MARIVAUX
MARIVAUX
Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux naît à Paris en février 1688. Il a 10 ans quand son père est nommé directeur de la Monnaie à Riom, en Auvergne. C'est dans cette ville que Pierre Carlet fait ses études, chez les frères oratoriens. À 18 ans, il écrit sa première pièce de théâtre, Le Père prudent et équitable, et entend bien continuer dans la voie littéraire même si, pour rassurer ses parents, il entreprend des études de droit à la faculté de Paris, en 1710. Dans la capitale, il fréquente le salon de Mme de Lambert, avec pour mentors le poète La Motte et le philosophe Fontenelle, tout en écrivant La Voiture embourbée, Les Effets surprenants de la sympathie, Le Triomphe de Bilboquet pour la seule année 1714. Le 7 juillet 1717, il épouse une femme de cinq ans son aînée qui lui apporte une dot confortable, dot qui va être engloutie dans la banqueroute du financier écossais John Law. Tout en collaborant à des revues (comme Le Mercure où, plus tard, Le Spectateur français, dont il est le fondateur), il fait jouer une tragédie, Annibal, qui est un échec et Arlequin poli par l'amour, comédie interprétée avec succès par une troupe italienne. Il trouve en outre le temps, à 33 ans, d'être licencié en droit. Mais cet avocat au Parlement ne plaidera jamais. La Surprise de l'amour (1722), La Double Inconstance (1723), ses deux premières grandes pièces, l'imposent définitivement. Il connaîtra dès lors alternance de succès (Le Prince travesti, La Fausse suivante, L'île des esclaves, La Seconde Surprise de l'amour, Le Jeu de l'amour et du hasard, Les Fausses Confidences...) et d'échecs qu'il attribuera aux cabales montées par les envieux (Le Dénouement imprévu, L'Héritier du village, L'île de la Raison, La Colonie, Le Triomphe de l'amour...). Ses idées en avance sur son temps et son style déconcertent ses contemporains. Voltaire, qui fréquente comme lui le café Procope, se moque de l'apparente légèreté de son écriture en prétendant qu'il « pèse des œufs de mouche dans des toiles d'araignée ». En 1742, Marivaux est élu à l'Académie française grâce à l'appui de Mme de Tencin, dans le salon de laquelle se réunissent les encyclopédistes. Deux ans plus tard, il rencontre Mlle de Saint-Jean, qui désormais partagera sa vie et l'aidera à payer ses dettes. Sa femme est morte en 1723, sa fille prend le voile chez les bernardines en 1745. Il est seul. Il écrit moins et consacre son talent au roman et aux essais qu'il juge plus dignes de son état d'académicien, plutôt qu'au théâtre, trop léger. Cet auteur qui a été en vogue n'est plus à la mode, les philosophes l'ignorent ; il en souffre, bien qu'il ne se soit jamais trop soucié de sa gloire. Une « hydropisie de poitrine » emporte le 12 février 1763, à l'âge de 75 ans, ce dramaturge incompris de son temps et qui ne sera redécouvert qu'au XXe siècle.
MARIVAUX Pierre Carlet de Chamblain de. Auteur dramatique et écrivain français. Né à Paris le 4 février 1688, baptisé le 8 en la paroisse de Saint-Gervais, mort à Paris le 12 février 1763. Son père, appartenant à l’administration des finances, fut envoyé à Riom d’abord, à Limoges ensuite. Dans l’une et l’autre de ces villes aucune trace n’a été conservée du séjour de cette famille, dont le chef exerçait des fonctions qui, modestes sans doute, assuraient néanmoins aux siens une petite aisance. Bien qu’Emile Faguet prétende que les œuvres de Marivaux ne peuvent servir de mémoires, il est vraisemblable que Marivaux songeait à lui-même et aux siens quand, dans un recueil de réflexions et d’anecdotes, il attribue ces lignes à un correspondant supposé : « Je suis né dans les Gaules d’une famille assez médiocre et de parents qui, pour tout héritage, ne me laissèrent que des exemples de vertus à suivre. Mon père, par sa conduite, était parvenu à des emplois qu’il exerça avec beaucoup d’honneur, et qui avaient rendu sa fortune assez brillante, quand une longue maladie qui le rendit très infirme l’obligea de les quitter dans un âge peu avancé. » Cette confidence correspond parfaitement à ce que fut l’adolescence de Marivaux. D’autres confidences imaginaires correspondront au début de son existence d’homme.
