Databac

MALLARME Stéphane

MALLARME Stéphane 1842-1898
Né à Paris, dans l’actuelle rue Laferrière, Etienne — qu’on appelle Stéphane — est mis en pension très jeune, à Auteuil, son père s’étant remarié après la mort de sa mère. En 1857 il entre au collège de Sens, où il écrit ses premiers poèmes — il les brûlera tous — et lit: Victor Hugo, d’abord, Sainte-Beuve et Baudelaire un peu plus tard. Il découvre ensuite Edgar Poe et la jeune école de poésie: Gautier, Banville, Leconte de Lisle. Aussitôt qu’il a son bac en poche, on lui enjoint de suivre la filière familiale — chez les Mallarmé, on est fonctionnaire de père en fils — et on le place comme employé surnuméraire de l'Enregistrement, à Sens. Morne existence pour qui veut être artiste. Il publie pourtant quelques poèmes dans d’obscures feuilles de chou (Le Journal des Baigneurs de Dieppe, par exemple) quand, en 1862 L'Artiste donne un article de lui; dans ce véritable manifeste littéraire, il proclame, il a 20 ans, la conception religieuse de l’art qui sera la sienne sa vie durant. Cette même année, il embarque pour l’Angleterre d’où il rentrera l’année suivante muni d’un certificat d’aptitude à l’enseignement de l’anglais et doté d’une jeune femme (Marie Gerhard, une ex-gouvernante allemande qu’il avait emmenée en Angleterre avec lui). Le voici, à la rentrée 1863 professeur d’anglais; il a échappé au bureau, il n’échappe pas au collège de Tournon (Ardèche), à la sottise des élèves, à la pesanteur de la vie de province. Au moins a-t-il un peu de loisir pour se consacrer à son art! Lors de son séjour anglais il a composé Les Fenêtres, un poème nettement influencé par Baudelaire; mais son idéal le presse, et le pousse à aller si haut qu’il ne produit presque rien. Encore est-ce au prix de terribles difficultés et dans la douleur — douleur physique car la page blanche lui donne de terribles névralgies. Il a pourtant commencé une tragédie, Hérodiade, dont il ne viendra pas à bout, et écrit la première mouture de L'Après-midi d'un Faune, qu’il destine au théâtre et qui ne sera pas accepté pour la représentation. En 1866 pourtant, Le Parnasse contemporain (voir Leconte de Lisle) publie quelques poèmes de lui (dont Brise marine) et en 1869 il lit à ses amis Igitur ou la Folie d'Elbehnon. En 1871, après un passage à Besançon — une année terrible pour lui — et en Avignon, il est enfin nommé à Paris. Dès lors il sort un peu de son isolement, publie plus volontiers ses œuvres: Hérodiade qu’il a transformé en poème, des poèmes en prose, des traductions de Poe, va chez ses amis, chez Nina de Villard qui tient salon, fréquente Verlaine, Rimbaud, Cros, dîne chez Victor Hugo. En 1874 il s’installe rue de Rome; il fonde une revue qu’il rédige seul ou presque, La Dernière Mode, gazette du monde et de la famille, dans laquelle il signe de pseudonymes des articles sur la mode, la vie mondaine, la gastronomie. En 1876 paraît, à compte d’auteur, L'Après-midi d'un Faune (qui inspirera un Prélude à Debussy); de cette même période datent Tombeau d'Edgar Poe, Sur les Bois oubliés, Quand l'Ombre menaça. Il publie ensuite Les Mots anglais, petite philologie à l’usage des classes et du monde ainsi qu’un ouvrage sur les dieux antiques. Pourtant il n’est encore connu que d’un petit cercle d’initiés jusqu’au moment où le roman de Huysmans A Rebours (1884), qui suit la publication des Poètes maudits (1883) où Verlaine lui consacre une étude, le révèle au grand public littéraire. Très vite, et un peu malgré lui, il devient à partir de 1886 l’un des chefs de file des jeunes symbolistes. Désormais, tous les mardis se rassemblent chez lui les Régnier, Gourmont, Vielé-Griffin, Ghil, Kahn, Saint-Pol-Roux, Merrill , que relaieront bientôt les cadets: Gide, Valéry, Claudel, Schwob , sans oublier les étrangers qui passent: Wilde, Verhaeren, Stefan George. Années actives, mais d’une activité un peu vaine: l’œuvre, qu’il s’est donné vingt ans pour accomplir, où est-elle? Entre les amis, le lycée, les obligations littéraires (lettres, banquets, etc.) il n’a guère le loisir de s’y consacrer. Aussi en 1893 prend-il sa retraite anticipée. Il compte qu’il lui faudra cinq ans pour écrire le Livre, livre qu’il n’écrira jamais. Très vite il se trouve affronté à cette contradiction qu’il ne résoudra pas: comment atteindre l’Absolu sans renoncer au langage humain et donc à écrire. En attendant, il continue sa vie d’homme de lettres (ses mardis dureront jusqu’à sa mort), reprend d’anciens projets, collecte