Mondialisation, les termes du débat
Mondialisation, les termes du débat
En ce début des années quatre-vingt, le débat intellectuel semble faire grand cas des processus de mondialisation, entretenant en même temps une certaine confusion dans l'usage de termes qui se trouvent associés avec une rigueur parfois discutable: globalisation, internationalisation, transnationalisation ou encore universalisation semblent rejoindre l'idée de mondialisation comme pour décrire simultanément la fin du "ghetto" national, la porosité croissante des frontières et l'interdépendance plus ou moins marquée des phénomènes sociaux.
La fin de la bipolarité Est/Ouest a marqué l'extinction de la compétition idéologique; la chute du Mur de Berlin et celle du Rideau de fer (1989) ont mis à nu un "système-monde" qu'on avait coutume de diviser en "camps" et en "trois mondes". La crise de l'État-nation en affectant notamment l'allégeance citoyenne et en diversifiant les modes d'identification des individus fragilise les frontières, tout en divisant les anciennes communautés nationales: échappant à l'attraction du pôle stato-national, l'individu revendique des identités multiples, mobiles, volatiles et de moins en moins territorialisées. En même temps, enfin, les progrès techniques, tout comme la stratégie inventive des entrepreneurs, continuent à démultiplier les réseaux transfrontières: la communication, les échanges économiques - formels ou informels -, le déplacement des individus, la diffusion des idées ou des modèles s'accomplissent à l'échelle du globe et se révèlent d'autant plus performants qu'ils transgressent largement les conventions de la géographie politique.
Mondialisation et universalisation
La mondialisation décrit la constitution d'un système international qui tend vers l'unification de ses règles, de ses valeurs, de ses objectifs, tout en prétendant intégrer en son sein l'ensemble de l'humanité. Ainsi défini, le processus renvoie à une histoire aussi longue qu'inédite. Nouveau, il suppose qu'aucune collectivité, aucune terre, aucune société n'échappe à l'insertion dans un système mondial qui se confond avec le globe terrestre: l'empire d'Alexandre ou celui de Napoléon purent prétendre à une extension infinie qui n'avait aucune chance de se réaliser faute essentiellement de moyens techniques.
Très progressif dans sa réalisation, ce processus s'est amorcé à l'aube du siècle, principalement par le biais de la conquête coloniale, alors que trois siècles de découvertes et de timides contacts entre l'Occident et les grands empires orientaux avaient préparé le mouvement. Le processus ne s'est réellement accompli que lorsqu'il a bénéficié d'une expression institutionnelle: la création des Nations unies, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, a proclamé à la fois la volonté de susciter un ordre international à partir de l'unification des règles et des pratiques et la nécessité d'organiser et de réguler tous les circuits d'échange, humains, culturels et économiques qui venaient à se développer.
L'universalisation s'impose dans ces conditions comme un concept étroitement associé à celui de mondialisation. Au lieu de désigner l'étendue et l'unité de la scène internationale, elle décrit la capacité de certains principes, de certaines valeurs ou de certaines règles à transcender l'histoire singulière qui les ont suscités pour s'épanouir uniformément dans tous les contextes sociaux. Elle suppose en même temps que la mondialisation ne peut pas s'effectuer sans que ne s'opère une convergence minimale entre les divers ordres socio-politiques. Cette dernière hypothèse devient un pivot du débat intellectuel: proclamée déjà dans le contexte scientiste et positiviste du siècle, elle servit alors de fondement à l'évolutionnisme sociologique; renouvelée au moment de la décolonisation, elle s'imposa comme le postulat principal du développementalisme; étroitement associée aux thèmes du post-modernisme, elle s'alimente volontiers du thème périodique - mais fugace - de la fin des idéologies pour proclamer l'universalisation d'un capitalisme aménagé (Daniel Bell) ou de la démocratie occidentale (Francis Fukuyama). C'est dire que si la mondialisation est un concept sociologique, l'universalisation relève sinon de l'idéologie du moins de l'histoire des idées; elle présuppose en tout cas un jugement sur les objets sociaux, sur la prétention de certains d'entre eux à postuler des vertus transculturelles. A ce titre, elle s'apparente à la vision dominante de la modernisation qui, dans le sillage de l'évolutionnisme, tient la construction de la société moderne pour un aboutissement de l'Histoire et une globalisation du progrès, substituant aux traditions particulières un ordre dont l'universalité est fondée sur la raison et la science.
Transnationalisation et conflictualité
La transnationalisation est un concept qui, en revanche, s'est imposé plus tard (dans les années soixante-dix) et de manière plus rebelle, par rapport, du moins, à cet ensemble somme toute assez cohérent. Dérivant d'une sociologie des relations internationales, il fut forgé en marge de l'école réaliste pour décrire tous les processus qui, par volonté délibérée ou par destination, se construisent dans l'espace mondial. En tant que tels, les flux transnationaux ne sont pas fondamentalement nouveaux: mouvements migratoires, flux de communications, de modèles ou d'idéologies, circuits économiques ou financiers, réseaux marchands ont, sur un mode ou un autre, une longue histoire.