A Limoges, le jeune Marivaux fréquente les beaux esprits de la ville. Il se sent attiré par la littérature; s’il ne goûte guère Molière, il est très imprégné de Racine. Avec l’inconscience de ses dix-huit ans, il affirme qu’il est facile d’écrire une comédie. Pris au mot, il tient la gageure, et en quelques jours de l’an 1706 il rédige un acte en vers; l’intrigue en est banale, la versification médiocre. Toutefois Le Père prudent et équitable contient quelques vers où se trouvent en puissance les idées principales que développera bientôt tout son théâtre d’amour. Peu de temps après ce début littéraire, Marivaux perdit ses parents et se rendit à Paris; en 1710, il est un des familiers du salon de la marquise de Lambert et il fréquente assidûment le monde des théâtres. Sa figure étant avenante, il dut plaire; aussi est-ce comme sa propre confession qu’il faut prendre celle qu’il prête de nouveau à un correspondant imaginaire : « La mort me ravit ma mère dans le temps où j’avais le plus besoin d’elle. J’entrais dans un âge sujet à des égarements que je ne connaissais pas encore et ou ce tendre égard que j’avais pour elle m’aurait été plus profitable que jamais. » Dès son arrivée à Paris, Marivaux s’est lié avec Fontenelle et La Motte-Houdar; il a épousé leurs idées littéraires et il s’est rangé aux côtés de ces champions de la Querelle des Anciens et des Modernes lorsque, après une accalmie, celle-ci reprit son acuité et que de courtoises polémiques opposèrent La Moite à Mme Dacier, traductrice d’Homère. Marivaux ne se borna point à s’en prendre aux Anciens, il ridiculisa, en les parodiant, les romans qu’avaient goûtés les précieuses, admiratrices des productions de La Calprenède ou d’Urfé; il moqua tous ceux pour qui le seul amour était celui qui régnait sur le pays du Tendre. Trois romans raillent ces élucubrations si éloignées de la réalité et de la vie : Pharsamon ou les folies romanesques écrit en 1712 et publié en 1737; Les Aventures de *** ou les effets surprenants de la sympathie (1713); et enfin La Voiture embourbée (17141. Les deux premiers romans sont fastidieux, le troisième, dans son début est plein de verve, de mouvement, de réalisme; or le réalisme est bien la caractéristique de la future œuvre dramatique et romanesque de Marivaux, un réalisme élégant et tellement discret qu’il est passé inaperçu pendant toute la période préromantique et romantique qui remit Marivaux en honneur. Avant d’avoir trouvé sa véritable voie, Marivaux se permet deux incartades littéraires. Bien qu’ignorant le grec, il écrit L’Iliade travestie (1717) et, sans désemparer, il rédige Le Télémaque travesti. Il ne publie pas ce dernier ouvrage dès son achèvement; il ne le fait éditer que neuf ans plus tard. Ses dons de psychologue et de moraliste apparaissent néanmoins dans les œuvres romanesques de jeunesse et surtout dans les articles qu'il donne au Nouveau Mercure, et qui lui valent d’être comparé à La Bruyère et de recevoir le surnom de « Théophraste moderne », titre contre lequel il s’insurge, mais qu’il mérite incontestablement pour les portraits qu’il trace ou les caractères qu’il campe et qui sont remarquables par leur vérité. Le 7 juillet 1717, Marivaux épouse une jeune fille de Sens, Mlle Colombe Bologne, qui lui apporte une dot que, trois ans plus tard, la banqueroute de Law dévorera. De ce mariage naît une fille, Colombe-Prospère, dont la date de naissance peut être située autour de 1720. En cette même année, Marivaux a écrit en collaboration avec le chevalier de Saint-Jory une comédie qui, le 3 mars, est créée sans aucun succès par les Comédiens Italiens. Le texte de cette pièce est perdu; il n’en reste qu’un fragment — le prologue sans doute — qui fut publié en mars par le Nouveau Mercure. Marivaux ne tarde pas à en appeler de cet échec et, le 17 octobre, est jouée avec grand succès par les Comédiens Italiens une sorte de féerie, Arlequin poli par l’amour. Deux mois plus tard, les Comédiens