ses anciennes œuvres (Vers et Proses, 1893; Divagations, 1897), publie, composé dans une typographie étrange — pour l’époque — son texte le plus énigmatique: Jamais un Coup de Dé n’abolira le Hasard (1897). L’année suivante, pendant que dans sa maison de campagne de Vulaines, il travaille encore et toujours à son Hérodiade, il a une attaque. Il meurt le lendemain, après avoir demandé que l’on brûle ses notes. «Mallarmé a créé... la notion d’auteur difficile, a dit Paul Valéry. Il introduisait dans l’art l’obligation de l’effort intellectuel». C’est vrai, même après que les expériences des surréalistes et de certains poètes contemporains nous ont habitués à une poésie moins immédiate, plus hermétique, la poésie de Mallarmé n’est pas d’un abord aisé, à part quelques poèmes de jeunesse. Mais qui veut s’y attacher découvrira les merveilleuses «stalactites de poésie miraculeuse qu’y forment, en s’épandant goutte à goutte, les mots».
MALLARMÉ Stéphane (Étienne, selon l’état civil, mais, dès sa petite enfance, prénommé Stéphane, dans sa famille). Poète français. Né à Paris, dans une maison de l’actuelle rue Laferrière, le 18 mars 1842, mort à Valvins, commune de Vulaines-sur-Seine (Seine-et-Marne), le 9 septembre 1898. D’origines bourguignonnes et lorraines, les ascendants du poète, du côté paternel comme du côté maternel, avaient toujours occupé des fonctions dans l'Administration de l’Enregistrement. Mais la famille pouvait s’enorgueillir d’avoir compté plus d’un amateur lettré : un Mallarmé avait été syndic libraire sous Louis XVI et avait édité la première traduction du Vathek de Beckford, que Stéphane devait faire réimprimer en 1876 avec une préface; un autre avait collaboré à l'Almanach des muses; un troisième avait apporté sa contribution obscure à la littérature romantique. Le milieu où allait grandir le futur maître du symbolisme n’était donc pas tout à fait étranger à la littérature. Mais, sa mère étant morte accidentellement alors qu’il n’avait que cinq ans et son père s’étant remarié, Stéphane, lorsqu’il eut atteint sa dixième année, fut placé dans un établissement religieux du quartier d’Auteuil. La maison était fréquentée par des fils de la haute société, imbus déjà de tous les préjugés de l’aristocratie mondaine, et le nouveau pensionnaire, pour échapper aux sarcasmes et même aux brimades de ses condisciples dut, à l’insu de ses parents, s’affubler du titre imaginaire de « comte de Boulainvilliers ». Cette première rencontre avec le monde lui laissa de vives blessures, mais tenues secrètes. L’enfant se replia sur lui-même, cherchant dans la religion qu’on lui enseignait un refuge mystique. Bientôt cependant la fièvre poétique le prit et atteignit son paroxysme pendant son séjour au Collège de Sens, où il alla achever ses études à partir de 1857. Mallarmé a détruit par la suite tous ses vers d’adolescence, mais quelques poèmes et un cahier d’anthologie où le collégien recopiait des pièces de ses auteurs favoris, publiés par M. Henri Mondor, permettent de découvrir quelles influences il a d’abord subies. Encore enfant, il ne rêvait de rien moins que de devenir un second Béranger, après avoir rencontré le chansonnier chez des amis de sa famille. Mais, vers ses seize ans, c’est Victor Hugo qui le hante. Il lit aussi les poèmes de Sainte-Beuve, et même Baudelaire, qui lui offrait l’exemple d’une poésie au service de l’idéal et aussi cet érotisme morbide qui ne devait pas déplaire à ce garçon renfermé mais sensuel : Mallarmé devait un jour évoquer, en exagérant un peu sans doute, son « priapisme de jeunesse ». Plus importante encore allait être la découverte d’Edgar Poe et, par l’intermédiaire d’un jeune professeur, celle de la nouvelle école de poésie qui, à la suite de Gautier et autour de Banville et de Leconte de Lisle, commençait d’affirmer, en dégoût des vagues rêveries du romantisme français, la supériorité d’une poésie aux formes scrupuleuses, impersonnelles, impeccables. On peut dire que toute sa vie, par son besoin profond d’une œuvre soustraite aux caprices individuels, Mallarmé restera un parnassien. Il s’apprêtait à entrer en art comme on entre en religion. Mais les conditions de sa vie allaient se prêter fort mal à ce fier idéal. Ses parents n’envisageaient évidemment pas pour lui d’autre carrière que celle qu’avaient suivie tous les siens et, aussitôt son baccalauréat passé, Stéphane fut placé comme surnuméraire dans les bureaux de l’Enregistrement, à Sens. Pour égayer un peu ces