Marcel Jouhandeau
Marcel Jouhandeau, fils d’un boucher, est né le 26 juillet 1888 à Guéret, dans la Creuse. Il passe son enfance dans la ville — qu ’il décrira dans ses livres sous le nom de Chaminadour — entre en 1908 en Première supérieure au Lycée Henri IV à Paris, puis à la Sorbonne, où il obtient une licence de lettres. En 1914, il a déjà beaucoup écrit mais détruit presque tous ses textes, le jour de l’enterrement de Déroulède, pour se punir d’une « faute. » Nommé professeur de latin et de français au Collège Saint-Jean de Passy, il y restera jusqu’en 1949. Il publie son premier récit, La Jeunesse de Théophile, en 1921. En 1924 paraît Les Pincengrain, qui provoque un tollé général dans la ville de Guéret. Le 4 juin 1929, Marcel Jouhandeau épouse Elisabeth Toulemon (les témoins sont Marie Laurencin, Gaston Gallimard, Jean Cocteau, René Crevel), danseuse plus connue sous le nom de Caryathis et que son interprétation de La Belle Excentrique de Satie a même rendue célèbre. Elle s’essaiera d’ailleurs elle aussi à la littérature, écrivant Joies et douleurs d’une Belle Excentrique et Le Spleen empanaché. Marcel Jouhandeau parle d’elle dans ses chroniques sous le nom d’Elise. Entre les deux guerres, il voyage énormément, rencontre tous les grands écrivains de l’époque. En 1941, au retour d’un séjour à Berlin qu ’il a effectué en compagnie de Jacques Chardonne et de Ramon Fernandez, Marcel Jouhandeau publie dans la N.R.F. un témoignage qui exalte les vertus germaniques et lui vaudra de multiples ennuis, mais l’intervention de Jean Paulhan à la Libération lui évitera toute condamnation. En 1953, Jouhandeau est déclaré « infâme » et qualifié d’« alchimiste du mal » par L’Osservatore Romano Les journaux titrent : « Marcel Jouhandeau est-il le diable ? » Les habitants de Guéret ne lui pardonnent pas non plus Chaminadour et en 1964, le Conseil général de la Creuse refuse un portrait de lui réalisé par une artiste de Limoges. L'auteur très prolixe du Mémorial, de Scènes de la vie conjugale et des fameux Journaliers, a publié une œuvre fort abondante : de 1921 à 1911, elle ne comprend pas moins de cent seize livres, et encore ce pointage n ’est-il pas exhaustif. Mais Marcel Jouhandeau n ’a reçu que deux modestes prix littéraires : le prix Fabre-Luce en 1928, et le prix Lasserre dix ans plus tard. En 1967, le ménage Jouhandeau adopte un jeune garçon, Marc. Quatre ans plus tard, Elise meurt. Infatigable, Marcel Jouhandeau a poursuivi la rédaction des Journaliers et publié en 1977 son premier livre d’entretiens, La vie est une fête. Marcel Jouhandeau : celui par qui le scandale est arrivé. Les masques et les faux-semblants du roman ne l’ont jamais vraiment tenté, et son œuvre est le vaste mémorial d’une vie ouverte à tous les papotages, l’interminable gazouillis enchanté d’un chrétien monopolisant le confessionnal, car il n’en finit pas d’avouer par le menu ses fautes et celles de ses proches, sans oublier les innombrables mauvais voisins dont le hasard a embarrassé ses pas. Il n’a, au cours de ce long bavardage littéraire, rien épargné ni personne, noircissant Guéret et ses habitants sous les traits abominables de Chaminadour, promettant Élise sa femme à tous les diables de la création, affichant son homosexualité, et se prenant le cas échéant pour Dieu soi-même, ou presque : «Dieu est grand et moi aussi... » Et encore, dans un tutoiement très nietzschéen du Père éternel : « Toi et moi, les derniers solitaires... » Il n’empêche que cet esprit satanique, « extraordinaire détrousseur d’âmes » comme l’appela fort joliment Maurice Nadeau, fut pendant trente-sept ans irréprochable professeur dans une école libre de la bourgeoisie huppée, et que la profondeur mystique de sa foi a pris une tournure obsessionnelle assez rare dans un siècle profane. Le fait peut paraître contradictoire, il n’est que déconcertant. Y compris pour lui même, qui avoue non sans jubilation, agréablement chatouillé entre les feux de la Bible et ceux de ses mauvais désirs : «Il n’est rien de plus difficile que de savoir distribuer son attention, comme il convient, entre la chair et l’esprit. » « Je suis le notaire de la vie » a-t-il écrit pour justifier sa scrupuleuse et diabolique comptabilité des forfaitures humaines. Mémorialiste, Marcel Jouhandeau s’est voulu sans complaisance au risque de laisser choir à chaque page une sentiment de haine ou de revanche ; chrétien, il affirme que Dieu est présent dans tous ses livres et cherche sa trace dans l’enfer («Dieu est présent dans l’Enfer avec moi ») ; mystique, il ne voit de communion possible avec l’Etre suprême que par des voies sacrilèges (« Il n’y a d’ironie dans mes livres que là où il y a mysticisme... L'ironie pour moi est une certaine attitude plus libre qu’on n’est pas accoutumé d’avoir à l’égard du surnaturel. ») ; moraliste, il fait une apologie masochiste de la souffrance, la souffrance pouvant s’obtenir par le vice ou la flagellation intérieure. « Plus je suis contrarié, plus mon bonheur s’exalte» affirme l’auteur d’Une gifle de bonheur. Comment faire la part de la bouffonnerie dans les Cent actes divers de cette existence, actes de foi et de contrition étirés comme un chapelet de remords plus ou moins fictifs ? « Si je considère ma vie, elle me paraît décrire une trajectoire qui va d’abord en s’élevant et puis s’abaisse. L’apogée, ce fut l’époque de Monsieur Godeau intime. Ensuite dès 1929, à partir des Chroniques maritales, la courbe descend. C’est donc le mariage qui m’a abaissé, diminué. » Élise, ou l’anti-Elsa... A défaut d’avoir jamais connu la véritable célébrité littéraire, Marcel Jouhandeau fut longtemps désigné comme « le mari d’Elise ». Il avait pourtant gagné l’adhésion admirative des écrivains les plus renommés de son temps. S’il se fâcha avec François Mauriac, celui-ci voyait en lui « un très profond et très redoutable docteur », ce qui n’est pas un mince compliment en dépit de l’allusion clinique à la plume chirurgicale et fouailleuse de de Jouhandeau. Marcel Arland, Joë Bousquet, Robert Brasillach, René Crevel, Eugène Dabit, André Gide, Jean Giono, Julien Green, Max Jacob, Paul Léautaud, Michel Leiris, Roger Martin du Gard, François Mauriac, Henri de Montherlant, Roger Nimier, Denis de Rougemont, Jules Supervielle ont tour à tour applaudi à tout rompre qui le style, qui l’esprit, qui la vision de Marcel Jouhandeau. Mais il est bien seul sur la grève où l’ont déposé les années, les infortunes et les jalousies. «Plus j’observe les autres, plus je me sens seul de mon espèce », écrit-il dans le 24ème tome des Journaliers. Mais il ajoute aussitôt, sa nature espiègle reprenant le dessus : «S’il s’agit pour chaque individu de créer une espèce, j’ai presque réussi. » Presque ? allons... Combien d’écrivains peuvent vraiment avouer, au terme d’une œuvre qui est toute exorcisme : «Je suis délivré de toute angoisse » ?
Romans et récits :
La jeunesse de Théophile, 1921 ; Monsieur Godeau intime, 1926 ; Opales, 1928 ; Tite-le-long, 1932 ; L'amateur d'imprudence, 1932 ; Monsieur Godeau marié, 1933 ; Binche-Ana, 1933 ; Le jardin de Cordoue, 1938 ; Chroniques maritales, 1938 ; et Nouvelles chroniques maritales, 1943 ; l'ensemble réédité en 1962 et en 1964 dans le Livre de Poche ; Requiem... et lux, 1940 ; La Parricide imaginaire, 1942 ; Les Miens, 1942 ; L'onde Henri, 1943 ; Animaux familiers, 1947 ; La faute plutôt que le scandale, 1949, éd. de Flore ; Léonora ou les dangers de la vertu, 1951, La Passerelle ; Portraits de famille, 1951 ; Derniers jours et mort de Véronique, 1953 ; Du pur amour, 1955 et 1969 ; Les Argonautes, 1959, Grasset ; L'École des filles, 1960 .Animaleries, 1961 ; Une adolescence, 1971; Azaël, 1972 ; Cycle du mémorial : Le livre de mon père et de ma mère, 1948 ; Le fils du boucher, 1951 ; La paroisse du temps jadis, 1952 ; Apprentis et garçons, 1953 ; Le Langage de la tribu, 1955 ; Les chemins de l'adolescence, 1958 ; Bon an mal an, 1972 ; Scènes de la vie conjugale : Ménagerie domestique, 1948 ; L'Imposteur, 1950, Grasset ; Élise architecte, 1951, Grasset ; Nouveau bestiaire, 1952, Grasset ; Galande ou convalescence au village, 1953, Grasset ; Ana de madame Aprement, 1954 ; La ferme en folie, 1950 .Jaunisse, chronique suivie d'Elisaena, 1956 ; L'Éternel procès, 1959; Hagiographie Vie de Saint Philippe Néri, 1957, Plon.