Français du Roi présentent, le 16 décembre, une tragédie, Annibal (la seule tragédie que Marivaux ait écrite), qui n’est jouée que trois fois et que Mlle Clairon reprit en 1747 avec grand succès. La liquidation de la banque et des compagnies de Law ruine Marivaux. Il connaît alors des difficultés financières qui absorbent son temps, car dix-huit mois s’écoulent avant que paraisse son premier chef-d’œuvre. Le 3 mai 1722, les Comédiens Italiens créent triomphalement une comédie en trois actes, La Surprise de l’amour . En sont les interprètes les meilleurs acteurs de la troupe : l’exquise Silvia, la minaudière Flaminia, le sémillant Lelio et l’extraordinaire Thomassin. La réussite dramatique est suivie de la publication d’essais groupés sous le titre : Le Spectateur français , œuvre psychologique et moralisante qui, en France, trouve peu de lecteurs, mais qui est appréciée hautement en Angleterre. Une comédie en trois actes, à la fois charmante et profonde, La Double Inconstance , est l’occasion, le 6 avril 1723, d’une nouvelle réussite pour Marivaux et pour les Comédiens Italiens. Silvia en est encore l’adorable interprète. A la suite des brillantes représentations de La Surprise de l’amour, la jolie comédienne a fait la connaissance de Marivaux, qui avait jusqu’alors gardé l’anonymat. Désormais c’est pour elle qu’il écrit les œuvre qu’il destine au Théâtre-Italien. Le sentiment qu’il lui voue est purement amical, si l’on a la naïve indulgence de croire au témoignage du grand libertin que fut Casanova. Pourtant, dans Le Spectateur français, Marivaux prête à un interlocuteur quelques réflexions sur la durée de l’amour conjugal, réflexions qui paraissent bien être une véritable confession dont voici des fragments : « Ce n’est point le mariage qui fait succéder le dégoût à l’amour... à l'autel on a juré de s’aimer. Bon, que signifie ce serment-là ? Rien, sinon qu’on est obligé d’agir exactement tout comme si on s’aimait, quand même on ne s’aimera plus car; à l’égard du cœur, on ne peut se le promettre pour toujours, il n’est pas à vous, mais nous sommes les maîtres de nos actions, et nous les garantissons fidèles, voilà tout... Le devoir [des époux] est de se comporter en amants, mais ils ne sont pas réellement obligés de l’être. » Ces lignes ont été écrites par Marivaux au bout de cinq années de mariage, c’est-à-dire au moment où, dans bien des ménages, une affection durable et réfléchie se substitue aux fougues passagères de l’amour; une telle affection ne met pas à l’abri d’une surprise des sens. Marivaux était séduisant, Silvia était jolie et son mari, Mario Baletti, la battait. Marivaux n’ignore point la fragilité d’un attachement exclusivement sentimental. Cette fragilité est le sujet de La Double Inconstance. Silvia et Arlequin sont unis par une affection puérile et sans aucune répercussion sensuelle; leur mutuelle tendresse s’étiole dès que leur chair s’émeut auprès d’un autre partenaire. Au moment où les Comédiens Italiens jouent La Double Inconstance, Marivaux et Silvia vivent peut-être les préludes d’une double infidélité. L’histoire a laissé fort peu de précisions sur la vie intime de Marivaux, aussi est-ce dans les œuvres qu’il faut chercher les révélations. Souvent il y a corrélation entre le sujet d’une comédie et un détail de son existence, souvent la situation qu’il porte à la scène présente une très grande analogie avec celle ou il s’est trouvé et, souvent aussi, les reparties de ses personnages sont vraisemblablement les échos voilés d’une particularité de sa conduite ou de ses méditations personnelles. Marivaux devint veuf en 1723. D’Alembert prétend qu’il fut inconsolable, mais en 1725 Marivaux écrit La Seconde Surprise de l'amour ;une veuve inconsolable s’y remet à aimer un homme également inconsolable qui se console avec elle. Croire d’Alembert en cette affirmation, comme en tant d’autres, est difficile. Marivaux n’a pas quarante ans; il est trop jeune pour rester strictement