commencements de vie si prosaïques, il n’avait que quelques amitiés, des Essarts, Cazalis, Lefébure, la poétesse et musicienne Nina de Villard, et les rendez-vous qu’il obtenait d’une jeune gouvernante allemande, Marie Gerhard. Il fit sans tarder ses débuts littéraires, au début de 1862, mais dans des publications d’une obscurité désespérante, Le Papillon et le Journal des baigneurs de Dieppe. En mars, cependant, deux de ses poèmes parurent dans une revue mieux cotée, L'Artiste, laquelle, au mois de septembre suivant, acceptait l’article intitulé Hérésie artistique : l'Art pour tous, véritable manifeste littéraire où Mallarmé, à peine âgé de vingt ans, proclamait la conception religieuse de l’Art qu’il devait garder toute sa vie et son goût d’une poésie d’accès difficile, qui ne puisse être lue sans préparation. La méditation d’Edgar Poe ne pouvait que le confirmer dans cette voie. Mallarmé songeait à traduire ses poèmes, il perfectionnait sa connaissance de l’anglais et peut-être espérait-il déjà trouver ainsi le moyen de se libérer de son fastidieux emploi de bureaucrate. En novembre 1862, dans l’intention d’acquérir la pratique de la langue britannique, il s’embarque pour Londres, accompagné de Marie Gerhard, qui est devenue sa maîtresse. Le séjour en Angleterre, marqué par la rédaction des Fenêtres (vers mai 1863) — v. Poésies — fut fort décevant, mais non sans profit puisqu’à son retour Mallarmé put obtenir un « certificat d’aptitude » pour l’anglais, et, à la rentrée scolaire de 1863, sa nomination de professeur suppléant au Collège impérial de Tournon. Il venait d’épouser Marie (mais, dit-il, « pour elle seulement ») et son traitement de douze cents francs n’assurait guère l’aisance à son jeune ménage. Il ne lui fallut pas longtemps pour être dégoûté par son nouveau métier de professeur de collège. Les élèves étaient turbulents, la vie de la petite ville de province stupide, son logement des plus inconfortables. Mallarmé était pourtant rempli d’espoir : n’allait-il pas avoir bientôt le loisir de se consacrer à la poésie ? Alors apparut la vraie difficulté, tout intérieure : Mallarmé avait placé si haut son idéal littéraire qu’il en était écrasé. Un douloureux sentiment d’impuissance lui donne dès lors la plus grande gêne pour écrire. Aussi, en dépit des instances de ses amis, n’envisage-t-il pas de publier les quelques œuvres qui marquent les premières années de sa période de Tournon : L'Azur (fin 1863), Las de l'amer repos (février 1864), Le Pitre châtié (mars 1864). Son art lui semble encore trop individuel, Parviendra-t-il à projeter hors de lui quelque figure idéale ? En octobre 1864, il commence sa tragédie d'Hérodiade, travaillant toutes les nuits (« les misérables qui me paient au collège ont saccagé mes belles heures »), mais n’avançant que par un effort tendu, douloureux. Découragé, il ne tarde pas à abandonner sa tentative. Banville, avec lequel il est en relation, lui donne pourtant des assurances d’être joué au Théâtre-Français ; aussi, au printemps de 1865, Mallarmé songe-t-il à un « intermède héroïque ». Cette fois, il parvient à écrire avec une relative rapidité et, en trois mois, achève son Monologue du faune, ébauche du célèbre chef-d’œuvre. Mais Banville et Coquelin, à qui le manuscrit est aussitôt soumis, y cherchent en vain l’anecdote capable de piquer l’intérêt du public : l’œuvre ne sera pas représentée. Mallarmé n’aura que la consolation, quelques mois plus tard, au cours d’un bref voyage dans la capitale, de se voir chaleureusement accueilli par quelques homme de lettres parisiens amis, Banville, Cazalis, Coppée et Catulle Mendès, l’initiateur du Parnasse contemporain, dans lequel paraîtront en mai 1866 plusieurs poèmes de Mallarmé, dont Les Fenêtres, Epilogue (Las de l’amer repos), Brise marine, etc. Encouragé, Mallarmé reprend son Hérodiade, non plus tragédie, mais poème. Maintenu en poste à Tournon, il vient de s’installer dans un nouveau logis, plus confortable. Il semble cependant, en cet automne 1865, que sa difficulté d’écrire soit encore augmentée; d’atroces névralgies tourmentent ses heures de travail. Pour vaincre le spectre de l’impuissance, désormais inséparable de son désir de perfection, pour venir à bout de son « insaisissable ouverture », il faut à Mallarmé plusieurs mois de travail nocturne quotidien acharné. Et quand le poème est enfin achevé, c’est au prix d’une véritable tragédie intérieure : au plus extrême de son effort esthétique, « en creusant le vers », Mallarmé vient de reconnaître définitivement le mensonge foncier du monde objectif et la vanité de l'existence individuelle, masses irréductibles à la révélation de l’idéal. Son Hérodiade l’a conduit au Néant même vécu et senti. Il a perdu la foi, pour toujours. «Je chanterai en désespéré», écrit-il à son ami Cazalis au printemps de 1866. Mais, vers le même moment, par l’intermédiaire de Villiers de l’Isle-Adam et de son ami Eugène Lefébure, Mallarmé n’aurait-il pas reçu quelque révélation extérieure, celle de la pensée de Hegel par exemple ? Ici, toute certitude manque — quoique certaines expressions de la correspondance du poète rendent alors un son typiquement hégélien. En tout cas, le thème hégélien du Néant aurait pu apporter une justification imprévue au sentiment particulier du mystère poétique qui, sans doute depuis sa première lecture de Baudelaire, avait toujours animé Mallarmé : l’univers habituel nous cache l’Absolu bien plus qu’il ne nous le révèle, le monde véritable est inaccessible au profane aveuglé par son individualité, la Réalité est au-delà (ou en deçà) de l’ordre objectif et ne peut être atteinte que par une sorte d’abolition intellectuelle de cet ordre. Qu’aucun objet ne puisse être compris sans être replacé dans l’ensemble de ses relations avec le Tout, cet autre thème hégélien coïncidait encore avec une des intuitions premières de Mallarmé, dont la poésie procède toujours par une cristallisation d’images et de métaphores à partir de quelque objet familier. Le Tout seul existe, la particularité n’est qu’apparence, suggestion, mais liée cependant a l’ensemble par un réseau très logique, quoique mystérieux. « La poésie, dira Mallarmé, n’est pas à inventer, elle est seulement à découvrir. » La Synthèse totale est possible, et, en même temps que cette certitude, le mythe de l’Œuvre, résumant toutes les autres et, littéralement, accomplissant le monde, commence à s’emparer des rêves du poète. Quel sera exactement le but à atteindre ? Mallarmé ne le pressent encore que d’une façon très obscure, mais il a désormais le sentiment d’une vocation unique et, aussitôt, prend le parti d’un total renoncement, comme il en fait part dès juillet 1866 à son ami Aubanel. Il ne s’agit plus pour lui d’écrire des œuvres, si parfaites soient-elles, mais « un » œuvre, l’« Œuvre entier », et, comme il le dira plus tard expressément dans son Autobiographie adressée à Verlaine, c’est bien dès ces années-ci que Mallarmé commença à concevoir « le Livre, persuadé au fond qu’il n’y en a qu’un, tenté à son insu par quiconque a écrit, même les Génies. L’explication orphique de la Terre, qui est le seul devoir du poète et le jeu littéraire par excellence... » Ce n’est pas une doctrine littéraire que Mallarmé vient de trouver, mais bien une véritable religion, essentiellement mystique, impliquant le passage de l’univers quotidien, limité et voilé, à la reconnaissance et à la « jouissance » d’« un Cosmos organisé sous le signe de la Beauté ». Par quel moyen se fera ce passage ? Par une alchimie verbale, par un jeu continuel et de plus en plus raffiné, de plus en plus diaphane et dématérialisé de suggestions, dépassant le sens concret et vulgaire des choses, abolissant l’objet pour révéler l’idée. La fonction du poète n’est rien d’autre que de recréer, de restaurer le monde véritable, mystérieusement masqué. La création poétique s’identifie ainsi à la création cosmique elle-même. La poésie, avec Mallarmé, cesse d’être une activité arbitraire livrée à l’imagination pour devenir un instrument suprême de découverte et le poète, dévoré par le « démon de l’analogie », en possession d’un verbe « total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire », devient le seul vrai médiateur de l’Absolu, plus encore que le « voyant » de Rimbaud : un initié, un prêtre. Après cette assez soudaine révélation de sa vocation, Mallarmé semble abasourdi. Pendant près de deux ans, il cesse complètement d’écrire. Muté à Besançon en octobre 1866, il y passe « une année effrayante » et multiplie les démarches pour obtenir, en octobre 1867, son transfert à Avignon, où il retrouve avec joie les félibres Mistral, Roumanille et surtout Aubanel, avec lesquels il avait déjà noué des liens lorsqu’il était à Tournon. Va-t-il vraiment renoncer à toute tentative poétique avant de se sentir en mesure d’entreprendre l’Œuvre ? « Après tout, écrit-il à Lefébure, des poèmes, seulement teintés d’absolu, sont déjà beaux et il y en a peu. » Et, en