Mimèsis et Poïésis en art (Les représentations du monde – Décrire, figurer, imaginer)
(Cours de spécialité d’humanités, littérature et philosophie)
Etude d'une citation de Paul Klee (1879 – 1940): « L'art ne reproduit pas le visible. Il rend visible ». Citation extraite de « Théorie de l'art moderne »
Introduction:
Imitation = préjugé tenace en peinture. On attend que la toile ressemble à son modèle. « Cela ne ressemble à rien » dit-on: phrase valant comme constat et réprobation.
Faudrait-il que ce qui est visible sur la toile ressemble à ce que l'on voit au quotidien ? Le domaine de l'art doit-il coller à la réalité vue ¿ Réponse négative de l'art contemporain qui a rompu avec un certain réalisme de la représentation. Phrase de Klee = manifeste esthétique de l'art moderne, profession de foi artistique. L'art est-il imitation ou innovation ? Quelle réalité l'art cherche-t-il à atteindre? De quelle nature est ce visible dévoilé par l'art ?
PREMIERE PARTIE: L'art comme « mimésis »
Une longue tradition se fondant sur l'autorité d'Aristote va tenter de légitimer l'imitation en peinture.
Aristote (384-322 av. J.-C.) Elève de Platon, Aristote élabore une philosophie qui récuse la théorie des Idées : pour lui, l'intelligible n'est rien en dehors des choses matérielles. Créateur de sa propre école, Le Lycée, où l'on pensait en marchant, Aristote est véritablement un penseur encyclopédique qui a exploré tous les domaines possibles du savoir, de la logique à la biologie, l'astronomie ou la physique en passant par l'éthique, la politique et la métaphysique.
Aristote in « Poétique » = « L'art imite la nature ». « Imiter est naturel aux hommes […] Il est naturel de prendre plaisir aux imitations. »
Toutefois, il faut se garder des simplifications et de la caricature que Hegel fera de la théorie aristotélicienne.
En effet, la formule d'Aristote ne signifie pas que l'art doive reproduire la nature, la copier mais qu'il est capable de rivaliser avec elle, de produire comme elle. L'art est capable même d'aller au-delà de la nature, d'accomplir ce dont la nature serait incapable. Donc, il est tout à fait légitime d'imiter aussi ce que les choses devraient être, l'idéal.
REPERE: IDEAL / REEL |
On oppose volontiers ce qui existe effectivement, le réel, aux imaginations fumeuses des rêveurs... et des philosophes. Mais ce n'est pas si simple. L'idéal peut désigner un but à atteindre, sans lequel nous ne saurions orienter nos actions. Ainsi la bonté ou la justice peuvent-elles être raillées comme des délires angéliques, elles peuvent fournir cette norme dont on doit se rapprocher - même si l'on se doute qu'on ne l'atteindra jamais. Aussi l'idéal devient-il le guide du réel. |
Il est légitime, dit Aristote, que tel peintre Zeuxis ou Praxeas aient peint les hommes plus beaux qu'ils ne sont, car la vraisemblance n'exclut pas l'embellissement. L'imitation est associée avec l'invention. L'art doit imiter sans se soumettre à une exactitude factuelle.
Qui était Zeuxis ? Peintre grec actif à la fin du Ve (-464 à -398). Son œuvre (totalement disparue) ne nous est connue que par des descriptions qui vantent son rendu de la lumière et l'expression puissante et réaliste de ses personnages. D'après Pline l'Ancien, Zeuxis peint des raisins ayant tant de vérité, que des oiseaux vinrent les becqueter et s'y brisèrent le bec. Une autre anecdote raconte que Zeuxis peignait un enfant qui portait des fruits (« Un enfant aux raisins »), un oiseau étant venu pour les picorer, il dit: « J'ai mieux peint les fruits que l'enfant; car si j'eusse aussi bien réussi pour celui-ci, l'oiseau aurait du avoir peur. » (« Histoires naturelles »). On raconte encore que Zeuxis, devenu riche et orgueilleux, avait fini par ne plus vouloir vendre ses œuvres disant que nul prix n'en égalait la valeur, mais il en faisait payer la vue! Verrius Flaccus rapporte qu'ayant peint une vieille femme, Zeuxis fut pris d'un tel fou rire qu'il en mourût! |
Le but de la peinture est bien de représenter le monde. Mais, toute représentation n'est pas une reproduction exacte et servile comme l'a montré Aristote.