fidèle à un souvenir. Avant comme après son veuvage, presque toutes ses comédies amoureuses étudient les surprises des sens. Toutefois, après son deuil, il imagine pour quelques œuvres des situations où percent ses préoccupations politiques, sociales et morales, et, au cours de l’année 1725, il donne successivement aux Comédiens Italiens aux Comédiens Français une comédie exclusivement sociale : L’Ile des esclaves ; cet acte joué au Théâtre-Italien est «un cours d’humanité » où l’auteur s’efforce de prouver que l’antagonisme des classes sociales disparaît dès que les humains introduisent dans leurs rapports l’amour du prochain. Marivaux a médité sur ce sujet dans Le Spectateur français et les pages qu’il y consacre annoncent presque le Contrat social . J.-J. Rousseau vint prendre conseil de Marivaux en 1742. Aux Comédiens Français, Marivaux confie L'Ile de la raison, trois actes. Bien rares sont les auteurs dramatiques du XVIIIe siècle qui ont brassé autant d’idées, surprenantes pour cette époque. L’émancipation des femmes et l’apologie de l’union libre sont les sujets sociaux de L’Ile de la raison. Quatre ans plus tard, il reprendra cette apologie avec une comédie, La Colonie, jouée au Théâtre-Italien. L’une et l’autre furent des échecs alors que les reprises récentes de ces œuvres ont été des succès. On lit à la fin de la première : « Où donc est le notaire pour tous ces mariages et pour écrire le contrat ? — Nous n’en avons point d’autre ici que la présence de ceux devant qui on se marie. Quand on a de la raison toutes les conventions sont faites. » La Colonie contient des répliques encore plus explicites : « Le mariage, tel qu’il a été jusqu’ici, n’est plus aussi qu’une servitude que nous abolissons... — Abolir le mariage ! Et que mettra-t-on à sa place ? — Rien. » Rien ne rut mis à la place lorsque, vingt ans plus tard, Marivaux cohabita ouvertement avec Mlle de La Chapelle Saint-Jean. Cette union libre ne doit pas porter à croire que Marivaux dédaignait les préceptes de l’Eglise. Il était bon et charitable, il avait le respect des croyances chrétiennes et il qualifiait d’absurde l’irréligion des esprits forts. Dans les trois recueils d’essais qu'il a publiés, on rencontre sur ces sujets des pages dont l’élévation force de songer à Pascal; il combat brillamment l’esprit des futurs encyclopédistes et c’est sans doute à cette prise très nette de position qu’il doit une bonne part de l’hostilité sournoise des écrivains qui, plus tard, furent les collaborateurs ou les amis de Diderot. Les critiques, même injustes, ne le décourageaient point : « Je voudrais, écrit-il, des critiques qui pussent corriger et non gâter [...] Si la critique est bonne, elle m’instruit, elle m’apprend à mieux faire; si, au contraire, elle est mauvaise, ou si je la juge telle, franchement, je lève un peu les épaules sur ceux qui la font, je me moque un peu d’eux entre cuir et chair et, en pareil cas, rire de son prochain, c’est toujours quelque chose. » Sa nature indolente et quelque peu paresseuse l’incitait à abandonner, en apparence, la défense des idées audacieuses qu’il avait émises. Il avait dans La Colonie revendiqué pour les femmes le droit à l’égalité civique et politique. La pièce étant tombée, il ne traita plus ce sujet, aventureux pour l’époque, mais des comédies d’amour mirent de nouveau en scène des jeunes filles ou des veuves qui entendent disposer d’elles-mêmes et de leur cœur selon leur gré et non selon celui de leur famille (Le Jeu de l’amour et du hasard , Les Fausses Confidences , etc.). En matière d’éducation, Marivaux conseillait d’inculquer aux enfants que la véritable noblesse ne vient point de la naissance mais bien de l’élévation de l’âme; il conseillait aux parents d’être l’ami indulgent de leur progéniture et non le juge sévère qui corrige ou le tyran qui ordonne. « Qu’un enfant est mal élevé quand, pour toute éducation, il n’apprend qu’à trembler devant son père. » La fille de