juillet 1868, reprenant un ancien projet, il écrit son « sonnet en -yx », le Sonnet allégorique de lui-même, qui ne devait paraître, remanié, que dans l’édition de 1887. Il ne peut plus échapper cependant à sa tragique lutte avec l’Ange. A ses efforts de désindividualisation correspond un sentiment croissant d’impuissance. Il en arrive au point de ne plus être capable de prendre une plume et doit dicter à sa femme les lettres qu’il envoie à ses amis. Il aspire de toutes ses forces, ébranlées par la maladie nerveuse, à une sorte de mort mystique qui lui permettrait — condition indispensable à fa réalisation de l’Œuvre — de n’être plus que le pur et anonyme reflet de l’Être. Et, comme pour se libérer définitivement, il écrit enfin, pendant l’été 1869, ce « conte » si hermétique mais éclairé par la mystérieuse « présence de minuit », cet Igitur ou la folie d'Elbehnon qu’il ne publiera pas de son vivant, mais dont il fit un an plus tard une lecture privée à quelques amis, effarés, comme Catulle Mendès, ou enthousiasmés, comme Villiers de l’Isle-Adam. En mai 1871, Mallarmé obtient enfin d’être nommé à Paris, au lycée Fontanes (aujourd’hui Condorcet). Tout à la joie de se trouver au centre de la vie littéraire et comme si la rédaction d’Igitur l’avait débarrassé d’anciens démons, Mallarmé, sans perdre de vue la réalisation lointaine du Livre, sort allègrement du recueillement complet qu’il avait prétendu s’imposer. On commence à voir assez souvent son nom dans les revues de l’époque : dans le second Parnasse contemporain (1871) où paraît la scène d’Hérodiade; dans la revue belge L’Art libre, avec une série de poèmes en prose; dans La Renaissance artistique et littéraire, qui accueille sa traduction de Poe, en particulier Le Corbeau, qui fait sensation, et aura droit à un tirage à part en 1874. Puis, le poète s’abandonne un peu à la sollicitation de ses amis : il va chez Leconte de Lisle, chez Nina de Villard, il participe à des dîners en compagnie de Verlaine, de Rimbaud et de Charles Cros, il est même convié chez Victor Hugo, à des agapes que l’auteur de La Légende des siècles, qui l’appelait « son cher poète impressionniste », présidait sur un siège plus élevé que ceux de ses invités. Mallarmé surprend et certains, comme Coppée, ne tardent pas à le prendre pour un fou; mais il séduit plus encore par sa distinction innée, par la politesse de ses manières, assez peu communes dans le milieu de la jeune littérature — son « inflexible douceur », dira Anatole France. Quelques-uns mêmes ont déjà deviné le révolutionnaire qui se cache encore dans cet homme effacé, mais s’affirme dans Le Démon de l’analogie, que publie en 1874 la Revue du monde nouveau. Installé en octobre 1874 dans un nouveau logement, rue de Rome, et locataire depuis la même année d’une petite maison de. campagne à Valvins, près de Fontainebleau, sur les bords de la Seine, Mallarmé semble alors résigné à jouer avec le plus d’élégante virtuosité possible les jeux de la littérature et de la société. Pendant quatre mois, de septembre 1874 à janvier 1875, il fait même paraître une revue bimensuelle, La Dernière Mode, gazette du monde et de la famille, dont il assume la rédaction à peu près intégrale, traitant aussi bien de mode et de théâtre que de gastronomie, sous des pseudonymes divers tels que Miss Satin, Marasquin, Marguerite de Ponty, le chef de bouche de chez Brébant, etc. A-t-il abandonné l’immense projet qui le hantait pendant ses nuits de Tournon et d’Avignon ? Sans doute, après de nombreuses années de repli intérieur et de concentration spirituelle, éprouve-t-il le besoin d’une détente. Et, puisque tout a un sens caché, les frivolités elles-mêmes (qui conviennent d’ailleurs si bien à tout ce qu’il y avait de délicatesse féminine dans la nature de Mallarmé) ne peuvent-elles devenir des occasions d’exercices poétiques ? Aussi bien, avec son Toast funèbre publié en octobre 1873 dans le Tombeau de Gautier, Mallarmé a-t-il déjà apporté un nouveau tribut à la grande poésie. Bientôt, reprenant et remaniant sa tentative de 1865, sans pourtant parvenir à la faire accepter dans le troisième Parnasse contemporain, il publie à ses frais, dans une coûteuse plaquette de luxe, son Après-midi d’un faune (1876). Vers la même époque se situe la composition de trois chefs-d’œuvre :1e Tombeau d’Edgar Poe, paru un an plus tard dans un recueil américain, Sur les bois oubliés (posthume) et Quand l’ombre menaça..., publié en 1883, mais écrit sans doute dès 1876. Il