitieux que les scientistes du XIXe siècle (car il mesure l’exacte limite des méthodes scientifiques qu’il emprunte), est en définitive d’une plus grande portée sur le plan philosophique.
« ... à la Vérité par le Plaisir»
Ajoutons que le « penseur » ou, comme il préfère humblement (dans la préface de L’Esprit des lois) se désigner lui-même, l’écrivain politique, est loin d’épuiser le personnage de Montesquieu, qui est, aussi, un écrivain tout court. Et, enfin, un homme bien vivant (ce qui est sa façon à lui de cultiver la vertu) ; un solide « gentleman farmer », qui transforme ses landes en pâturages, vend aux Anglais son vin (fort cher) et cultive le genre « léger » bien au-delà de l’âge mûr : le conte oriental Arsace et Isménie et l’Histoire véritable (rééditée par Roger Caillots) sont d’ailleurs loin d’être indifférents, sans égaler cependant ses œuvres de jeunesse. Quant à l’édition des Cahiers par Bernard Grasset et A. Masson, en 1941, elle révéla au public la richesse des «Pensées et fragments inédits » déjà mis au jour à l’usage des érudits (par H. Barckhausen, à Bordeaux, 1899) dans une version plus complète mais pas très accessible : rien de plus communicatif, rien de plus allègre, que l’âme de ce sage ; rapide à l’enthousiasme, il n’en est pas moins attentif au plaisir (Il me semble, dit-il, que la Nature a travaillé pour des ingrats). Quant à lui, un rien l’étonne, ou pique sa curiosité (et l’intérêt qu’il prend à toutes choses est contagieux): Ma machine est si heureusement construite que je suis frappé par tous les objets assez vivement pour qu'ils puissent me donner du plaisir, pas assez pour me donner de la peine.
Un rien l’étonne, répétons-le, mais rien ne prend en défaut la vigilance de son esprit : parle-t-il du « Goût » (thème, en particulier, de son célèbre article de l’Encyclopédie), il niera la valeur absolue du noble goût louis-quatorzien, posant avec hardiesse que le mauvais goût est, toujours, celui de nos pères (relativisme, ici encore). Il a trop voyagé pour être complaisant, soit envers lui-même, soit envers son pays natal (Tout citoyen est obligé de mourir pour sa patrie. Personne n'est obligé de mentir pour elle) ; aussi pourra-t-il apprendre à ses compatriotes scandalisés que la France n’est pas la plus évoluée des nations, mais l’Angleterre (où la lettre de cachet est abolie depuis un demi-siècle par la « loi d’habeas corpus »). Ce diable d’homme sait rendre même le stoïcisme décontracté ; et la vertu, souriante. Renan se souviendra sans doute, dans sa Prière sur l'Acropole, de la jolie Invocation aux muses que voulait placer en tête de son Esprit des lois le magistrat Montesquieu Vous n'êtes jamais si divines que quand vous menez à la Sagesse et à la Vérité par le Plaisir.
«... à la Vérité par le Plaisir », singulière formule. Il n'aura manqué en définitive à Montesquieu qu’un peu de méchanceté, de rage : Je ne sais pas haïr - dit-il, désolé -, il me semble que la haine est douloureuse. Selon lui, l’esprit critique est le meilleur remède, chez l’homme, à l’état critique. Agacés parfois, nous souhaiterions le voir perdre, ne serait-ce qu’un instant, la tête (ou du moins son célèbre sourire). La seconde moitié du siècle sera plus âpre, plus corrosive ; il ne souhaite, pour sa part, que donner à sa méditation de la saillie, de la densité, du nerf. La coquetterie de son génie fut d’apparaître facile, aimable presque, et vif: Il ne faut pas mettre du vinaigre dans ses écrits; il faut y mettre du sel.

■ Œuvres- En poche: Lettres persanes, éd. par J. Starobinski (Folio). - De l'esprit des lois [les grands thèmes] (coll. Idées). - Autres : Œuvres complètes, en 2 vol., éd. par R. Caillois (Bibl. de la Pléiade). ■ Critique - J. Starobinski, Montesquieu (Le Seuil, coll. Écrivains de toujours). - L. Althusser, Montesquieu, la politique et l'histoire (PUF, 1950; nouv. éd. 1965). - Nature et valeur dans la philosophie de Montesquieu (Klincksieck, 1982).