Marivaux fut élevée selon ces principes. Malgré la tendre compréhension dont elle était l’objet, elle manifesta, autour de 1740, son intention d’entrer au couvent. Marivaux essaya sans doute de combattre cette décision par les mêmes arguments que ceux que, dans le roman La Vie de Marianne , une religieuse utilise pour dissuader une jeune fille d’embrasser la vie monastique. Il ne put convaincre sa fille, qui entra au noviciat de l’abbaye du Trésor en 1745, et qui, dotée par le duc d’Orléans, prit le voile en 1746. On est enclin à penser que Mlle de Marivaux quitta son père parce que sa piété et sa conscience estimaient que sa place n’était plus auprès de lui. En effet, le 24 avril 1744, Marivaux, qui, faute d’argent, n’avait pas pu doter sa fille, s’installe dans le corps de logis de l’hôtel d’Auvergne (rue Saint-Honoré) que Mlle Angélique Gabrielle de la Chapelle Saint-Jean vient de louer. Il a cinquante-six ans et, étant donné son âge, cette cohabitation apparaît plutôt comme le signe d’une union libre avoues que comme celui d’une chaste amitié dont Mlle de Marivaux n’aurait pas pris ombrage. Ne faut-il pas remarquer aussi que Marivaux n’organise sa vie de la sorte que quelques mois après sa réception à l’Académie (4 février 1743). Craignait-il qu’une mise en ménage en marge des coutumes établies ne le desservît auprès des académiciens dont il briguait les suffrages et surtout auprès de l’archevêque de Sens qui devait le recevoir officiellement ? N’est-ce point encore pour répondre à des critiques qu’il fit, en 1753, une donation à Mlle de Saint-Jean? Quelques années auparavant, dans la bouche de Jacob, héros du roman inachevé Le Paysan parvenu , jeune et beau garçon qui acceptait de l’argent des femmes, il avait mis ces mots : « J’étais charmé qu’on m’offrît, mais je rougissais de prendre; l’un me paraissait flatteur et l’autre bas. » Une donation évite de rougir à celui qui prend parce qu’elle laisse supposer qu’il participe ainsi aux frais d’entretien du ménage. En 1757, Mlle de Saint-Jean et Marivaux changent de domicile et s’installent derrière le Palais-Royal, à l’angle de la rue de Richelieu et de la rue appelée aujourd’hui rue Ménars. Dans cet immeuble modeste, démoli en ces dernières années, Marivaux rend le dernier soupir le 12 février 1763 à trois heures du matin. Marivaux a été longtemps considéré comme un écrivain sémillant et léger. Sainte-Beuve ne partage pas entièrement cet avis. Il découvre en lui un théoricien et un philosophe. La profondeur des vues de Marivaux apparaît dès qu’on parcourt ses recueils de réflexions et ses romans. Ami de Fontenelle, il a médité sur de vastes sujets. On lit dans Le Miroir : « La force de nos passions, de nos folies, et la médiocrité de nos connaissances, malgré les progrès qu elles ont faits, devraient nous faire soupçonner que cette nature est encore bien jeune en nous. Quoi qu’il en soit, nous ne savons pas l’âge qu’elle a ; peut-être n’en a-t-elle point ? ... De même qu’on n’a pas encore trouvé toutes les formes dont la matière est susceptible, l’âme humaine n’a pas encore montré tout ce qu’elle peut être; toutes les façons de penser et de sentir ne sont pas épuisées. » Marivaux (Réflexions sur les Romains) pose une question valable encore de nos jours : « A quoi pouvait aboutir un pareil gouvernement, où le citoyen n’était ni sujet, ni libre, où il n’y avait que de lâches esclaves, qui affectaient une liberté qu’ils n’avaient plus, et un maître hypocrite qui affectait d’observer une égalité dont il ne laissait que la chimère ? » Il lançait l’avertissement suivant, deux siècles avant Paul Valéry : « A quoi bon faire des livres pour instruire les hommes; les passions n’ont jamais lu; il n’y a point d’expériences pour elles, elles se lassent quelquefois mais elles ne se corrigent guère; et voilà pourquoi tant d’événements se répètent. » (Réflexions sur les hommes). L’originalité et la profondeur des pensées de Marivaux, dont on pourrait