ne s’agit pourtant, aux yeux de Mallarmé, que d’« études en vue de mieux ». Car c’est à l’Œuvre, au Livre, qu’il ne cesse de penser, préparant son entreprise toujours remise par les études de linguistique qu’il poursuit pendant toute cette période, ce qui nous vaudra Les Mots anglais, petite philologie à l’usage des classes et du monde (1878); de même est-ce aussi bien au désir d’accroître ses modestes ressources de professeur qu’à des recherches ésotériques liées à l’Œuvre qu’il faut rattacher la rédaction des Dieux antiques, nouvelle mythologie illustrée (1880). Mallarmé n’était d’ailleurs encore qu’une célébrité de petit cénacle et d’avant-garde, lorsqu’en 1804 le roman de Huysmans, A rebours, allait soudain révéler son nom au grand public littéraire. Des Esseintes, le héros de Huysmans, qui allait devenir le type de tous les jeunes intellectuels « décadents », n’avouait-il pas que l'Hérodiade de Mallarmé le « subjuguait de même qu’un sortilège » ? Déjà, en automne 1883, la publication par Verlaine dans la revue Lutèce de son étude sur Les Poètes maudits avait bien établi que Mallarmé était non pas quelque original fumeux et abscons, mais l’artiste déjà exemplaire de tout un jeune mouvement littéraire en rupture avec les traditions académiques et romantiques. Le retentissement du livre de Huysmans allait être cependant incomparable, accru encore par la publication dans la Revue indépendante, en janvier 1885, de la Prose pour des Esseintes, un des poèmes les plus audacieusement hermétiques qu’ait écrit Mallarmé. La brusque célébrité de celui-ci coïncidait avec les premières campagnes symbolistes, tumultueusement menées par Jean Moréas. Toute la jeunesse littéraire d’alors allait apprendre par cœur le célèbre poème Le vierge, le vivace..., que Mallarmé publiait en mars 1885, accompagné d’une autre pièce d’accent plus intime, traversée d’érotisme, Quelle soie aux baumes de temps..., qui nous livre un écho, d’ailleurs déjà perceptible dans la Prose pour des Esseintes, de la violente passion sensuelle, sans doute restée insatisfaite, que le poète nourrissait alors pour sa belle voisine de la rue de Rome, Mery Laurent, ancien modèle et maîtresse de Manet. Mais c’est un peu malgré lui que Mallarmé passait ainsi au centre des agitations spirituelles et littéraires de l’époque. En tout cas, il ne cherchait nullement à se placer à l’avant-garde, dédaignant de publier un manifeste (quoique en 1886 il donne une préface au Traité du verbe de René Ghil), répugnant profondément au rôle de révolté tapageur qu'il laissait volontiers à Moréas. Mais, sans son exemple, qu’aurait été le symbolisme ? Voici l’époque où, chaque mardi, un nombre toujours plus grand de jeunes écrivains se presse vers le petit logis de la rue de Rome. Citons parmi eux Laforgue, Henri de Régnier, Rémy de Gourmont, Laurent Tailhade, Vielé-Griffin, Saint-Pol-Roux, Gustave Kahn, Stuart Merrill, bientôt relayés par leurs cadets, Pierre Louÿs, Gide, Valéry, Marcel Schwob, Claudel. Souvent se mêlent aux habitués des étrangers de passage comme Oscar Wilde, Verhaeren, Albert Mockel, Stefan George. On a maintes fois décrit ces réunions d’après-dîner, dans la petite salle à manger, autour du pot à tabac posé sur la table avec le papier à cigarettes. Mallarmé lui-même allait ouvrir aux visiteurs. Puis, le maître restant debout à côté du poêle de faïence, commençait non pas une discussion, ni une conférence, mais un monologue à bâtons rompus, traitant aussi bien des derniers faits divers que d’art et de littérature. Mallarmé ne donnait pas de recettes, il n’imposait pas d’idées, mais un charme mystérieux agissait, et toute chose, à travers son dire, devenait occasion de fêtes spirituelles. Les assistants, presque toujours silencieux, avaient le sentiment d’assister à quelque cérémonie religieuse; ils recueillaient avec vénération les décrets sibyllins d’un oracle : chacun, de ces soirées, remportait une exigence personnelle et, selon le mot d’A. Mockel, la conviction d’avoir contemplé « le Type absolu du Poète ». Vers 1890, Mallarmé a ainsi atteint la gloire; cédant aux instances de ses amis, il s’est décidé, trois ans plut tôt, à réunir sa production antérieure dans une édition de Poésies complètes. En apparence, ce n’est plus qu’un homme de lettres à la mode, fort affairé, dévoré par de multiples tâches souvent assez vaines (présidences de banquets, réponses à des enquêtes sur les sujets les plus saugrenus), dévoré aussi par ses amitiés qu’avec sa