La confusion a pu cependant être entretenue depuis la Renaissance = les peintres italiens découvrent et théorisent une nouvelle méthode de représentation: la perspective. L'espace pictural est unifié et construit mathématiquement, géométriquement (euclidiennement) à partir d'un observateur unique. L'une des règles de la perspective veut que la taille des objets diminue en proportion exacte de leur distance à l'observateur, reproduisant ainsi sur la toile la différence que font sur notre œil un objet proche et un objet éloigné dans la réalité. Le tableau donne au spectateur « l'illusion photographique » de la réalité. La peinture hollandaise du XVIIIe poussa à la perfection cet art de la reproduction.
Mais, pas souci de reproduire la réalité mais souci de composition. Le naturalisme, comme plus tard, l'hyperréalisme sont des styles, cad une certaine manière de traiter, de voir la réalité, non pas de la reproduire telle qu'elle est.
Aristote est le premier à analyser la nature du plaisir esthétique. Ce plaisir implique pour lui une relation de connaissance = c'est une satisfaction née de la reconnaissance de l'objet imité.
Le plaisir esthétique, naturel et universel et partant légitime tient à ce que l'œuvre d'art appelle un raisonnement qui nous fait comparer le portrait à son modèle. Peu importe que l'objet représenté soit beau ou laid, ce qui nous charme, c'est de retrouver intellectuellement cette relation mimétique entre art et nature : » nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, comme les formes d'animaux les plus méprisés et des cadavres. »
Plus la représentation (la toile) est fidèle au modèle, plus le plaisir pris à la contemplation est grand.
Ici, Aristote annonce la célèbre thèse de Kant: « L'art est la belle représentation d'une chose et non la représentation d'une belle chose. »
Exemples: « La charogne » de Baudelaire, « Bœuf écorché » de Rembrandt, « Les Pouilleux » de Murillo (XVII° siècle), « Le pied bot » de Ribera (XVII° siècle), etc.
Prolongement (1): http://www.devoir-de-philosophie.com/flashbac/29j.htm
Prolongement (2): L'esthétique du laid => https://www.franceculture.fr/emissions/le-journal-de-la-philo/le-journal-de-la-philo-du-lundi-18-juin-2018
// PLATON: L'art est imitation de la nature: N'est-il pas évident, pour le bon sens populaire, que l'art consiste à imiter la nature et à la reproduire, à re-créer et à refaire habilement ce qui existe déjà dans le monde extérieur?
Telle était déjà l'opinion de Platon, en particulier, dans la République. Pour Platon, l'art n'est qu'une copie de copie, car le premier modèle c'est l'Idée, modèle de toutes choses, par exemple l'Idée de lit. Quand l'artisan travaille il prend l'Idée comme loi de fabrication et crée alors le lit sensible et matériel. Mais que va faire l'artiste? Il se borne à reproduire et à copier le lit sensible, réalisé par le menuisier, lit qui, lui-même, est une copie. Ainsi la matière artistique vient au troisième rang dans l'ordre des réalités: d'abord l'Idée, ensuite les choses empiriques, enfin les créations de l'art. Dès lors, l'art n'est qu'un mensonge et une illusion, mensonge au deuxième degré, puisque déjà le sensible nous égare. Le beau artistique est un fantôme et une tromperie!
» Quel but se propose la peinture relativement à chaque objet? Est-ce de représenter ce qui est tel qu'il est, ou ce qui paraît tel qu'il paraît; est-ce l'imitation de l'apparence ou de la réalité? De l'apparence... L'art d'imiter est donc bien éloigné du vrai. » (Platon, La République).
TRANSITION:
Revenons à ce préjugé naïf qui voudrait que l'art soit une pure et simple imitation réaliste de la nature.
DEUXIEME PARTIE: Le préjugé réaliste.
Que voulons-nous dire lorsque l'on dit: « Cela ne ressemble à rien »? Nous voulons dire que le tableau ne ressemble à rien dans la nature, à aucun objet. Nous supposons que l'objet est réellement ce qu'il nous apparaît, que sa réalité est son apparence. Si la tâche de l'art est de « rendre visible » (Klee), c'est peut-être bien que la réalité du monde ne réside pas dans son aspect. « Rendre visible », pas seulement vision subjective du peintre mais représenter une réalité qui ne coïncide pas avec ce qu'on en voit. C'est parce qu'il s'agit de rendre visible la réalité qu'il n'est pas question pour l'artiste de reproduire simplement son aspect. Comme la science contemporaine, l'art moderne perturbe le confort d'une représentation naïve de la réalité (infiniment grand, infiniment petit, structure atomique de la matière).
