Michel Tournier
Michel Tournier est né à Paris le 19 décembre 1924. Licencié ès-lettres et en droit. Diplômé d’Etudes Supérieures de philosophie. Travaux de traduction, en particulier de deux romans de E.M. Remarque. Débuts dans la radio en 1949. Attaché de presse d’Europe 1 de 1955 à 1958, puis chef des services littéraires des éditions Plon pendant dix ans. Son premier roman, Vendredi ou les limbes du Pacifique, obtient le Grand Prix du roman de l'Académie française en 1967. Trois ans plus tard, le prix Concourt couronne Le roi des aulnes. Michel Tournier est élu membre de l’académie Concourt en 1972. Passionné de photographie, il a présidé en 1977 les Rencontres photographiques internationales d’Arles.
Ecrivain tardif (il a publié son premier roman à 43 ans) et lent (quatre livres en dix ans), Michel Tournier a connu une réussite foudroyante dans la littérature contemporaine. Déjà ce paradoxe suffirait à le distinguer. Mais tout chez lui est paradoxe. A commencer par sa vocation romanesque, qui ne se manifesta qu’au terme d’un long apprentissage du concret, mieux, d’une maturation fastidieuse de la pensée dont le roman serait, au bout, le déchet. Michel Tournier a lui-même indiqué les étapes de cet étrange noviciat dans sa fascinante autobiographie intellectuelle, Le vent Paraclet ; 1) la philosophie : l’auteur du Roi des aulnes eut — et a toujours — pour la philosophie, à laquelle il se destinait, une passion intransigeante. Pour la philosophie, et plus précisément pour les grands systèmes philosophiques, dont l’ordonnance conceptuelle lui semblait surpasser en importance et en intérêt tous les désordres du monde. (Autour, d’ailleurs, c’était la guerre). « Tout ce qui n’était pas système était bande dessinée... » Son échec à l’agrégation fut pour lui une lourde gifle qui le fit basculer sans délicatesse dans les catégories jugées plus méprisables de la littérature romanesque. 2) la traduction : premier rappel à la réalité, première approche des techniques du langage. «Je ne savais pas encore que le traducteur n 'est que la moitié d’un écrivain, ce qu’il y a en l’écrivain de plus humblement artisanal. » École de patience. Après l’apprentissage dès concepts, celui des gallicismes et du prêt-à-écrire. 3) la radio : c’est la découverte étonnée du « grand public » et de cette silencieuse « âme collective » auxquels Michel Tournier voudra d’emblée s’adresser lorsque, enfin, il décidera d’écrire pour son compte. 4) le roman : « Bien entendu, il ne pouvait être question pour moi que de romans traditionnels (...) J’entendais écrire comme Paul Bourget, René Bazin ou Delly. » Si nous avons évoqué cette longue descente aux enfers et aux délices du monde réel, à laquelle l’invitaient ses déceptions philosophiques, c’est que chacun des romans de Michel Tournier en restitue à sa façon l’image. Toujours revient le moment, dans ses récits, où il troque les bottes de sept lieues du conteur théologien contre les semelles de plomb du romancier traditionnel le plus terrien. Le logos en est tout crotté ! Écrire est toujours, pour ce cérébral forcené, une manière de toucher le fond, de faire toucher le fond à une idée pure, à un mythe, à une légende ou à une civilisation. Ainsi, dans Vendredi ou la vie sauvage Michel Tournier montre-t-il la destruction progressive chez Robinson de toute ombre de civilisation : débarqué sur son île frais et rose comme un Anglais tout chapeauté d’Histoire qu’il est, sa longue solitude le décoiffe, le décape intérieurement et le conduira jusqu’à un accablement bestial, Robinson finissant par s’ébattre dans la boue avec les pécaris. Abel Tiffauges, le géant pervers du Roi des aulnes, se trouve, lui, de naissance, dans la même situation végétative et abrutie : n’ayant rien à détruire en lui, lisse comme un enfant, cet ogre pédophile devient prédateur du monde qui l’entoure. Écolier, il lui avait suffi d’un vœu pour que brûle son collège; adulte, la déclaration de guerre le sauve d’un procès d’assises, comme si l’Allemagne tout entière brûlait pour le faire sortir de prison... La magie n’est pas loin. Le roman montrait que la mythologie et les légendes anciennes (ici, la légende romantique du roi des aulnes) nous étaient donnés pour être « refaits » si l’on peut dire, trompés, réécrits et finalement réinventés, réactivés, pour les besoins remuants de l’histoire (ici, l’Allemagne ogresse de Göring et du nazisme). L’oncle Alexandre, enfin, est aux Météores (exploration romanesque du mythe de la gémellité, à travers les destins croisés ou confondus de deux frères jumeaux) ce que Robinson était à Vendredi et Abel Tiffauges au Roi des aulnes : non pas le monstre de service, comme certains critiques l’ont trop facilement laissé entendre, mais le personnage grâce auquel Michel Tournier peut faire œuvre de profanation. Tirer la métaphysique vers le bas, puisqu’elle l’avait jeté de ses burlesques estrades, fut longtemps sa revanche de romancier. Pour la servir, en fin de compte, et en rendre le goût sacré. Il y parvient en réécrivant à sa manière — qui superpose le naturalisme à l’abstraction — la geste et la morale des grands héros mythologiques. Aucun raconteur d’histoires ne sait mieux que lui, plus naturellement que lui, inciter à l’absolu de l’esprit par des voies buissonnières.