politesse toujours empressée il flatte de ces petits compliments et madrigaux de fêtes, d’anniversaires, qu’on a recueillis dans les Vers de circonstance (posth., 1920). Mais, derrière ce personnage mondain, quelle angoisse on devine ! Le grand Œuvre, le Livre qu’en 1866 il se donnait vingt ans pour achever, l’a-t-il seulement commencé ? Il est resté prisonnier de son monotone métier de professeur (en octobre 1884 il est nommé à Janson de Sailly, un an plus tard à Rollin), de ses amères difficultés d’argent, de son ménage sans poésie, peut-être aussi de ses passions inassouvies, Sa santé est gravement atteinte. Depuis longtemps il a perdu complètement le sommeil. Il a cinquante ans. Il sent qu’il est temps de se consacrer tout entier à l’immense tâche qu’il a rêvée et, le 1er octobre 1893, grâce à l’influence de Coppée, il obtient sa mise à la retraite anticipée. Mais, cette difficulté pratique résolue, le voilà aux prises avec le vrai problème, celui de la création : cet Infini qui le hante, comment l’inscrire dans une forme achevée et définitive ? Et d’abord, sous quelle forme conçoit-il le Livre ? Longtemps il a été attiré par le théâtre (dès la première tentative d'Hérodiade en 1864). Comme Wagner, une de ses admirations, il a songé à l’« œuvre d’art totale », à hausser le théâtre à la dignité d’un culte magique, et, même lorsqu’il aura abandonné son projet de réaliser l’Œuvre sous une forme scénique, il continuera à penser le Livre en fonction d’une liturgie. Les travaux de M. Jacques Schérer ont révélé que le poète envisageait même un étrange cérémonial, devant se dérouler devant un nombre fixe d’assistants, et centré naturellement sur la lecture du Livre. Celui-ci n’aurait pas été un volume relié, mais une série de trente feuilles détachées, réparties en groupes de cinq dans six cases, le Livre complet n’étant en fait que la somme de toutes les combinaisons possibles des textes inscrits sur les feuilles séparées. Mallarmé estimait que la complète révélation du Livre demanderait une période d’environ cinq ans. Il s’occupa même de régler certains points de détail, telle que la façon de subvenir financièrement, par voie de collectes chez les fidèles, à la publication et à la diffusion du Livre. Malheureusement, le Livre, qui devait être l’aboutissement de toute littérature et de toute réalité, n’a jamais été écrit. Au cœur de ce projet fantastique résidait une contradiction essentielle, qui n’est autre que celle que trouve, à sa limite, toute expression humaine. Comment d’une part révéler l’Absolu, sinon dans le poème, mais comment, d’autre part, prétendre atteindre l’Absolu — et il s’agissait de cela, et de cela uniquement pour Mallarmé — sans renoncer à tout langage humain, et donc au poème ? Telle est l'impuissance de Mallarmé, mais c’est l’impuissance métaphysique de la condition humaine réduite à ses seules forces. Aussi voit-on Mallarmé, au lendemain de sa retraite, reculer sans cesse le moment d’entrer enfin dans la tâche qu’il s’était fixée. Tout en continuant à sacrifier à ses obligations d’homme de lettres (les fameux « mardis » dureront presque jusqu’à la fin de sa vie), il préfère reprendre d’anciennes ébauches et, avant toute autre, son Hérodiade, à laquelle il ne parviendra cependant à ajouter que le Cantique de saint Jean. Puis il recueille sa production dans Vers et prose (1893) et dans Divagations (1897), qui rassemble la plupart de ses articles, en particulier la série d’études parues en 1895-96 dans La Revue blanche sous le titre de : Variations sur un sujet. En mai 1897 enfin, dans la revue Cosmopolis, paraît, composé dans une typographie insolite, le texte le plus énigmatique de Mallarmé, « un acte de démence », disait celui-ci à Valéry : Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Dramatique aveu d’impuissance ? Ou premier fragment achevé enfin du Livre ? André Gide y voyait « le point extrême où se soit aventuré l’esprit humain ». Disons au moins : où se soit aventurée la littérature française. Mallarmé marquait là une limite, qui ne pouvait plus être dépassée. Au-delà, il n’y avait plus que le grand livre de la création qui défie toute parole humaine. Le 8 septembre 1898, alors qu’il travaillait à son Hérodiade, Mallarmé fut pris soudains de suffocations. Il put, le soir, rédiger quelques lignes pathétiques où il prenait acte de son échec et demandait qu’on brûlât le « monceau demi-séculaire de [ses] notes ». Le lendemain il expirait dans un nouveau spasme du larynx.


