Méthodologie de la dissertation littéraire
DE LA DISSERTATION LITTÉRAIRE CONSACRÉE A UN SUJET GÉNÉRAL
Bien que l’étudiant éprouve d’ordinaire quelque appréhension quand il aborde la dissertation littéraire générale, il lui arrive assez souvent aussi de ne pas voir exactement où en est la difficulté. Il situe surtout celle-ci dans le caractère extrêmement vague de la formule à discuter. Par exemple, le débutant qui doit commenter la thèse de Renan : « La vraie admiration est historique... » est facilement embarrassé par l’apparence assez terne de ces quelques mots derrière lesquels il ne sent pas un problème capital de la critique (doit-on admirer une œuvre avec ou sans la connaissance historique du milieu qui l’a vue naître?). Encore moins sentira-t-il que la question est un aspect de ce « scientisme » qui envahissait le XIXe siècle et il sera dès lors tout à fait désarmé pour une discussion, parce qu’il ne saura pas avec qui et quoi discuter. Aussi doit-il se persuader que la dissertation littéraire générale est difficile, non parce qu’elle est vague, mais parce que, derrière un vague apparent, il faut retrouver des précisions concrètes et vivantes. Ces précisions ne relèvent pas de l’imagination. L’apprenti doit donc d’abord se cultiver : il ne doit plus se contenter, comme pour le baccalauréat, de notions sommaires sur toute la littérature, sur les principaux auteurs, sur les principales œuvres, mais il doit connaître les grands problèmes et leurs solutions essentielles à travers la littérature. Si doué qu’il soit, il n’inventera pas ces questions et ces réponses. Faute de cette culture il pourra, en mettant les choses au mieux, faire un excellent « essai », fin et personnel, mais souvent à contresens, parce qu’il n’aura pas su déceler l’allusion, et, en tout cas, sans rapport avec une dissertation. A ce propos, on répète peut-être trop aux candidats à un examen de lettres qu’ils doivent être personnels, sincères et vivants. Pour suivre ce conseil, ils livrent dans leurs copies leurs réactions à l’état brut, des impressions vives et sans nuances. Naturellement, comme ces embryons informes ne ressemblent en rien à une dissertation, leurs auteurs ont une mauvaise note et sont alors convaincus d’avoir été dupés : ils risquent, ou de se décourager, ou, ce qui est plus grave encore, de devenir des sophistes qui ne croient plus à la sincérité et au caractère vital des travaux littéraires. Il serait peut-être plus honnête de dire qu’il n’y a pas de dissertation possible (qu’il n’y a d’ailleurs aucun travail possible en français) sans une culture doublée d’une technique (culture générale et technique de l’exercice demandé); que la sincérité, sans autre précision, est un mot qui n’a pas grand sens; que, dans une dissertation, une opinion personnelle n’a pas de valeur par son intensité brutale, mais seulement par la force de la démonstration, par la finesse des nuances, par la richesse des allusions concrètes qu’on devine derrière elle. Ainsi la dissertation est l’aboutissement d’un travail préalable, dont une bonne partie s’apprend comme un métier. Il convient donc d’examiner de plus près la culture impliquée par la dissertation littéraire générale et la technique qu’elle exige.
Il faut absolument : 1° Se familiariser avec les grands problèmes. 2° Raisonner sur des faits. 3° Ne pas perdre de vue l’orientation générale. 4° Donner à la dissertation un mouvement continu.
