Michel Butor
Né en 1926, Michel Butor fit la plus grande partie de ses études à Paris. Licencié et diplômé d’études supérieures de philosophie, de 1950 à 1957, il est professeur successivement à Minieh (Egypte), Manchester, Salonique et Genève. Il publie son premier roman, Passage de Milan, en 1954, En 1956, il reçoit le prix Fémina pour l’Emploi du temps et en 1957 le prix Renaudot pour la Modification. Dans les années 60, il fait de longs séjours aux Etats-Unis avec conférences et cours dans les universités et à Berlin comme boursier de la Fondation Ford. Après 1968, la réforme de l’Université lui permet d’enseigner la littérature à l’Université de Vincennes, puis au Collège universitaire de Nice. Docteur ès-lettres, mais boudé par les facultés françaises en raison de sa carrière peu orthodoxe (non-agrégé, écrivain, etc.), Butor, qui est sans doute l ’un des plus grands critiques d’aujourd’hui, est sollicité par l’Université de Genève où il occupe désormais une chaire de littérature. Marié depuis 1956, il est le père de quatre filles, « les princesses », qui, comme sa femme Marie-Jo, apparaissent souvent dans les Illustrations et dans Matière de rêves.
Cerner, décrire l’œuvre de Michel Butor : tâche impossible qui demanderait la mise en œuvre de moyens divers, parallèles ou complémentaires : lexiques, cartes, codes, figures, diagrammes, clés des songes ; qui exigerait la mise à plat d’une géographie (réelle, imaginaire), l’établissement et la superposition de divers réseaux (de transports, de communications, mais aussi d’informations, de savoirs, de rêves), l’inventaire d’une faune avec, dans Mobile, poissons et oiseaux dominants, le déploiement d’une culture aux références encyclopédiques (de l’alchimie, par exemple, à la psychanalyse, d’une géologie semée de pierres précieuses à la symbolique des couleurs dans la peinture, etc.). Aux moyens d’approcher l’œuvre, parallèles entre eux, il faudrait en ajouter d’autres, parallèles à l’œuvre, mais éclairant comme un miroir : peinture, musique, poèmes, monuments, paysages. Refaisant le mouvement inverse de l’auteur qui, dans Illustrations, écrit à la lumière des peintres, dans leurs marges, ou mieux redouble leur démarche, décrypte leur message pour le traduire en mots, il faudrait passer de ses poèmes, de ses textes à ce qui est à la fois leur origine, leur contrepoint et leur commentaire : les tableaux ou gravures de Magnasco, Bryen, Herold ou Masurovsky, ou bien encore relire Chateaubriand après 6 810 000 litres d’eau par seconde, ou revisiter San Marco. On ne peut que signaler les domaines et les parcours qui sont ceux de Butor, domaines multiples de la littérature, de l’art, des sciences, du sensible et de l’intelligible, territoires familiers et terres à redécouvrir, espaces gigognes de la chambre, de la maison, de la ville, du pays, du monde, et parcours incessants abolissant les frontières ou suivant, créant d’étonnantes et signifiantes lignes de jonction. Ou encore il faudrait pouvoir mimer, égaler, la pénétration, la concision du Butor cri tique, celui de la série des Répertoires, pour montrer en quelques pages comment dans son œuvre fonctionne le temps, s’architecture l’espace, s’organisent les trajets, s’articulent le vécu, le rêvé, le savoir et l’écriture. Si l’œuvre de Butor, plus qu’aucune autre, se déploie de manière rigoureuse, avec tout un jeu de variations, parfois considérables, autour d’axes bien précis, à première vue elle semble être d’une extrême diversité et coupée par quelques grandes lignes de rupture. Le romancier de Passage de Milan n’écrit pas, semble-t-il comme le narrateur de Matière de rêves ni ne paraît préoccupé des mêmes choses. Le critique parlant des œuvres d’art imaginaires chez Proust ou des lettres dans la peinture et dont le regard a l’acuité d’un scalpel, dont l’oreille sait entendre le non-dit des œuvres, qu’a-t-il de commun avec le poète des Illustrations, si souple dans le maniement du vers ou de la narration, laissant lés mots courir en liberté : ...et avenir-inondations puis lavande-usure et soufre-la lente altération des solennelles flaques puis courses-gemmes... ou au contraire reprenant avec humour d’anciennes romances :
Je lègue à Messire Janvier Outre la queue du Capricorne Et la tête compatissante du Verseau penché sur son urne Mes deux mains sans le moindre sou...
