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Maine de Biran: Sensation

Sensation

• « Je continuerai à appeler sensation tout mode composé d’une affection immédiate variable, et du sentiment un, identique, de la personnalité qui s’y joint, en tant que l'impression est rapportée à un siège organique » (A, 144).

•• Dans la sensation, le moi compose avec les affections simples de l’organisme. Il n’y a en effet sensation que lorsque le moi est déjà constitué et qu’il peut alors localiser certaines affections dans les parties du corps « où l’influence de la volonté peut s’étendre » (A, 143). Pour faire la différence entre l’affection avec laquelle le moi compose et qui peut être localisée et l’affection qui ne devient sensible pour le moi qu’accidentellement et sans être localisée, deux critères importent : d’une part que l’organe affecté soit soumis à la volonté, d’autre part que « l’affection ne soit pas assez vive pour absorber tout autre sentiment » (A, 143), qu’elle ne prédomine pas sur la sensibilité en provoquant une réaction sympathique ou antipathique du centre cérébral (E, 289) qui fera que nous deviendrons ces affections (comme on devient triste ou gai, heureux ou malheureux etc.) sans « que nous puissions les apercevoir, sans nous en rendre compte, ni les rapporter à leurs sièges ou à leurs causes organiques » (E, 290) Premièrement donc, pour qu’il y ait sensation, une relation accidentelle du moi à l’affection ne suffit pas, il faut que l’affection puisse se combiner plus intimement au moi et finisse par être localisée dans une partie du corps. Or « rien ne se localise pour l’être sensitif qui n’a pas encore mu ou agi » (E, 288). Le terme de sensation ne convient pas aux affections qui ne peuvent entrer en combinaison avec l’effort moteur qui a précisément pour terme d’application l’organe affecté : sans cette relation à l’espace corporel interne, le sujet ne peut rapporter l’affection à quelque organe que ce soit. Que l’affection touche une partie mobile du corps soumise à la volonté et alors le moi rapportera l’impression à cette partie déterminée du corps où il sentira une résistance partielle occupant le même lieu que la résistance organique. Dans ce denier cas seulement la sensation est localisée parce que le même organe est terme pour l’effort et qu’en même temps il est affecté. On comprend pourquoi la sensation composée concerne particulièrement les sens externes qui entrent tous plus ou moins dans le sens de l’effort et sont par ailleurs percutés par les parties matérielles du monde (« corps solides et fluides » pour le toucher, « molécules odorantes et sapides » pour l’odorat et le goût, « impression immédiate des rayons lumineux » pour l’œil, « ondulations sonores » pour l’oreille). Biran conclut : « toute affection rapportée à un siège organique ou à un lieu du corps, est alors une sensation proprement dite », et donc « un composé de premier ordre » (D, 434). Deuxièmement, le moi peut très bien être submergé par le mouvement des impressions affectives lors même qu’elles viennent coïncider avec lui. Le fait que le moi puisse ainsi « s’identifier ou se confondre » avec ces affections, soit du fait d’une réaction instinctive du centre cérébral comme pour les sentiments de douleur ou de plaisir, soit en étant absorbé par « un sentiment confus de la vie générale absolue », montre que la sphère affective n’a pu être combinée à l’effort moteur, que la « matière est toujours prête à l’emporter sur la forme » (E, 313) et qu’en réalité, ici, « la matière prévaut sur l’acte perceptif » (D, 142) Il faudra donc que l’affectibilité de l’organe soit atténuée par l’habitude pour que soit mise en évidence la dimension représentative de la sensation. Mais même dans ce cas, certains sens resteront plus affectibles que d’autres. Pour cette raison Biran fait une distinction essentielle « entre ces sens externes, dont les uns sont plus particulièrement constitués en rapport de dépendance des causes excitatives de l’affectibilité immédiate qui y prédomine toujours sur la mobilité volontaire, tandis que dans les autres, cette affectibilité étant très subordonnée, et pouvant même être comme nulle, la partie perceptive [...] prédomine dans la sensation totale et, s’isolant même de tout composé affectif, peut constituer à elle seule ce mode complet et mixte que j’appelle perception » (A, 144-145). Biran différencie les sensations à dominante affective, goût, odorat et tact passif, qui sont au service des lois de l’instinct nutritif et les sensations à dominante représentative, vue, ouïe et toucher actif : ces derniers sont « les sens de la connaissance, les instruments ou les moyens de toutes les communications physiques et morales, à qui se rattache le développement progressif de nos facultés les plus élevées » (A, 145).

••• L’idée centrale de l’analyse de la sensation est que la sensation est un mode composé d’une forme unie à une matière variable : « Cette forme n’est point inhérente à l’affectibilité [...] mais elle suit l’exercice du sens intérieur de l’effort » (D, 434). La sensation est le premier ordre de facultés dans lequel une décomposition est possible entre forme et matière. Qu’il y ait, en toute sensation, composition entre le moi et des affections suppose le moi constitué. Biran le montre par une « expérience intérieure » : écartons toutes causes d’impressions extérieures, « que les yeux soient ouverts dans les ténèbres, l’ouïe tendue dans le silence de la nature, l’air et tous les fluides ambiants au repos, les instruments de la vie organique dans un parfait équilibre ; que le corps reste immobile, mais que tous ses muscles soient contractés par un effort voulu ; nous trouvons dans le sens immédiat de cet effort le fondement unique de l’existence personnelle ou ce qui fait proprement le durable de notre être. Maintenant toutes les impressions variables et accidentelles de la sensibilité viennent coïncider, tant que la veille dure, avec ce mode actif et fondamental, uniformément continué mais elles ne s y unissent pas toutes de la même manière» (E, 312-313).. Lorsque le moi est constitué et qu’il n'agit pas, il a donc deux unions possibles avec des impressions organiques internes ou externes : l’union passive à dominante affective (sensation affective), l’union passive à dominante représentative (sensation intuitive). On les distinguera de deux autres unions possibles, l’union participative dans laquelle le moi par « son concours actif » donne à l’impression son unité personnelle (perception) et l’union active dans laquelle « c’est le moi lui-même qui agit pour produire la sensation » (aperception) (RSP, 10). En faisant de la sensation le premier mode composé de la vie consciente (le moi s’identifiant à la conscience pure sans impressions externes est ici l’antécédent de tous les modes), Biran contourne le dualisme métaphysique : on ne fera pas sortir le moi de la sensation matérielle et on ne fera pas sortir la matière du moi. Il faut renvoyer spiritualisme et matérialisme dos à dos : la conscience est dualité, la sensation est encore dualité, c’est-à-dire relation de l’unité formelle à la multiplicité matérielle du monde par l’intermédiaire de la multiplicité continue du corps (E, 312). A peu près tout ce qui compte aux yeux de Biran, dans l’analyse métaphysique en ce domaine, aura échoué sur l’analyse de la sensation, Descartes, Leibniz, Locke, Kant et surtout Condillac, faute d’avoir mis en évidence le rôle du moi dans la genèse de la sensation et dans sa localisation.

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