1. Se familiariser avec les grands problèmes.
Un très mauvais réflexe des étudiants devant un sujet, réflexe bien connu des correcteurs, consiste à se dire : « Quelle chance! ça, c’est le problème de l’art et de la morale, et je l’ai entendu traiter dans l’année »; et là-dessus le candidat y va de la dissertation sur l’art et la morale, celle qu’il était prêt à servir sur n’importe quel sujet qui, de près ou de loin, lui semblerait se rapprocher de cette question ! Il va de soi que ce réflexe est dangereux; encore n’est-il pas totalement à proscrire et il pourrait être intelligemment utilisé. Il est bien évident, en effet, que la culture exigée d’un «.Propédeute » ou d’un « Cagneux » n’est pas indéfinie. La plupart des sujets généraux d’esthétique littéraire portent sur les lois de l’art, les lois de la création, les lois des genres, les caractéristiques des grandes Doctrines et des grandes Ecoles. On a assez vite fait, non pas, bien sûr, le tour des sujets, mais le tour des thèmes possibles de réflexion. La connaissance même de ces thèmes éclairera un sujet. Celui qui ignore tout des rapports de la morale et de l’art risque de mal comprendre ce mot de Gide que nous étudierons : « C’est avec de beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature. » Ne connaissant pas l’acuité de ce problème chez les très grands artistes, il risque de laisser échapper le sens exact de l’expression « beaux sentiments ». Aussi sera-t-il bon d’avoir réfléchi sur ces principaux thèmes, d’avoir étudié les principales réponses apportées par les grands écrivains. On constatera à ce propos que de très nombreux sujets sont relatifs aux conditions de la création plus qu’à l’œuvre une fois réalisée. Au fond, la plupart de ces thèmes sont là monnaie du problème suivant : à quelles conditions peut-on créer une oeuvre littéraire valable? autrement dit : que vise l’artiste quand il crée, l’art lui-même ou, un but étranger à l’art? quel compte tient-il de la vérité objective? des règles? comment utilise-t-il sa vie personnelle? comment veut-il toucher la sensibilité? qu’est-ce que sa création doit à la société de son temps? etc. D’autres sujets concernent des problèmes plus spéciaux, que les Ecoles se sont particulièrement posés, tel celui-ci, si cher aux Romantiques : l’art peut-il être reproduction de la vie? Certains enfin sont consacrés aux genres et aux rapports que ces genres entretiennent entre eux : quelle est l’essence du théâtre, le discours ou le spectacle? quels sont les rapports de la tragédie et de la comédie? du théâtre et du roman? Ces thèmes, pourtant assez nombreux, ne sont pas illimités et tout candidat à un examen comprenant une dissertation littéraire générale doit avoir pour ainsi dire comme une idée de tout sujet, quel qu’il soit, que l’on pourrait lui proposer. Un bon Cagneux, un bon étudiant de Propédeutique ne peuvent être vraiment surpris par aucun sujet général. Bien entendu, il ne s’agit pas de faire l’éloge du devoir banal et passe-partout. Nous ne cesserons, notamment dans les remarques qui précèdent nos exercices, d’insister sur le caractère propre, spécifique, irréductible de toute formule à commenter. Nous sommes souvent amenés à une véritable explication de texte préliminaire et nous considérons que nous n’avons jamais trouvé à l’état pur un grand thème esthétique. Nous soulignerons maintes fois que c’est la formule du sujet (généralement une citation de grand auteur) que nous avons à étudier et rien d’autre qui puisse s’y identifier. Il n’en reste pas moins vrai que c’est peut-être décourager inutilement un apprenti que de lui faire croire qu’il aura, pour tout sujet nouveau, à inventer des idées nouvelles. Il nous semble possible de lui suggérer, avec toute la prudence nécessaire, que plus d’un développement peut se retrouver d’une dissertation à une autre, à condition de l’orienter différemment (comme nous tentons de le faire chaque fois qu’au lieu de nous contenter de renvoyer d’un sujet à un autre, nous développons de.propos délibéré les mêmes, idées dans des sujets différents), de le repenser dans le mouvement particulier au devoir qu’on a à traiter; bref, à condition de posséder une bonne technique de la dissertation. C’est celle-ci que nous allons essayer maintenant d’expliquer. Bien entendu, nous ne pouvons pas tout dire et, comme nous venons de le préciser, il n’y a que des cas particuliers; malgré tout, trois conseils nous semblent fondamentaux : toujours raisonner sur des faits, ne pas perdre de vue l’orientation générale, donner à la dissertation un mouvement continu. 