Et pas plus le lien n’est évident entre la savante, synthétique et lyrique description de l’Amérique que constitue Mobile et la prose presque romantique du Portrait de l’artiste en jeune singe. D’autre part des points de rupture sont en apparence aisément repérables, et il est facile de diviser l’œuvre en trois grandes périodes : de Passage de Milan à Degrés, c’est l’époque du roman : même si Butor ne respecte pas les règles classiques de la narration romanesque, si Passage de Milan est la reconstitution d’un univers clos, celui d’un immeuble parisien et la mise en parallèle des différentes cellules (les appartements) qui la composent ou si, encore, la Modification est écrite à la deuxième personne obligeant le lecteur interpellé par le « vous », adressé en fait au héros, à vivre dans le temps de celui-ci et au même rythme, ses récits comportent intrigues, actions, personnages. Avec le groupe de livres suivants : Mobile, Description de San Marco, Réseau aérien et 6 810 000 litres d’eau par seconde, l’accent est. essentiellement mis sur la description. Là il s’agit moins de raconter que de saisir, de montrer que de relier et d’organiser dans une forme complète et cohérente. Tout vise à donner une perception globale d’un ensemble multiple, dispersé dans l’espace (les Etats américains avec leurs variantes — relief, faune, flore, habitat, etc — et leurs constantes — routes, publicités, conserves, informations radiophoniques ou télévisées, etc.) et dans le temps (le Niagara de Chateaubriand et celui de Butor) ; tout, jusqu’à l’éclatement des images et des scènes, est pris dans le réseau des phrases, le tissu de la description. Enfin, avec Illustrations ou parallèlement avec Matière de rêve, Butor s’efforce de prendre modèle d’autres langages, celui de la peinture, celui des rêves. Disposant ses propres images ou fantasmes en regard de ceux des peintres, réinventant le mélange de logique et de non sens qui caractérisent le rêve, il tente d’articuler la sensation et la parole, le vécu et l’imaginaire comme d’ouvrir au poème et à la narration d’autres champs. Et c’est bien à la narration qu’il revient — non exactement au roman dans Matière de rêves, mais une narration où, loin de commander, l’intrigue, l’action sont soumises au caprice des mots, bousculées par le surgissement des images, éclairées par les projections de l’inconscient. Cette division en trois périodes est aussi réelle que commode. Elle ne permet cependant pas d’expliquer pour quoi les textes critiques de Répertoire (4 volumes) jalonnent toute la carrière de l’auteur, pourquoi les deux premiers volumes d’Illustrations sont contemporains de San Marco et de 6 810 000 litres d’eau par seconde, ni non plus de situer avec précision des textes comme Portrait de l’artiste en jeune singe ou la Rose des vents placé sous le signe, l’un du romantisme, l’autre de l’utopie fourieriste. Mais peut-être ne faut-il pas considérer ces trois périodes comme séparées par de profondes ruptures (passage, saut brusque du roman à la description et de la description au poème) et admettre qu’elles sont les étapes d’une même recherche, ou mieux, à la manière de ces visions croisées ou contradictoires qui constituent la représentation des Etats-Unis, les éléments mobiles qui donnent sa forme à l’œuvre, et son devenir. Forme toujours mouvante parce que toujours ouverte et en devenir et dont Votre Faust, l’opéra écrit avec Pousseur, de telle sorte que les spectateurs puissent choisir entre différentes versions ou faire permuter l’ordre des scènes serait, par sa mobilité, l’illustration la plus parfaite. Dès Passage de Milan, se manifestait ce qui, sous les formes du roman, de la description, du poème allait être la constante d’une démarche et donner à l’ensemble de l’œuvre son unité. Le texte butorien, en effet, est parcours, balisage, cartographie, tentative non de fixer l’espace, mais de le saisir comme une structure ouverte où se déploient de multiples actions en un moment donné. Au terme, le livre devrait reproduire cette structure, aux axes fixes, aux articulations souples, donc susceptibles de modifications infinies mais à l’intérieur de limites données. Si l’on marche tant dans les romans de Butor, si les déplacements, les voyages (en train, voiture, avion), les références géographiques sont si fréquents dans la plupart de ses livres, c’est qu’ils constituent le moyen de s’approprier l’espace, de le vivre dans sa relation au temps et par là de déchiffrer le réel. Parlant des romans de Butor, de l’espace de la ville dans l’Emploi du temps, ou de la classe dans Degrés, Jean Roudaut écrit : « La pérégrination contée en ces ouvrages, ou la recherche d’une figure révélatrice par le jeu, correspondent au voyage vers le centre, à la recherche du « château intérieur ». Nous avons en Bleston, en la classe de seconde A, en l’immeuble de Passage de Milan, une imago mundi. » Ce qui fascine Butor, ce n’est point un lieu unique, mais la relation que. celui-ci entretient avec les autres. « Tout lieu, dit-il dans Répertoire II, est le foyer d’un horizon d’autres lieux, le point d’origine d’une série de parcours possibles passant par d’autres régions plus ou moins déterminées. » Ce sont ces réseaux spatio-temporels qu’il entreprend de décrire, de rendre perceptibles. Comme Apollinaire, il voudrait être partout, entendre et traduire les bruits du monde. Mais de ce simultanisme dont Apollinaire rêvait, Mobile, œuvre clé pour la compréhension de Butor, et qui enserre les États-Unis dans le double filet des cartes et des horaires, du réel et de l’imaginaire, est la première grande illustration. Par là aussi, c’est peut-être le premier livre qui exprime la perception moderne de l’espace comme champ ouvert des communications.