La réalité que la peinture moderne nous donne à voir est en effet aussi peu évidente que celle que la physique cherche à comprendre. Exemple des corpuscules de la matière. Art moderne (cubisme, pointillisme) nous dit aussi que nous avons de la réalité une représentation simplifiée, inexacte. Que fait le peintre moderne sinon compliquer la naïveté de notre perception?
Magritte, dans « La trahison des images » (1929), déçoit le confort de la représentation simple: « Ceci n'est pas une pipe » écrit-il sous l'imitation presque photographique d'une pipe! La leçon de Magritte est peut-être que la réalité n'est pas ce que l'on pourrait croire, ce que l'on voit n'est qu'une simplification, une représentation. La réalité ne correspond pas à ce qui est visible, et, parce qu'aussi, ce que nous croyons voir n'est très souvent qu'une simple manière de voir.
Reproduire un visage, un corps nu, c'est se conformer à une certaine manière de voir, ainsi qu'à une certaine esthétique « réaliste ». Le réalisme est un style, une esthétique, au même titre que le cubisme. Il ne représente pas mieux que lui la réalité. Mais le réalisme a tort lorsqu'il dit que le réel, c'est ce qu'on voit.
La toile n'est pas le lieu de la copie de l'objet ou du modèle, mais de la vue du peintre, ou plutôt, la vision/ le regard de l'artiste, sorte de projection dans le monde d'états intérieurs. L'artiste donne son regard : chez lui, il y a le moins d'écart entre sa vision (intérieure) et l'image extérieure qu'il en donne (le tableau). Quand nous contemplons un tableau, notre regard se superpose à celui de l'artiste, se confond avec le sien. Nous regardons avec lui, en lui, à sa place. Un jumelage, une coïncidence entre deux regards, deux consciences.
Donc, l'art est une création et jamais une copie. L'art ne donne que l'illusion de réalité. Illusion qui ne peut être donnée que grâce à des procédés artificiels qui tournent le dos au réel. Le modèle n'est pas « copié », mais « re-présenté » = présenté une 2e fois, transfiguré, donc recréé. Le même sujet peint par des peintres différents, se transforme en fonction du style de chaque peintre.
// La musique refuse la tentation illusoire de la représentation, en choisissant de ne se référer qu'à elle-même.
Exemple: « L'Odalisque » d'Ingres (peintre classique et réaliste du XIXe), elle a 13 côtes au lieu de 12, une jambe plus longue que l'autre. Ces transformations de la nature objective et anatomique étaient nécessaires pour donner une impression « réaliste » de nonchalance et de grâce.
Les arts les plus proches en apparence du réel perçu, comme l'art du portrait, de la nature morte voire de la photographie sont également des arts d'interprétation.
De même, la nature est vraiment peinte par le Photographe, qui la « prend », qui la « saisit » sous un angle nouveau.
L'art est donc un autre monde que celui de la nature: on ne devient pas musicien en écoutant le chant des oiseaux, mais en apprenant la musique et en allant au concert. Renoir disait: « L'art s'apprend au musée » et non en copiant la nature. Ce que Vivaldi aimait ce n'était pas les saisons de l'été ou de l'automne, mais sa manière à lui "d'entendre" les saisons. Dans les « Quatre Saisons », il n'imite pas les frimas de l'hiver ou les efflorescences du printemps, il crée un monde sonore à partir de la vision qu'il a de la nature.