Étudiant à Sens, époux d'une Allemande, professeur d'anglais à Londres, à Tournon puis à Paris, Stéphane Mallarmé, né à Paris en 1842, enseigne au lycée Condorcet quand Verlaine et Huysmans le font connaître en 1883 et 1884 en lui consacrant, pour le premier, un des trois volets de ses Poètes maudits, et pour le second, quelques pages de son roman À rebours. Obsédé par l'exigence du beau, il ne cesse de lutter contre la pauvreté et la médiocrité de sa vie quotidienne. Chahuté par ses élèves, moqué par les critiques, il n'a que la poésie pour refuge. Passionné de Wagner, ami d'Édouard Manet (à la mort de ce dernier la meilleure amie du peintre sera sa maîtresse), créateur d'un magazine féminin, La Dernière Mode, dont il est le seul rédacteur, il devient le chef de file du mouvement symboliste, recevant ses disciples (dont Henri de Régnier et Jules Laforgue) tous les mardis dans son modeste appartement de la rue de Rome. Élu Prince des poètes à la mort de Verlaine, il meurt deux ans après, en 1898, dans sa petite maison de campagne à proximité de la forêt de Fontainebleau. Afin de témoigner de sa vision métaphysique du monde et des réalités cachées, il a eu recours aux sonorités de la langue, privilégiant l'incantatoire au mépris, parfois, de la cohérence.

MALLARMÉ, Stéphane (Paris, 1842-Valvins, 1898). Poète français. Son travail sur le langage destiné à atteindre l'idéal poétique fit de Mallarmé l'un des principaux inspirateurs du symbolisme. Son oeuvre, complexe et hermétique, conçue comme une entreprise métaphysique, joua un rôle déterminant sur la littérature du XXe siècle. Issu d'une famille de fonctionnaires, professeur d'anglais en province (1863) puis à Paris (1871), Mallarmé décida très jeune de sa vocation d'écrivain après la lecture de Victor Hugo, Baudelaire et d'Edgar Poe (dont il traduisit plus tard les Poésies) et entreprit dès l'âge de 20 ans une oeuvre à laquelle il travailla toute sa vie, Le Livre, invention par le langage d'un monde absolu. Après avoir composé une tragédie, Héro-diade, inachevée, et publié L'Après-midi d'un faune ( 1866), Mallarmé jeta les bases de son Livre dans un conte dense, Igiturou la folie d'Elbehnon (publié en 1925). Devenu brusquement célèbre grâce au roman de Joris-Karl Huysmans À Rebours (1884) et à l'essai de Paul Verlaine, Les Poètes maudits (1884), Mallarmé devint le modèle admiré de jeunes écrivains qu'il reçut régulièrement chez lui (André Gide, Paul Valéry, Paul Claudel). Après l'édition de ses Poésies complètes ( 1887), Mallarmé se consacra à la rédaction du Livre et fit publier en 1897 Un coup de dés jamais n 'abolira le hasard, long poème en vers libres, d'une typologie révolutionnaire, qui rompait avec les formes (vers et sonnets) classiques et qui imposa au lecteur un mode de lecture inédit jusque-là. Gide vit dans ce dernier texte de Mallarmé le point extrême où se soit aventuré l'esprit humain.