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mœurs

La question des mœurs peut se concevoir selon trois axes, nullement homogènes entre eux. Il y a d’abord la relation des mœurs (en grec éthos) avec les passions. Certains les opposent, certains pensent qu’il existe un continuum entre les deux ensembles. On dirait que les mœurs correspondent à des sentiments à la fois plus doux et plus stables, ce qui ferait de grandes dispositions d’esprit ou de tempérament. On a aussi la conception méliorative. Ainsi, pour Quintilien, ce que l’on entend par mœurs est en général un caractère de bonté, non seulement doux et honnête, mais prévenant et humain, qui paraisse aimable et charmant à l’auditeur. La perfection consiste à le marquer si bien que tout semble s’ensuivre de la nature des choses et des personnes, en sorte que les mœurs soient peintes au naturel, et se reconnaissent dans le discours de l’orateur comme dans un miroir, qui aurait la force de nous les représenter. Mais cet apparent irénisme n’empêche pas bien des nuances : selon le type de rapports humains en jeu, cette douceur charmante prendra des formes variables, de la rudesse à la soumission, en passant par la fermeté, la dérision ou l’équanimité. En ce sens, les mœurs désignent plutôt celles de l’orateur, telles qu’il doit surtout en faire montre pour favorablement influencer l’auditoire à son égard. On parle quelquefois à ce propos, même en français, de l’éthos de l’orateur. Il s’agit essentiellement, dans la tradition aristotélicienne, d’une structure morale à trois termes : le jugement (ou la compétence), la vertu et la bienveillance ; on a par la suite complété la liste par un quatrième terme : la modestie (qualité plus chrétienne qu’antique). Enfin, on peut aussi fort bien entendre par mœurs les peintures que les déclamateurs font parfois des hommes lorsqu ’ils les représentent grossiers, avares, timides, superstitieux, selon les sujets qu’ils traitent. En effet, leur discours s’accordant avec ces portraits faits d’après nature, de cette union il résulte que les caractères et les convenances sont observés : ce qui fait les mœurs. Dans cette troisième acception, on définit des types généraux de caractère moral, pris dans leur valeur emblématique et sous des espèces particularisantes, à l’intérieur d’un domaine qui est plutôt celui des défauts ou des travers des hommes. C’est en ce sens que les mœurs s’apparentent aux genres de niveau familier, comme par exemple la comédie. Mais l’évolution de la littérature produira d’autres réalisations génériques sur le même sujet, comme celui qu’on appelle justement les caractères. Quoi qu’il en soit, on a bien noté, au préalable, l’hétérogénéité de ces trois axes. Ce qu’il faut voir, c’est que les mœurs sont à la fois une connaissance que doit avoir l’orateur des caractères des gens dont il parle et de ceux à qui il parle : il s’agit alors plutôt de psychologie ; à la fois un tempérament juste, bon, doux, insinuant et honnête, de l’orateur lui-même, pour favoriser la persuasion par la conviction qu’il entraîne ainsi : il s’agit alors plutôt de morale ; à la fois enfin une capacité technique, un talent oratoire, qui lui sert à peindre avec exactitude et pittoresque les travers, et aussi, plus rarement, les vertus, qui constituent les traits saillants des caractères de ceux dont il parle : il s’agit alors plutôt d’une compétence verbale. C’est évidemment Aristote qui a présenté l’exposé le plus systématique de la question des moeurs, sous le nom de caractère, comme lieu général d’un ensemble de preuves. On prendra garde qu’il s’agit non pas des mœurs de l’orateur, de l’image morale qu’il veut donner de lui, et dont on connaît l’importance dans l’autorité qui va marquer la qualité de réception de son discours, mais à la fois du caractère des auditeurs et de ceux dont il va être débattu. Il importe en effet d’adapter ses propos à son auditoire, ce qui implique, pour un minimum d’efficacité, que l’on soit au fait des caractères de celui-ci ; il importe aussi de connaître les traits éthiques généraux de l’humanité, pour rendre plausible son propos tout en représentant les personnes dont on parle sous un jour intéressant. Il s’agit d’un combiné mêlant disposition à telle ou telle passion, âge, condition et penchant moral. L’une des distinctions essentielles concerne l’âge. Jeunesse. Le caractère naturel des jeunes gens est d’être portés aux désirs et de faire ce qu’ils désirent. Parmi les désirs corporels, ils sont surtout touchés par l’amour, et leur penchant érotique est peu maîtrisable. Ils changent souvent dans l’objet de leurs désirs, et leur satisfaction est bien rapide ; ils ont comme des bouffées d’envies aussi intenses que fragiles, comme la faim et la soif des malades : la violence de leurs désirs égale leur brièveté. Ils sont ardents et emportés, toujours prêts à réagir. Leur ardeur les domine : leur ambition leur rend le dédain insupportable, et l’injustice injurieuse. Ils aiment les honneurs, et plus encore la victoire : la