« L'Art, imitation de la vie ? Mais aucun art n'a jamais fait cela ! La tragédie classique en est aussi éloignée quepossible, le drame de Hugo également », disait Paul Claudel. L'on ne pourrait expliquer aucune grande œuvre par l'imitation, par la description littérale : pas même la « Pastorale », pas même le « Bœuf écorché », pas même la « Charogne » de Baudelaire, l'illustre procureur impérial qui devait condamner Flaubert et Baudelaire. Car entre la Nature et l'Art, il y aura toujours cette différence qui seule porte la marque de la main de l'homme : le style. « L'Art, dit André Malraux, est ce par quoi les formes deviennent style. »
Le monde est bien entendu un terrain privilégié pour l'artiste qui y puise naturellement une bonne part de son inspiration. Cependant, il ne peut s'entenir là. S'il est parfois considéré comme un créateur, c'est bien que la grandeur de sa tâche se situe au-delà d'une simple imitation servile du monde. En fait, on peut considérer que l'artiste opère un double travail sur le monde au-delà de la copie : tout d'abord, grâce aux formes qu'il crée, il initie de nouvelles possibilités qui seront suivies par les hommes ; ensuite, par le regard qu'il porte sur le monde, il aide ses semblables à regarder différemment ce qui les entoure et à le regarder d'un œil renouvelé. Aussi, l'artiste contribue à modifier le monde par ses créations nouvelles et par la transformation du regard des hommes sur la nature dans sa totalité.
Le principe de l'imitation ne nous permet guère de saisir la nature profonde de l'art. Hegel, dans son « Esthétique » (1818-1829) a bien mis en évidence le caractère absurde de ce principe.
Pourquoi, tout d'abord, reproduire la nature une seconde fois ? N'est-ce pas une tâche superflue ? Ce que nous contemplons déjà dans nos jardins ou nos maisons, il n'est nulle raison de le refaire inutilement. De plus, la reproduction du sensible est non seulement superflue, mais présomptueuse. L'art d'imitation ne peut que fort difficilement rivaliser avec la nature et reste ainsi en deçà d'elle. Enfin, l'examen des différents arts montre bien l'absurdité de la thèse imitative.
L'art ne représente donc pas, dans son principe, une imitation de la nature ; il n'est jamais un reflet du réel.
Hegel (XIX° siècle) in « Esthétique » : « C'est un vieux précepte que l'art doit imiter la nature ; on le trouve déjà chez Aristote (...). D'après cette conception, le but essentiel de l'art consisterait dans l'imitation, autrement dit dans la reproduction habile d'objets tels qu'ils existent dans la nature, et la nécessité d'une pareille reproduction faite en conformité avec la nature serait une source de plaisirs. Cette définition assigne à l'art un but purement formel, celui de refaire une seconde fois, avec les moyens dont l'homme dispose, ce qui existe dans le monde extérieur, et tel qu'il y existe. Mais cette répétition peut apparaître comme une occupation oiseuse et superflue, car quel besoin avons-nous de revoir dans des tableaux ou sur la scène des animaux, des paysages ou des évènements humains que nous connaissons déjà pour les avoir vus ou pour les voir dans nos jardins, dans nos intérieurs ou, dans certains cas, pour en avoir entendu parler par des personnes de nos connaissances ? On peut même dire que ces efforts inutiles se réduisent à un jeu présomptueux dont les résultats restent toujours inférieurs à ce que nous offre la nature. C'est que l'art, limité dans ses moyens d'expression, ne peut produire que des illusions unilatérales, offrir l'apparence de la réalité à un seul de nos sens ; et, en fait, lorsqu'il ne va pas au-delà de la simple imitation, il est incapable de nous donner l'impression d'une réalité vivante ou d'une vie réelle : tout ce qu'il peut nous offrir, c'est une caricature de la vie. Quel but poursuit-il en imitant la nature ? Celui de s'éprouver lui-même, de montrer son habileté et de se réjouir d'avoir fabriqué quelque chose ayant une apparence naturelle. La question de savoir si et comment son produit pourra être conservé et transmis à des époques à venir ou être porté à la connaissance d'autres peuples et d'autres pays ne l'intéresse pas. Il se réjouit avant tout d'avoir créé un artifice, d'avoir démontré son habileté et de s'être rendu compte de ce dont il était capable (...) ; mais cette joie et cette admiration de soi-même ne tardent pas à tourner en ennui et mécontentement, et cela d'autant plus vite et facilement que l'imitation reproduit plus facilement le modèle naturel. Il y a des portraits dont on a dit assez spirituellement qu'ils sont