Théâtre
Théâtre sans spectacle : Le Meurtre de la Duchesse de Choiseul-Praslin, Antoine et Octavie, Viol, 1957, Grasset; Léonora ou les dangers de la vertu, « Le Manteau d'Arlequin », 1970 ; Olympias, suivi de Antistia et de Tout ou rien, « Le Manteau d'Arlequin, » 1970 ; Correspondance Correspondance avec André Gide, 1958, Sautier; Lettre d'une mère à son fils, 1971 ;
Entretiens, études
La vie comme une fête, entretiens avec Marcel Jouhandeau, J.-J. Pauvert, 1977 ; Entretiens avec Élise et Marcel Jouhandeau par Jacques Danon (Pierre Belfond) Jouhandeau par José Cabanis (« La Bibliothèque idéale »).
N.B. Les œuvres dont nous n'avons indiqué ci-dessus que les dates de publication, sans précision, ont toutes été publiées chez Gallimard.
Romancier et moraliste, né à Guéret, dans la Creuse. Venu à Paris à l’âge de dix-huit ans, il fut professeur dans une école libre à Passy de 1910 jusqu’en 1949. À quarante ans, il épousera la danseuse Caryathis (Élisabeth Toulemon). Ses premiers livres (ainsi, en 1921 : La Jeunesse de Théophile, sous-titré Histoire ironique et mystique) ne rencontrent guère d’écho jusqu’en 1950 environ que chez les lettrés; lorsqu’à cette dernière date, Grasset lance, en un pur « style publicitaire », L’Imposteur, ou Élise iconoclaste. Le personnage d’Élise - déjà créé par l’auteur en 1933 - va réapparaître, non sans quelque complaisance, dans Élise architecte (1951), et dans Eliseana (1956). Quant au cycle de Monsieur Godeau (1926-1933) et des Chroniques maritales (1938-1943), il est plus mémorable encore, quoique moins connu du grand public. S’y rattachent également les Binche-Ana (Juste Binche est un des innombrables aspects de l’auteur, qui est aussi un peu Théophile, M. Godeau, voire le très ambigu Tirésias), complétés par le cycle de « Chaminadour » (1934, 1936,1941). Chaminadour est, dit-on, le nom donné par l’auteur à la petite ville de Guéret où il naquit. En réalité, Jouhandeau ne fut jamais qu’un auteur de fictions, un conteur, et ce serait lui faire injure que le traiter de peintre de la réalité sociale, de fin psychologue, de portraitiste scrupuleux, et autres éloges habituels. Élise (du moins sous l’apparence où nous la voyons) n’est pas sa femme. Aucun des personnages du cycle de Chaminadour n’a jamais existé tel, sinon dans le rêve de l’auteur ; rêve dont le caractère insoutenable tient, justement, à ce qu’il feint d’être la réalité. Par quels moyens? (ou plutôt, pour employer les deux mots les plus chers à l’auteur: par quelle infernale imposture?) Par la minutie d’abord, par l’acuité cruelle de ces microscopiques tableaux de quelques lignes parfois, qui font semblant d’être d’humbles notes prises « sur le vif ». Ensuite, par le ton neutre, pour ne pas dire glacial, qu’affecte le conteur, aussi peu concerné que l’« objectif » d’un appareil photographique. Et enfin par une rouerie suprême, dont il n’est pas peu fier; celle qui consiste à répandre dans toutes les salles de rédaction, d’où la formule a passé bientôt dans tous les manuels : Chaminadour = Guéret. Relisons un chapitre comme Le Café de France. Ou, mieux encore, Le Club des muets. Il n’y a pas là « notations » (réalistes, vécues, etc.) mais, bien au contraire, jeu verbal et jeu d’images à l’état pur : Plinjat, Desguênes et Bonnetaud ne sont pas des photos mais les héros d’un poème, et Jouhandeau, leur père, est un visionnaire. Même remarque pour Héliodore, Clodomir, Olympe, Phasie et Euphémie, la Toine, la Julia, Marie Quinte et Marie Tauillouse. Voici, par exemple, la pitoyable et inquiétante Mme Cadusseau : L’unique pièce, où elle se tenait jour et nuit avec le père, était la seule de la maison qui fût meublée de clinquant comme la chambre des courtisanes [...] Quand elle sortait, la nuit, [....] son nez était blanc de poudre, ses cheveux étincelants de paillettes, [ses fils], s’en