jeunesse aime ce qui dépasse, et gagner est le dépassement absolu. Ils n’aiment pas spécialement l’argent, car ils n’en éprouvent pas le manque. Ils ont plutôt bon caractère, car ils n’ont pas encore vu beaucoup de turpitudes ; ils font confiance, car on ne les a pas encore souvent trompés. Ils ont bon espoir ; comme sous l’effet du vin, ils ont une chaleur naturelle : c’est qu’ils n’ont pratiquement pas connu l’échec. Leur vie est ainsi tout entière dans l’espérance, puisque l’espoir regarde l’avenir, alors que le souvenir embrasse le passé ; et pour la jeunesse, l’avenir est long, et le passé bien court : aux premiers jours, on n’a rien à se rappeler, et tout à attendre. On les trompe facilement, à cause de cet espoir invétéré. Ce sont les plus courageux : l’ardeur et l’espoir leur suppriment la crainte et leur donnent confiance. Ils sont sujets à la honte, car ils ne voient encore de beau que ce qui est conventionnellement reconnu pour tel dans leur éducation. Ils sont généreux : la vie ne les a pas encore humiliés, et ils n’ont pas connu de situation nécessiteuse. Dans l’action, ils ont pour visée le beau, et non l’intérêt ; c’est leur caractère, non le calcul, qui guide leur vie : or, le calcul vise l’intérêt, et c’est la vertu qui vise le beau. Ils sont bons amis et bons compagnons : ils aiment vivre ensemble, sans aucune considération d’intérêt. Ils pèchent toujours par excès, dans l’action, dans l’amitié ou dans l’aversion. Ils croient tout savoir et s’obstinent dans leur opinion. S’ils commettent des torts, c’est par démesure, non par mauvaiseté. Ils sont pitoyables, car ils s’imaginent que les gens sont généralement honnêtes et bons : ils mesurent l’humanité à leur propre innocence, et ne voient donc que des maux immérités. Ils aiment rire, à cause de leur goût pour la raillerie, qui est une sorte de démesure filtrée par l’éducation. Vieillesse. Le caractère des vieillards est presque entièrement l’inverse de celui des jeunes gens ; ils ont vécu longtemps, on les a beaucoup trompés, ils ont commis beaucoup de fautes, en général rien ne va : ils n’affirment donc rien, et se mettent toujours en profil très bas. « Ils pensent », disent-ils, jamais « ils savent » ; ils hésitent, en ajoutant «peut-être - c’est possible»; ce n’est jamais fixé. Ils ont mauvais caractère : ils voient tout en mal ; ils soupçonnent toujours en mauvaise part, à cause de leur défiance, qui vient de leur expérience. Ni leurs amitiés ni leurs aversions ne sont violentes : mais leur amitié est prête à l’avatar de la haine, et leur haine prête à l’avatar de l’amitié. Ils sont d’esprit étriqué, car la vie les a humiliés ; leurs désirs ne visent rien de grand ni d’éblouissant, sinon le juste nécessaire. Ils sont avares : le bien fait partie des nécessités vitales, et ils savent par expérience comme il est dur d’acquérir et facile de perdre. Ils sont lâches et ils ont peur de tout : ils sont tout refroidis ; la vieillesse est la route de la lâcheté, et la crainte est un refroidissement. Ils sont attachés à la vie, surtout aux derniers jours, par le désir viscéral de ce qui s’en va et qui manque. Ils sont égoïstes, sauvagement : ils ne vivent qu’en fonction de leur intérêt, et non pour le beau ; l’intérêt est leur bien à eux, alors que le beau est un bien absolu. Ils n’ont plus aucune honte et ne respectent plus grand chose : comme ils ne pensent qu’à leur intérêt et non au beau, ils se moquent bien du qu’en-dira-t-on. Ils ne mettent leur espoir en rien, du fait de leur expérience, le cours des choses étant plutôt lamentable; mais leur lâcheté les incline aussi à cette attitude. Ils vivent dans le souvenir, et non dans l’espoir : il leur reste peu à vivre, et la plus grande partie de leur vie est derrière eux ; or, l’espoir regarde l’avenir, et le souvenir le passé. D’où leur radotage : ils passent le temps à parler de ce qui s’est produit, c’est leur plaisir. Ils s’excitent parfois avec violence, mais c’est un feu de paille. Pour les désirs, ou c’est fini, ou c’est bien faible : ils n’y sont donc point portés, ni capables d’en réaliser, sauf pour le profit financier. Ils donnent ainsi l’impression de la modération : en réalité, c’est que leurs désirs sont ramollis et asservis à l’argent. Leur existence est réglée par le calcul, et non régie par leur caractère : or, le calcul ne vise que l’intérêt, et le caractère la vertu. Ils commettent des injustices par mauvaiseté, et non sous l’effet d’une pulsion d’excès. Ils sont également sensibles à la pitié, mais pas de la même façon que les jeunes gens qui le sont par altruisme, alors que les vieux le sont à cause de leur faiblesse : ils s’imaginent que tous les malheurs sont près de les accabler, d’où leurs jérémiades, leur aversion pour la plaisanterie et pour les rires. Tels sont les caractères des jeunes et des vieux ; comme les paroles de chacun s’adaptent nécessairement au caractère correspondant, on voit manifestement comment donner l’allure voulue à son comportement. Âge mûr. Dans l’âge mûr, on a évidemment un