ressemblants jusqu'à la nausée [*] (...). L'homme devrait éprouver une joie plus grande en produisant quelque chose qui soit bien de lui, quelque chose qui lui soit particulier, et dont il puisse dire qu'il est sien. Tout outil technique, un navire par exemple ou, plus particulièrement, un instrument scientifique, doit lui procurer plus de joie, parce que c'est sa propre œuvre, et non une imitation. Le plus mauvais outil technique a plus de valeur à ses yeux ; il peut être fier d'avoir inventé le marteau, le clou, parce que ce sont des inventions originales, et non imitées (...). En entrant en rivalité avec la Nature, on se livre à un artifice sans valeur. On peut dire d'une façon générale qu'en voulant rivaliser avec la nature par l'imitation l'art restera toujours au-dessous de la nature et pourra être comparé à un ver faisant des efforts pour égaler un éléphant. Il y a des hommes qui savent imiter les trilles du rossignol, et Kant a dit à ce propos que, dès que nous nous apercevons que c'est un homme qui chante ainsi, et non un rossignol, nous trouvons ce chant insipide. Nous y voyons un simple artifice, non une libre production de la nature ou une œuvre d'art. Le chant du rossignol nous réjouit naturellement, parce que nous entendons un animal, dans son inconscience naturelle, émettre des sons qui ressemblent à l'expression de sentiments humains. Ce qui nous réjouit donc ici, c'est l'imitation de l'humain par la nature (...) L'art doit donc avoir un autre but que celui de l'imitation purement formelle de ce qui existe, imitation qui ne peut donner naissance qu'à des artifices techniques, n'ayant rien de commun avec une œuvre d'art ». [*] Le portrait du pape Innocent X, dû à Vélasquez, que, dit-on, le pontife aurait qualifié de « trop vrai »! |
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L'art est poétique (« poïésis ») et non mimétique (« mimésis »). La beauté est un produit de l'esprit et non pas une imitation de la nature.
Exemple : Hegel prend l'exemple du buste grec. On voit bien qu'aucun visage réel ne correspond à cela : les traits parfaits, sans rides ni aspérités, sans expression d'émotion non plus. Il ne s'agit donc pas d'imiter la réalité telle qu'elle est physiquement. Grâce à une analyse détaillée de la forme du buste vue de profil, Hegel montre sur quoi les Grecs ont voulu marquer leur insistance : la ligne droite du front et du nez marque un angle droit avec celle qui part du lobe de l'oreille jusqu'au nez. Chez les animaux, il y a un angle aigu entre ces deux lignes, car la gueule et la truffe sont beaucoup plus avancées par rapport au front. Pour Hegel, cela montre la supériorité des facultés intellectuelles chez l'homme : la bouche et le nez, dévolues aux fonctions nutritives, sont chapeautées, dominées par le front et la réflexion.
TRANSITION
Si l'art rend visible, que nous donne-t-il à voir? Que nous dévoile-t-il de la nature que nous ne verrions plus ou pas sans lui? Quelle est cette nouvelle visibilité (ou lisibilité) du monde que l'art nous offre dans ses créations?
TROISIÈME PATIE:
C'est en trois sens que l'art rend visible:
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ART & SUBJECTIVITE : L'art nous donne à voir la vision subjective de l'artiste: Lorsque Vincent Van Gogh peint ses « Tournesols » ou des oliviers, il nous introduit d'emblée dans un monde, qui n'est pas celui de l'herboriculture ou de l'arboriculture, mais celui de son intériorité, de ses tourments, de la folie. En ce sens l'art serait l'extériorisation d'un monde intérieur. Comme dit précédemment, l'artiste nous donne à voir sa vision du monde. L'œuvre d'art correspond à la perception subjective d'un individu singulier, unique au monde donc à sa conscience et à son monde intérieur. Malraux dira: « L'art, c'est le plus court chemin de l'homme à l'homme. » Dans la contemplation esthétique, deux consciences se superposent et fusionnent, ce qui crée l'intensification du sentiment d'exister. L'art n'a plus comme fonction de redessiner la réalité. Au contraire, l'art acquiert la fonction d'éveiller un sentiment : celui du beau, de la jouissance esthétique. On cherche alors à engendrer un effet qui n'est pas celui de la simple contemplation de la nature sur la toile mais la contemplation de la sublimation de la réalité. L'artiste en donnant sa vision du monde, s'offre : il offre son imagination et la liberté d'y participer. L'art est donc ce qui permet d'aller au-delà de ce qui est donné, au-delà de ce que nos yeux peuvent voir quotidiennement. C'est une nouvelle manière de redécouvrir le monde.