allaient, promenant leur marchandise autour de la ville, avant de venir, à un sou près, le soir, rendre leurs comptes dans la chambre somptueuse, où ne les attendaient bien souvent pour toute récompense qu’une hargne et deux soufflets. (Notons au passage que certains critiques un peu pressés, naguère, ont osé reprocher à ce styliste son écriture « maladroite » !) À la vérité, le « diabolique » Jouhandeau (semblable sur ce point à La Bruyère, dont il fut le très malicieux préfacier) est un inventeur de personnages, de portraits « bouffes », qui s’amuse fort à l’idée d’être pris, quelque jour, pour un auteur à « clés » ; or, il n’y a pas ici vraiment - non plus que chez La Bruyère - de clés. Chaque image est composite, chacun de ces prétendus croquis est composition. Si Jouhandeau aime être vu par son auditoire médusé sous les traits du « fin et fidèle observateur », c’est parce qu’en effet ce rôle et plus encore cette attitude de l’observateur lui plaisent. Il aime, lui qui ne bouge guère, se faire passer pour la furtive, indiscrète et omniprésente créature du diable Asmodée. Il joue à voir tout, lui qui, comme chacun de nous, ne peut, hélas, tout voir. En rêve, il épie, il détecte ; et ce, au sens propre du mot, c’est-à-dire qu’il soulève le toit des maisons. Et, ainsi, assiste à mille petites ignominies enfouies, à mille sales petites haines recuites. Que le conteur Jouhandeau soit au fond, comme son maître La Bruyère, un moraliste, il nous le répète (si nous voulons bien l’écouter) dans les plus précieux de ses ouvrages, et les plus « travaillés », qui sont l’Algèbre des valeurs morales (1935), et De l’abjection (1939) ; de celui-ci, surtout, il tire un orgueil légitime. Lorsqu’en 1948'il lancera dans le public les très curieux Carnets de Dori Juan, dont il augure enfin quelque succès, il y ajoutera ce sous-titre : Par l’auteur du « Traité de l’abjection ». (Citons encore - plus récents mais moins réussis - les Éléments pour une éthique, 1955 ; et Du pur amour, 1970.) Sans parler d’une étrange série auto-hagiographique ou naïvement prophétique (qui va du Péril Juif, 1939, et de L’Essai sur moi-même, 1946, à Dieu et l’homme, 1954, et au curieux Saint Philippe de Néri, 1957). On leur préférera sans doute cette autre série, ou plutôt cette double série : Mémorial I, II (1949-1958)... et Journaliers I, II (1961-1967)... « Descente aux enfers », lit-on à l’entrée d’un de ces Journaliers ; et c’est là, notons-le pour finir, un des thèmes - ou faut-il dire, une des hantises, une des préoccupations majeures - du poète Jouhandeau : il aimerait fort qu’on le prenne pour un familier de ces lieux maléfiques. Pour le Diable lui-même, si possible ; ou, tout au moins, pour quelque humble envoyé subalterne, quelque petit « diable boiteux ». Dès 1929, Astaroth nous suggérait, à voix basse, cette filiation ténébreuse. Mais Jouhandeau va insister; trois récits (presque bénins cependant), qui remontent à sa jeunesse et au début de sa toujours verte maturité, seront regroupés plus tard, sans raison, sous le titre Contes d’enfer. C’est dans un tel souci de se présenter à nous comme un maître ès diableries que réside peut-être le point faible de cet écrivain. Homme sédentaire et paisible, sans grande volonté ni grande force - il rêve même d’être femme sous les traits de Tirésias —, Jouhandeau aimerait tellement nous faire peur. Après tout, chez un conteur, c’est là travers bien naturel. Et, dès lors que nous ne perdons pas de vue ce trait de son personnage, nous voilà prémunis contre tout jugement défavorable, contre toute tentation de le prendre pour autre chose que ce qu’il est, à la vérité, c’est-à-dire un conteur, en effet ; et le plus prodigieusement doué (tant pour ce qui est de l’écriture que de l’imagination), le plus grand de tous les conteurs fantastiques de notre littérature.