La rupture dans les faits qui a assuré le succès de cette perspective d'analyse a tenu d'abord à la sophistication technique qu'ont connue tous ces flux: on communique, on se déplace, on échange des biens économiques dans le monde contemporain avec une efficacité et une rapidité qui ne peuvent que bouleverser les grands équilibres passés. Ces flux s'accordent de moins en moins avec la logique stato-nationale qu'ils ont directement mise en péril: les flux migratoires prennent d'autant plus de relief qu'ils soulignent l'impuissance des États et leur incapacité à les contrôler; les flux économiques - formels et informels - malmènent de plus en plus les politiques économiques publiques et leur capacité régulatrice, tandis qu'ils défient la souveraineté des acteurs étatiques de multiples manières, jusqu'à rendre leur diplomatie inopérante; certains flux religieux ne sont pas seulement pertinents dans l'espace du sacré, mais accélèrent la décomposition des allégeances citoyennes, la diversification des modes d'identification de l'individu, contribuant par là même à vider de plus en plus le référent national de l'essentiel de sa substance.
L'extension et la banalisation des flux transnationaux donnent ainsi une configuration inattendue à la mondialisation. Conçue d'abord sur le mode interétatique, elle semble se déployer de plus en plus hors des États. Affaiblissant les OIG (Organisations intergouvernementales), elle confère désormais un rôle croissant aux ONG (Organisations non gouvernementales); s'apparentant de moins en moins à une communauté d'États en construction, elle semble reposer toujours davantage sur l'individu, le groupe ou le réseau. D'aménagement consensuel des rapports entre institutions, elle apparaît de plus en plus comme un processus décentralisé, voire spontané, mais porteur de conflictualité et de tensions. La mondialisation, revue à travers la transnationalisation, n'est plus synonyme d'intégration: si celle-ci peut se construire au quotidien à travers l'essor d'associations transnationales de type professionnel, scientifique ou culturel, si elle est portée par l'intensification de certains échanges économiques et par la mobilité croissante des personnes, elle est fortement desservie par la concurrence des flux religieux ou par les regains de tension qui accompagnent les flux migratoires. Tout se passe comme si les flux transnationaux venaient bousculer l'association trop naïve de la mondialisation, et de l'universalisation.
Le sens des réactions particularistes
Deux mouvements dérivent ainsi de l'articulation de ces processus. D'abord, la mondialisation s'alimente davantage de dynamiques sociales que de dynamiques institutionnelles, de transformations venues "du bas" que d'innovations décidées "en haut". Les institutions suivent d'autant plus difficilement les logiques de transnationalité que celles-ci se veulent rebelles aux États, aux OIG, voire au droit international. Alors que de vastes espaces régionaux voient le jour en Europe, au Maghreb, en Amérique latine ou en Asie orientale grâce à l'activation des échanges humains et à la sophistication des techniques, l'Europe du traité de Maastricht, la construction de l'UMA (Union du Maghreb arabe), le Mercosur (Marché commun du Cône sud) ou la simple liquidation des contentieux entre États extrême-orientaux ont semblé marquer le pas. L'effet de spill over (débordement) dans lequel les fédéralistes plaçaient autrefois leurs espoirs ne s'est pas produit: l'activation des rapports humains par-delà les frontières ne présente que de médiocres effets sur la création d'institutions publiques supranationales; au contraire, les États réaffirment haut et fort leur souci de garder, quoi qu'il arrive, leur souveraineté en matière de diplomatie et de défense.
D'autre part, les dynamiques sociales qui fondent la mondialisation s'inscrivent dans un registre beaucoup plus complexe qui rend leurs efforts subtils, parfois contradictoires. Elles sont souvent indissociables d'une quête d'identités nouvelles qui se révèle porteuse de fragmentations. Lorsqu'en outre, elle se pare des vertus de l'universalisation, se réclame du lissage des cultures et des identités, elle s'inscrit aussi dans une logique de domination; elle laisse apparaître des projets d'exportation et d'importation des modèles philosophiques, économiques ou politiques d'origine occidentale qui, en retour, aiguisent les expressions ou les réactions particularistes. Le réinvestissement dans la tradition qui s'opère généreusement dans toutes les collectivités sociales se percevant comme périphériques se nourrit autant de particularismes que d'anti-occidentalisme. La redécouverte de l'indianité en Amérique latine, la promotion des sectes syncrétiques en Afrique ou en Amérique du Sud, les attentats islamistes contre de grands hôtels internationaux au Caire, la réinvention du tribalisme sur le continent noir... autant de symptômes d'une universalisation manquée et d'une mondialisation reçue comme une source de frustration et d'exclusion. L'éloge du localisme, l'essor d'un militantisme régional et des pulsions xénophobes sont, en Europe, en même temps les pendants du processus d'intégration et le lieu naturel d'accueil de toutes les protestations qu'elles suscitent.
Loin de s'imposer comme le nouvel ordre international, la mondialisation paraît être, au contraire, le fondement des nouvelles tensions qui affectent la scène mondiale, l'un des principes qui expliquent le mieux ses dangers, son imprévisibilité et ses apparentes contradictions.
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