caractère intermédiaire entre ces deux, sans aucun de leurs excès. Ni extrême hardiesse (c’est témérité), ni extrême appréhension, mais bel équilibre entre les deux attitudes ; ni confiance ni défiance systématiques, mais plutôt jugement appuyé sur la réalité ; une règle de vie qui n’est exclusivement mesurée ni en fonction du beau ni en fonction de l’intérêt, mais en fonction des deux ; ni économie, ni prodigalité ; de même en ce qui concerne l’affectivité et les désirs ; mélange de modération et de courage. Alors que chez les jeunes et chez les vieux, ces traits sont tranchés, les qualités utiles des uns ou des autres sont réunies dans l’âge mûr, de même qu’au lieu des défauts ou des excès, on est dans l’harmonie et l’équilibre. Aristote limite la maturité physique entre trente et trente-cinq ans (alors que Platon l’étend jusqu’à cinquante ans); sans doute serait-on enclin aujourd’hui à trouver Aristote bien limitatif... Quant à la maturité intellectuelle, elle se situe autour de quarante-neuf ans... On envisage ensuite les mœurs liées à la fortune. Noblesse. La noblesse est l’illustration des ancêtres. Le caractère de la noblesse pousse à l’ambition : quand on a du bien, on a généralement l’habitude de l’accroître. On est même porté à mépriser les contemporains qui ressemblent aux ancêtres, dans la mesure où l’éloignement amplifie l’honneur et favorise la vantardise. La noblesse s’apprécie à la vertu de la maison, la distinction à ne pas déroger de sa nature ; ce dernier avantage n’échoit pas souvent aux nobles, qui sont assez fréquemment sans mérite. Si la famille est bonne, il y a quelquefois des hommes supérieurs, pendant un certain temps, et ensuite c’est la dégénérescence. Les caractères exquis dégénèrent en excités, et les solides en lourds ou en sots. Richesse. La richesse entraîne l’insolence et l’orgueil, par suite d’une sorte d’infirmité contractée dans l’acquisition de l’argent ; les riches d’ailleurs se comportent comme s’ils possédaient tout. La richesse sert comme d’appréciation universelle de la valeur : on croit que tout peut s’acheter à prix d’argent. Ils vivent dans le luxe et la prétention, par goût du faste et de l’ostentation, avec la grossièreté de qui ne fait que ce qu’il aime et ne s’occupe que de ce dont il est fou, ne voyant partout que rivaux ou concurrents. Il est vrai que beaucoup de gens ont besoin des riches, ce qui favorise leurs travers. Ils s’estiment aussi capables et dignes de commander. Leurs injustices ne viennent pas de leur éventuelle mauvaiseté, mais de leur insolence et de leur irrépressible dérèglement, comme les voies de fait ou les désordres sexuels. En résumé, le caractère du riche est celui d’un imbécile heureux. Et c’est bien pire chez les nouveaux riches, qui ont tous ces défauts en plus vils : leur richesse n’est pas encore polie. Pouvoir. Quelques traits de mœurs sont semblables entre les caractères que donne la richesse et ceux que donne le pouvoir ; mais certains traits sont en ce dernier meilleurs. Au pouvoir, on fait montre d’ambition et de virilité, à cause des décisions à prendre dans tous les actes engagés par l’exercice du pouvoir ; on est actif, car on est toujours sur la brèche, et forcé à s’occuper sans cesse de ce pouvoir ; on y a plus de dignité que de faste : c’est le rang qui fait la dignité, d’où une inévitable mesure ; si on y commet l’injustice, c’est grandement. Chance. La chance emporte les mœurs de la richesse et du pouvoir : c’est en effet à ces deux avantages que tendent les bonheurs qui paraissent les plus hauts; en outre, la chance se mesure en épanouissement optimal en ce qui concerne les enfants et les biens du corps. Elle rend souvent arrogant et fait perdre l’esprit ; mais elle présente au moins une qualité : elle rend religieux et reconnaissant à la providence. Par rapport aux situations de fortune inverses de celles-là, comme la pauvreté, la faiblesse sociale ou la malchance, les mœurs correspondantes sont exactement à l’inverse des traits dont on vient de parler. On aura reconnu dans ces grands textes aristotéliciens, dont on a donné la teneur, la base de toute la réflexion occidentale sur la morale, de toute la topique des mœurs en relation avec les âges et les conditions, des arguments comme des traitements littéraires relatifs à la question, à travers tous les genres. On signalera enfin une autre tradition, qui s’étend essentiellement de la rhétorique hellénistique puis byzantine à la Renaissance, davantage orientée, par rapport au terme grec d'éthos, au sens d’affection ou de caractère personnel. Il s’agit alors d’une qualité parmi d’autres du style ; sous cet aspect, le style doit être composé de sorte qu’il semble manifester la qualité de l’âme et découvrir le caractère qu 'elle recèle. Cette inflexion penche ainsi vers la subjectivité.

=> Éloquence, oratoire, orateur, déclamateur; argument, preuve, lieu, persuasion, passions; autorité, honnête, convenant; niveau, genre, familier; éthopée.

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