L'art semble véritablement être le lieu de la subjectivité. Tout d'abord la subjectivité du créateur qu'il soit peintre, poète ou musicien ; puis la subjectivité du destinataire. C'est ainsi qu'on parle souvent de relativisme quant à la norme du goût. La beauté varierait selon un sujet, voire selon les moments de la vie de ce dit-sujet. La beauté se constituerait selon l'évolution de ce dit sujet. Si la belle musique trouve son incarnation pour un individu dans le rap, pour un autre ce sera la musique classique. Il n'y aurait donc aucune discussion possible sur le beau dès lors qu'il serait purement et simplement subjectif. Cf. le proverbe : « les goûts et les couleurs ne se discutent pas » Néanmoins ce relativisme subjectiviste pose problème car ceci remettrait en question la critique d'art. Quel est l'intérêt de la critique d'art si elle ne repose sur rien. Une des réponses serait la suivante : le beau serait fonction d'un contexte historique déterminé. Je ne suis pas toujours d'accord avec les autres quand il s'agit de juger de la beauté, que ce soit celle d'un être humain, d'un paysage ou d'une oeuvre d'art ; on peut même dire sans doute que je ne partage jamais complètement les goûts de quelqu'un : le goût est une marque de ma singularité. C'est que juger du beau fait appel à ma subjectivité, au domaine intime de mes sentiments ; ne dit-on pas couramment « aimer » pour dire : « trouver beau » ? On pourra bien me donner l'ordre de trouver beau ce que je n'aime pas, jamais on ne m'en convaincra intimement ; seul, je puis savoir ce que je ressens. Enfin, je juge de la beauté de quelque chose à la lumière de mon expérience personnelle, qui n'est jamais la même que celle des autres ; ce que j'ai vu et entendu modèle ce que j'apprécie. Mes souvenirs m'appartiennent et individualisent mon jugement de goût par le prisme de ma culture. La sensibilité esthétique renvoie au plus intime, au plus subjectif de l'individu. Le cœur du cœur de la subjectivité.
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ART & VERITE :La réalité ne se réduit pas à ce qu'on en voit. L'art aurait pour fonction de nous révéler cette part intime et invisible de la réalité. L'art rend à la vue, ce que l'habitude nous empêchait de voir. L'art nous délivre des représentations mentales ordinaires, qui font écran entre le monde et nous. Le regard de l'artiste est libre de tout « préjugés de l'oeil ».
Bergson se fait l'écho de cette thèse d'un « artiste - voyant »:
« La philosophie n'est pas l'art, mais elle a avec l'art de profondes affinités. Qu'est-ce que l'artiste ? C'est un homme qui voit mieux que les autres car il regarde la réalité nue et sans voile. Voir avec des yeux de peintre, c'est voir mieux que le commun des mortels. Lorsque nous regardons un objet, d'habitude, nous ne le voyons pas : parce que ce que nous voyons, ce sont des conventions interposées entre l'objet et nous ; ce que nous voyons, ce sont des signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître l'objet et de le distinguer pratiquement d'un autre, pour la commodité de la vie. Mais celui qui mettra le feu à toutes ces conventions, celui qui méprisera l'usage pratique et les commodités de la vie et s'efforcera de voir directement la réalité même, sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste. Mais ce sera aussi un philosophe, avec cette différence que la philosophie s'adresse moins aux objets extérieurs qu'à la vie intérieure de l'âme ! » Bergson, « Conférence de Madrid sur l'âme humaine ».
Contrairement à l'idée commune, la perception n'est jamais neutre. Nous percevons ce que nous savons ou ce que nous croyons ou ce que nous désirons ou craignons. Ordinairement notre perception se voit commander par les urgences de l'action. On ne voit que ce que l'on a besoin de voir. Inconsciemment nous sélectionnons les seules informations utiles qui nous parviennent de notre environnement. En conséquence, la réalité quotidienne, la réalité telle qu'elle nous apparaît en fonction des exigences de l'action s'avère assez dépouillée et assez pauvre.
Au regard vulgaire, Bergson oppose le regard de l'artiste, comme seule vision authentique et gratuite, au-delà de toute visée utilitaire. Le génie voit mieux ce que nous voyons mal ou pas encore. Le regard de l'artiste a le pouvoir de "dire", ou de "signifier" plus que tous les langages réunis, et combien, parfois, il peut être "décapant", c'est-à-dire ôter aux choses le vernis des étiquettes usées et conformistes pour voir ce qu'il y a derrière. Le « voile » qu'évoque Bergson et qu'il s'agit d'arracher n'est autre que notre technique ordinaire d'appréhension du monde. L'art consisterait au contraire dans le rétablissement d'un contact direct et immédiat avec les choses. // Thèse du langage chez Bergson (cf. cours sur le langage).