TOURNIER Michel 1924 Romancier, né à Paris. Tournier est-il un esprit « classique » ? Il le dit. Est-il un esprit « subversif » (et ce jusqu’à la provocation) ? On le dit. Une chose est sûre, il s’efforce d’être lisible. Il rêve d’être lu par les enfants, aussi veille-t-il de très près à ce que son récit puisse leur parvenir directement ; (du moins en substance, nous dit-il). Aussi lui arrive-t-il, et dès son premier roman, Vendredi ou les Limbes du Pacifique (1967), d’en faire une version spécialement conçue pour ce public : public privilégié, selon sa hiérarchie des valeurs. Et c’est Vendredi ou la Vie sauvage (1971) ; titre plus heureux peut-être, et qui semble témoigner, en effet, quatre ans après, de sa volonté d’écrire d’une façon de plus en plus accessible. Plus « simple », affirme-t-il. C’est dans le même esprit qu’il décline, pour son œuvre, la désignation si flatteuse aux yeux des auteurs modernes de « littérature de recherche » : je suis, proclame-t-il, un artisan. Vue sous cet angle, l’époque des débuts d’un écrivain de fiction, ingrate en principe, apparaît, bien au contraire, profitable à la formation « artisanale », justement, de ce futur romancier : pour vivre, Michel Tournier s’était voué à des travaux de traduction. Or, c’est là qu’il se perfectionna (entre autres) dans l’art de jouer avec les mots et les « modismes ». Au point de duper le lecteur (si nécessaire, bien sûr) : Verlaine ne le lui avait-il pas enseigné dans son Art poétique ? (« Il faut aussi que tu n’ailles point / Choisir tes mots sans quelque méprise »). Et il s’en explique - ou, bien plutôt, il s’en félicite - dans son « autobiographie intellectuelle », Le Vent paraclet (1977) : En effet le maniement constant des pièces essentielles constituant l’automatisme de la langue apprend non seulement à s’en servir dans la traduction, mais à les gauchir [notons ce mot] ou à les éliminer dans l’œuvre originale. Car il y a de grandes ressources - en prose et plus encore en poésie - dans la distorsion des locutions usuelles. Ne le croyons pas trop quand il se dit un « homme de métier », sans plus ; qui aurait acquis un certain « tour de main », et voilà tout. Car ce qu’il sacrifie de grand cœur, il n’y tient pas : la gloire du penseur. Il est un être d’imagination. Voilà sa fierté, et nous devons reconnaître qu’il est là à son affaire. Il simplifie la diction ; mais il amplifie (il magnifie) la vision. Rien ne l’amuse autant que de travailler à partir d’un sujet d’intérêt en soi minime ; d’un personnage « insignifiant » au départ. Tel le médiocre héros de son deuxième roman, Le Roi des aulnes (1970) : Le garagiste Tiffauges, homme très ordinaire, à part sa haute taille, n’a qu’une seule singularité, perverse d’ailleurs ; il est « pédophile » : il divague dans la rue à l’heure de sortie des petits écoliers, avec un appareil photographique (on pense à Lewis Carroll, qui, quant à lui, préférait les écolières) et prend ici ou là, à la sauvette, la photo d’un enfant ; il aime la chair fraîche, et nous voilà, bien au-delà du quotidien et replongé dans l’effrayante histoire, trois fois séculaire de l’ogre. Car bientôt, les circonstances très particulières de la Seconde Guerre mondiale l’amèneront à devenir le pourvoyeur d’une de ces écoles militaires nazies, pour lesquelles, clandestinement, l’on procédait, dans la rue, à l’enlèvement de jeunes garçons. Et notre garagiste fou nous apparaît métamorphosé : sa stature est devenue méconnaissable ; son ombre portée, immense. Il chevauche, seul, la nuit, à travers la campagne, en quête de nouvelles victimes. Mais à mesure que la Wehrmacht, en déroute désormais, reflue vers l’Ouest, d’autres processions passent devant lui : ce sont des hordes de détenus qui s’enfuient des camps de concentration ; et parmi eux, un tout jeune enfant, laissé pour mort dans un fossé bordier, avec pour seul indice d’identité une étoile jaune. Un peu plus tard (mais écoutons plutôt :) [le cheval de l’ogre] avançait d’un pas paisible et régulier [...] ce n’était plus la chevauchée tumultueuse qui ramenait Tiffauges à Kaltenborn après une chasse fructueuse, serrant dans ses mains une proie blonde et fraîche. [...] Sur sa tête, le grand bestiaire sidéral tournait lentement dans le cirque du ciel autour de l’étoile Polaire. La Grande Ourse et son Chariot, [...] l’Aigle et le Taureau se mêlaient à des créatures sacrées et fantastiques, la Licorne et la Vierge, Pégase et les Gémeaux. Tiffauges cheminait avec une lenteur solennelle [...]