2. Raisonner sur des faits. . Ce conseil est celui qui surprend le plus le débutant, car l’appellation même de sujet général semble autoriser libéralement aux raisonnements abstraits, à la discussion théorique. En réalité la dissertation littéraire générale ne peut en aucune façon être confondue avec une dissertation philosophique d’esthétique. Sans doute l’une et l’autre peuvent-elles traiter de problèmes analogues, sans doute même sera-t-il bon que l’étudiant ait lu quelques « Esthétiques » particulièrement importantes. Mais alors que la dissertation philosophique raisonne dans l’abstrait (certes avec des exemples, mais des exemples qui, au lieu d’être -l’essentiel du devoir, ne font qu’illustrer la démonstration), la dissertation littéraire argumente le plus possible dans le concret, même et surtout dans les sujets qui touchent à l’esthétique. Il faut bien l’avouer, cette règle est dans une certaine mesure une loi du genre et cette loi n’est peut-être pas entièrement dépourvue d’arbitraire. Nous avons vu quelquefois (rarement à vrai dire) d’assez bons devoirs discuter de façon purement théorique un problème d’esthétique littéraire. On est du reste embarrassé pour les juger, car ce n’est pas tout à fait la « règle du jeu ». Mais généralement les meilleures copies sont pleines d’exemples, et ceci se comprend assez bien : pour raisonner dans l’abstrait pur, il faut être très sûr de soi. Valéry, dans ses articles d’esthétique, discute parfois pendant des pages sans un exemple. Camus, Sartre posent des problèmes littéraires de façon bien abstraite. Mais ils sont Valéry, Camus, Sartre et, d’autre part, ils ne font pas de dissertation! Aussi se trouvera-t-on bien de se méfier de certains essais modernes : excellente lecture pour fortifier les idées, ils sont d’assez dangereux maîtres à rédiger une dissertation. Il y a plus : l’argumentation qui repose sur des exemples a plus de chance d’accrocher la vie, réelle et concrète, que l’argumentation théorique; elle a plus de chances de donner l’impression d’engagement au sein des choses, et c’est cet engagement qui est proprement littéraire. Dès la position même du sujet, on doit être dans le concret, on doit éviter de considérer la pensée à discuter comme un impersonnel et éternel problème; on doit sè persuader qu’une phrase n’a. pas le même sens sous la plume de Corneille ou sous la plume de Voltaire, à l’époque romantique ou à l’époque moderne. Ainsi, il n’est pas indifférent que ce soit Renan qui ait écrit : «La vraie admiration est historique », et qu’il l’ait écrit, dans L’Avenir de la Science, en 1848, car c’est alors un témoignage de cette invasion de la science dans le domaine humain . et critique qui va donner à la deuxième moitié du xixe siècle une tonalité particulière. On pourrait multiplier les exemples; en tout cas on constatera que, chaque fois qu’il est possible, nous situons historiquement la phrase à commenter et que, lorsque l’exercice l’exige, c’est là l’objet même de la première partie. Bien entendu, cette utilisation de l’exemple est assez délicate, Les étudiants à qui on la recommande ont tendance à étaler indiscrètement des connaissances prises souvent dans des manuels. Supposons qu’il s’agisse du mot que nous venons de citer : il n’y a vraiment pas lieu de raconter tout ce que l’on sait de Renan, de L’Avenir de la Science, ni même tout ce que l’on sait sur le positivisme au xixe siècle. Il ne faut dire, naturellement, que ce qui éclaire le sujet, ou plus exactement ce qui donne à un mot théorique un peu vague sa portée précise, son sens au moment de l’histoire des idées où il a été prononcé, bref ce qui l’enracine dans le concret humain.