Illustrons cette idée, avec la poésie: Francis Ponge († 1988), dans son oeuvre poétique, se propose de saisir l'objet le plus banal qui soit dans son irréductible unicité. Dans « Le parti pris des choses » (1942); il essaie de restituer aux choses (une huître, un morceau de pain, une roue de bicyclette, etc.) leur dignité originelle, leur profondeur substantielle.
Illustrons cette idée, avec la peinture: Heidegger, prenant pour exemple les « Vieux souliers aux lacets » de Van Gogh, ne dira pas autre chose. Pour lui, contrairement à l'artisan, l'artiste révèle à travers son oeuvre la vérité des choses, leur essence. Bien loin d'être une « mimésis » (une « imitation »), l'art est une « poïèsis » (une « création ») qui trouve sa propre finalité en elle-même. Ces souliers ne servent à rien. Heidegger dit que ce tableau nous montre l'outil en tant qu'outil, l'étantité de l'étant. Le contemplant, on prend conscience du dur monde du paysan qui les a portés. L'oeuvre d'art nous présente la vérité implicite de la chose, que son usage ordinaire cache.
« Prenons un produit connu : une paire de souliers de paysan. Pour les décrire, point n'est besoin de les avoir sous les yeux. Tout le monde en connaît. Mais comme il y va d'une description directe, il peut sembler bon de faciliter la vision sensible. Il suffit pour cela d'une illustration. Nous choisissons à cet effet un célèbre tableau de Van Gogh, qui a souvent peint de telles chaussures. Mais qu'y a-t-il là à voir ? (...) D'après la toile de Van Gogh, nous ne pouvons même pas établir où se trouvent ces souliers. Autour de cette paire de souliers de paysan, il n'y a rigoureusement rien où ils puissent prendre place : rien qu'un espace vague. Même pas une motte de terre provenant du champ ou du sentier, ce qui pourrait au moins indiquer leur usage. Une paire de souliers de paysan, et rien de plus. Et pourtant... Dans l'obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables, s'étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. Par-dessous les semelles s'étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir. A travers ces chaussures passe l'appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d'elle-même dans l'aride jachère du champ hivernal. A travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l'angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace. Ce produit appartient à la terre, et il est à l'abri dans le monde de la paysanne. Au sein de cette appartenance protégée, le produit repose en lui-même. Tout cela, peut-être que nous ne le lisons que sur les souliers du tableau. La paysanne, par contre, porte tout simplement les souliers. Mais ce « tout simplement » est-il si simple ? Quand tard au soir, la paysanne bien fatiguée met de côté ses chaussures, quand chaque matin à l'aube elle les cherche, ou quand, au jour de repos, elle passe à côté d'elles, elle sait tout cela, sans qu'elle ait besoin d'observer ou de considérer quoi que ce soit... Nous n'avons rien fait que nous mettre en présence du tableau de Van Gogh. C'est lui qui a parlé. Dans la proximité de l'œuvre, nous avons soudainement été ailleurs que là où nous avons coutume d'être. L'œuvre d'art nous a fait savoir ce qu'est en vérité la paire de souliers. » Heidegger in « Chemins qui mènent nulle part » |
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ART & SPIRITUALITE : philosophiquement, l'idée de Paul Klee peut être comprise comme l'idée que l'art a pour but d'exprimer un élément spirituel. L'art n'est pas seulement plaisir, jeu, distraction, subjectivité. Il nous fait pénétrer dans le domaine de la spiritualité : « L'art, disait Bacon, c'est l'homme ajouté à la nature ». Déjà, l'art des hommes du paléolithique montre qu'il est l'une des premières expressions de l'esprit humain. L'art est l'une des premières manifestations du génie d'un peuple.