. Sous son grand manteau, l’enfant Porte-Étoile remuait parfois les lèvres, prononçant des mots dans une langue inconnue. Tous les récits de Michel Tournier, et jusqu’aux plus récents (entre autres Gaspard, Melchior et Balthazar, 1980 ; Gilles et Jeanne, 1983, où il est question de Jeanne d’Arc), sont fondés, nous dit-il, sur un « mythe », c’est-à-dire une histoire fondamentale que tout le monde connaît déjà. Mais son plaisir mauvais (il préfère parler d’« inversion maligne », va consister à faire changer le mythe de « sens ». Dans Vendredi c’est Robinson le civilisé qui va devenir l’élève de l’ex- « serviteur métis ». L’homme « primitif » devient le guide de l’homme nouveau. Car pour Tournier, les retrouvailles avec la « vie sauvage», avec le ciel nu, la nudité, la mer, l’arc-en-ciel, l’arc, le feu, la communion avec les éléments, loin d’être un retour en arrière, représentent l’avenir. Mais, bien pis, aux toutes dernières pages, un enfant apparaît, venu en pirogue du vaisseau White-bird (qui passait là, à proximité de l'île, et que Robinson a volontairement laissé passer). On sait que l’enfant, pour Tournier, c’est, plus encore que Vendredi, le guide de l’homme nouveau. Pourtant, le plus beau de ces « thèmes inversés », comme dirait le Brahms de la Symphonie n°l (III, mesures 1-5 et 6-10), c’est celui de « l’anomalie » : Dans Les Météores (1975), qui constituent véritablement une expérience limite, et aussi, sans doute, son oeuvre la plus troublante, il réussit à secouer le plus solide des dogmes de la rationalité, qui pose qu’il y a en toutes choses le « cas normal », et le « cas anormal ». Or les frères jumeaux Jean et Paul ne sont pas une étonnante, voire inquiétante, erreur de la nature. Et c’est au contraire le cas le plus commun (et donc, reconnu comme normal), celui des frères non-pareil - les sans-pareil, dit le texte -, qui est contraire à la norme, c’est-à-dire : contraire à ce qui, en toute justice, devrait avoir valeur de modèle ; valeur « normative ». Écoutons plutôt le frère-pareil, Paul, chanter à son frère-pareil le los de la symétrie ; de leur symétrie, qui est harmonie parfaite et pure : Nous seuls nous sommes venus au monde la main dans la main et le sourire fraternel aux lèvres [...] Mais l’atmosphère corrosive des sans-pareil, condamnés par leur solitude à des amours dialectiques, cette atmosphère s’attaque au pur métal gémellaire. Couple stérile et éternel, uni dans une étreinte amoureuse perpétuelle, les jumeaux - s’ils restaient purs - seraient inaltérables comme une constellation. À quarante-trois ans, Michel Tournier restait encore pour tout le monde un inconnu (bah ! Rameau en était au même point à cinquante ans, César Franck à soixante !) Ce n’est pas toujours, là, « dure et triste fortune », et Tournier lui-même nous affirme que, naguère, il l’a voulu ainsi : Je ne publierai de roman que lorsque j’aurai atteint la maturité de ma réflexion (propos rapportés par P. Alessandri, dans Littérature de notre temps, vol. V). On peut rapprocher cette profession de foi en la « vertu » de l’âge mûr (bien inattendue chez un amoureux de l’Enfant) d’une célèbre déclaration de Baudelaire, à propos de Constantin Guys, sur le génie qui serait, selon lui, « l’enfance retrouvée à volonté, l’enfance douée maintenant, pour s’exprimer, d’organes virils et de l’esprit analytique ». Précisons que Tournier, à force de retrouver l’enfance « à volonté » en a gardé - et à tout instant, pour sa part - certains élans spontanés et une certaine fraîcheur dame, voire une certaine naïveté. Et Dieu sait que c’est bien loin de constituer un défaut, en littérature, d’être - en plus d’un domaine - un grand naïf : Écoutons la fin de Vendredi ou les Limbes du Pacifique : Un enfant se tenait devant Robinson, le bras droit replié sur son front, pour se protéger de la lumière ou en prévision d’une gifle. [...] - Comment t’appelles-tu ? lui demanda Robinson. - Je m’appelle Jean Neljapäev. Je suis né en Estonie, ajouta-t-il comme pour excuser ce nom difficile. - Désormais, lui dit Robinson, tu t’appelleras Jeudi. C’est le jour de Jupiter, dieu du ciel. C’est aussi le dimanche des enfants.