donner tant d’autres exemples, n’ont point empêché La Harpe de porter sur lui un jugement aussi injuste qu’expéditif. Marmontel, si sévère pour les raffinements de Marivaux, n’a pas dû lire attentivement l’écrivain qu’il critique, car Marivaux a indiqué ainsi l’origine de la subtilité des analyses : « L’homme qui pense beaucoup approfondi les sujets qu’il traite; il les pénètre, il remarque des choses d’une extrême finesse, que tout le monde sentira quand il les aura dites, mais qui, de tout temps, n’ont été remarquées que de très peu de gens. » De nos jours, c’est la finesse des analyses psychologiques qui fait tout le prix des œuvres de Marivaux. Le réalisme de ses narrations, la prépondérance qu’en amour il accorde aux impulsions des sens sont aujourd’hui une des raisons de sa vogue alors que d’Alembert leur était sévère. « M. de Marivaux, en voulant mettre dans ses tableaux populaires trop de vérité, s’est permis quelques détails ignobles, qui détonnent avec la finesse de ses autres desseins. » D’Alembert vise surtout les romans de Marivaux, et pourtant dans l’un d’eux, La Vie de Marianne, on peut lire : « Il y a des gens dont la vanité se mêle de tout ce qu’ils font, même de leurs lectures... Ne leur parlez pas des états médiocres... Laissez là le reste des hommes : qu’ils vivent, mais qu’il n’en soit pas question. Ils vous diraient volontiers que la nature aurait bien pu se passer de les faire naître et que les bourgeois la déshonorent.» Les contemporains de Marivaux se sont, en général, trompés sur le sens de son œuvre et ils ont pensé la caractériser par le mot : marivaudage. Jean Giraudoux, analysant les personnages de Marivaux, affirme que leur fantaisie ne doit pas nous tromper. « Leurs balancements, leurs décisions ne puisent pas leur valeur dans leur inconsistance, mais au contraire dans la vie que leur confère un corps toujours présent. Qui a cherché l’imaginaire chez Marivaux ? Ses scènes sont les scènes de ménage ou de fiançailles du monde vrai. » En raison de l’élégance de son style, en raison de sa connaissance de la nature humaine et plus particulièrement des émois féminins, Marivaux mérite d’être appelé le Racine du XVIIIe siècle.
♦ « Dans Marivaux l'impatience de faire preuve de finesse et de sagacité perçait visiblement. » Marmontel. ♦ «Jamais on n’a retourné des pensées communes de tant de manières plus affectées les unes que les autres. » La Harpe. ▼ « C’est un théoricien et un philosophe beaucoup plus perçant qu’on ne croit sous sa mine coquette. » Sainte-Beuve. ♦ « L’oeuvre de Marivaux est unique dans l'histoire de notre théâtre... Elle représente, dans la poésie dramatique, l’art français du XVIIIe siècle... Dans l’ensemble de la littérature européenne, Marivaux fait la transition d’Addison à Richardson. » G. Lanson. ♦ « Ce qui fait de lui un des plus grands auteurs français, c’est cette sincérité perpétuellement douloureuse et cependant si maîtresse d’elle-même qu’on a pu voir une discipline et presque un jeu dans un désordre de sensibilité. » Edmond Jaloux.
MARIVAUX, Pierre Carlet de Chamblain de (Paris, 1688-id., 1763). Écrivain français. Peintre de la passion naissante mais aussi maître de l'analyse psychologique, Marivaux reste en France l'un des auteurs les plus joués du répertoire. Issu d'une famille de l'administration royale, il fréquenta dès son arrivée à Paris ( 1712) les salons et les cafés littéraires de la capitale. Ruiné après la banqueroute de Law, il se consacra entièrement à la littérature, écrivit deux romans (La Vie de Marianne, 1731-1741 \ Le Paysan parvenu, 1735) qui connurent à l'époque un succès considérable, mais surtout des pièces de théâtre, marquées par l'influence du théâtre italien (La Surprise de l'amour, \122\La Double Inconstance, 1723 ; La Fausse Suivante, 1724 ; Le Jeu de l'amour et du hasard, 1730 ; Les Fausses Confidences, 1737). Le théâtre de Marivaux, peu apprécié de son temps, ne fut réhabilité qu'à la fin du XIXe siècle.