Dans l'oeuvre d'art, l'esprit se matérialise et la matière (le marbre du sculpteur, par exemple) se spiritualise. L'art manifeste dans une forme sensible un contenu spirituel. L'art s'adresse à nos sens (vue, ouïe) et à notre esprit, c'est-à-dire à toute notre humanité. Allons plus loin en écoutant Hegel dans son « Esthétique »: « L'homme s'est toujours servi de l'art comme moyen de prendre conscience des idées et des intérêts les plus élevés de son esprit; les peuples ont déposé leurs conceptions les plus hautes dans les créations de l'art, les ont exprimées et en ont pris conscience par le moyen de l'art. »
WILDE: « La vérité en art n'est-elle pas celle où l'extérieur exprime l'intérieur, où l'âme s'incarne, où le corps est habité par l'esprit, où la forme révèle ? »
Pour s'en convaincre, qq exemples:
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Hegel nous donne l'exemple de la statuaire grecque : l'art hellénique rend la forme humaine plus parfaite, l'anime et la spiritualise. Ce que nous percevons dans l'art hellénique classique, c'est l'esprit tout entier comme constituant le fond de l'ouvrage d'art. André Malraux verra, lui aussi, dans l'art une démiurgie, la création d'une nouvelle réalité spirituelle, une invention de formes: « L'art naît... de la fascination de l'insaisissable, du refus de copier des spectacles, de la volonté d'arracher les formes au monde que l'homme subit pour les faire entrer dans celui qu'il gouverne... Les grands artistes ne 'sont pas les transcripteurs du monde, ils en sont les rivaux. » (A. Malraux, « Les voix du silence », NRF, 1959)
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Grâce à la tragédie et à la mythologie grecques, le peuple prend conscience de ses mythes, de ses valeurs, de la place respective des hommes et des dieux, de la part de liberté ou de déterminisme dans l'existence humaine. L'art incarne la splendeur du cosmos, du divin. Transcendance cosmique ou religieuse.
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De même, l'architecture médiévale était un formidable moyen d'éducation. L'art religieux manifeste l'expansion idéologique du christianisme comme il permettait d'apprendre à la population, souvent illettrée, l'Histoire Sainte.
L'art n'est pas seulement une expression personnelle du génie de l'artiste. Il manifeste aussi toutes les interrogations et les conceptions d'une époque qui se donnent forme objective. L'oeuvre est un moyen pour l'esprit de se contempler lui-même. L'art témoigne du génie d'un peuple. Ses pensées y prennent une forme objective, sensible: « L'art est un moyen à l'aide duquel l'Homme extériorise ce qu'il est » (Hegel).
Contre Kant, le beau artistique est supérieur au beau naturel.
Contre Aristote et avec Hegel (cf. première partie), l'art n'a pas pour but d'imiter la nature. L'art représente non pas des objets extérieurs ou des produits de la nature (un arbre, une pomme), mais des objets intérieurs, des idées, produits par la pensée.
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Kandinsky, dans « Du spirituel en art » dira qu'en tout artiste, il y aurait ce « chercheur en quête de domaines immatériels »… L'art c'est de l'intelligible dans du sensible, de l'esprit dans une matière.
CONCLUSION: L'art rend visible. Le monde quotidien est transfiguré par le regard de l'artiste. Il cherche à atteindre l'invisible qui est au coeur du visible.
Oscar Wilde ira plus loin encore en disant que c'est plutôt la nature qui imite l'art car « c'est la vie le miroir et l'art la réalité ».. Notre vision de la nature et prédéterminée par une représentation culturelle. Dans « Le déclin du mensonge », il écrit: « La vie imite l'art, bien plus que l'art imite la vie ». Notre culture artistique nous fait voir dans la nature ce que nous ne saurions voir sans elle: tel paysage est romantique, tel personnage est ubuesque, telle situation kafkaïenne, etc… « Ne trouvez-vous pas que la nature ressemble à un Corot? » (« Conférences en Amérique » (1882). La nature n'est pas ce qui est extérieur à la culture, mais ce que nous percevons à travers elle. En effet, le regard n'est jamais vide, mais toujours éduqué. L'art modifie et enrichit notre perception, il influence notre manière de voir la nature : « Sans doute y eut-il à Londres des brouillards depuis des siècles, notre Wilde parlant des impressionnistes et de Turner, mais personne ne les voyait, de sorte que nous n'en savions rien. Ils n'eurent pas d'existence tant que l'art ne les eut pas inventés. »
Idée résumée par "Le Portrait de Dorian Gray": "l'art est plus vrai que la vie". Pour Wilde, ce sont les mots qui font exister le monde.
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