Maine de Biran: Psychologie
Psychologie
• Génériquement, la psychologie est « la science des faits intérieurs » (E, 50). •• Si l’on se place du point de vue de l'origine (la « source ») des faits intérieurs, la psychologie est pure ou elle est mixte. Si l’on se place du point de vue de la genèse de la connaissance, « la psychologie explique la génération des connaissances humaines et [...] forme à elle seule la théorie de toutes les théories» (Dis, 49) : elle est alors « science première » ou « philosophie première » (RSP, 14, 213). La psychologie est pure (ou « synthétique et rationnelle ») lorsqu’elle est science des facultés actives ou encore « science de l’esprit ou du moi » (E, 81) ; cette science pure sépare, afin de la ressaisir, la nature du moi de tous les modes sensibles transitoires et contingents qui peuvent s’y adjoindre. Tant qu’on ne sait pas ce que le sujet est et ce qu’il met de lui-même dans sa connaissance du monde, aucune connaissance ne trouve de point d’appui. C’est pourquoi Biran écrit : « La psychologie seule assigne ce fond ou cette base dans la conscience du moi » (RPS, 15). La psychologie est mixte (ou « analytique et expérimentale ») quand « elle ne considère les faits de l'intelligence que dans leur point de contact avec ceux de la sensibilité». Souvent, cependant, elle part de ces « faits composés » du moi et du sensible hétérogène comme s’ils étaient simples, se borne à l'analyse des sensations et tombe dans la confusion. Seule une précise distinction en ce point de contact de ce qui revient à l’intelligence d’une part, à la sensibilité passive de l’autre, fait naître la science de l'homme, « composée de deux ordres de fait absolument différents » (E, 82). Car, en l’homme, facultés passives et facultés actives sont unies en une même « nature mixte ». La psychologie est « science première » (RPS, 14) (ou théorie des théories) quant elle ouvre, non à la seule connaissance du moi, non à la seule connaissance de l’homme mais à l’élucidation de la structure même de la connaissance impliquée dans toute science de la nature. Ce lien entre le moi et la nature est la clé du monde. On peut en effet reprocher à toute science de la nature de considérer les faits étudiés « comme s’ils étaient simples et absolus et sans relation au sujet qui les perçoit, à la substance en qui ils sont inhérents, à la cause efficiente qui les produit » (RSP, 12). Il revient particulièrement à la psychologie d’éclairer le sens des notions de cause et de substance que la science suppose malgré tout dans ses successions et ses séries phénoménales. Il ne s’agit certes pas de reprocher au physicien de croire qu’il y a des causes ou des réalités absolues. Une telle croyance dérive des lois mêmes de l’esprit humain. Mais de chercher à « deviner ou à concevoir par l'imagination ce qu 'elles sont en elles-mêmes », ce qui produira toutes sortes de cosmogonies et de théogonies absurdes et contraires aux faits (RPS, 21). En réalité les notions de cause et de substance dérivent du sujet et ne sont transposées qu’après coup et par induction hors de la conscience. De là vient la croyance en « un être qui agit » ou en une « force qui agit » auxquels les physiciens « pensent malgré eux». Si les physiciens sortent si souvent de leur méthode d’observation, c’est en raison de ce « principe de croyance ou d’induction première qui force l’âme à transporter au dehors ce qu’elle conçoit primitivement en elle» (RPS, 142). Replacer la conscience avant la science permettra de limiter la prétention explicative de la science. ••• Avec Biran, la psychologie devient la science centrale des sciences de l’homme mais aussi la science première des sciences de la nature. Elle retient dans son horizon la totalité du savoir en ramenant celui-ci à ses conditions ultimes de possibilité : le sujet. Biran explique pourquoi les limites propres des sciences du vivant et des sciences de la nature sont fixées par la psychologie, pourquoi en somme la méthode descriptive de toutes ces sciences ne s’éclaire qu’en étant limitée par la méthode réflexive de la psychologie. La psychologie pure tente de justifier à quels titres une connaissance est « réelle » et « de déterminer ce que nous pouvons connaître de réel ». Comme le sujet est le seul point de départ réel, l’objet de la psychologie est d’abord de mettre à découvert ce fond réel subjectif et de le séparer de tous les phénomènes sensibles externes. Une fois ce pouvoir du sujet délimité, on saura ce qui revient aussi aux facultés passives qui constituent l’autre face de la science de l’homme. On remarquera que le passif n’est délimité à son tour qu’à partir de l’actif : « Ce n’est qu’en nous élevant au dessus des facultés passives que nous pouvons les connaître » (E, 83). Ne croyons pas ici que la psychologie pure nous conduise vers une compréhension de l’homme comme esprit pur : la connaissance des faculté actives propres à l’homme ne signifie pas que l’homme est coupé de son corps. Au contraire, la psychologie met en évidence que le sentiment du moi n’est pas inné mais naît dans la relation de la force hyperorganique au corps. Le sujet se saisit alors à la fois « dans sa libre détermination et dans ses produits ». Dira-t-on que les choses externes agissent sur ce corps et provoquent en lui mille impressions différentes ? Mais tout l’enjeu de la psychologie est de montrer que la connaissance ne débute pas par ce monde extérieur : elle débute par l’action du sujet sur ses organes sensibles : « N’y a-t-il pas une expérience toute intérieure, qui pour n être pas séparée de l'extérieur, n’en est pas moins distincte, et devient la source propre d’un système d’idées simples et de connaissances vraiment premières et fondamentales, qui ne peuvent en aucune manière venir du dehors ? » (E, 106) Une fois mis en évidence le rôle propre du sujet dans la formation des idées et dans la connaissance, il est plus facile de comprendre la nature mixte de l’homme et la manière dont jouent sur lui « une infinité d’impressions obscures ou de modes sensibles, variables à chaque instant, confus, tumultueux, désordonnés par leur nature » (E, 82). Cette partie de l’homme « inconnue et incommensurable par sa nature » est seulement dévoilée par le rôle d’obstacle qu’elle joue relativement à la saisie du moi par lui-même. C’est pourquoi les facultés passives qui constituent l’homme ne sont jamais connues directement mais indirectement sur cette ligne de contact (Dis, 82) où le moi commence de s’échapper à lui-même : songes, somnambulisme, vésanies, délires, manies, aliénation mentale etc. Il y a des conditions organiques et cérébrales « qui agissent respectivement de manière absolument semblable pour opprimer ou suspendre l'action régulière de la volonté et de la pensée, produire ainsi les phénomènes correspondants du sommeil, des songes, du délire, le désaccord des sensations, l’absence du jugement, l’abolition ou la mort du moi» (Dis, 106). La psychologie de la vie quotidienne et la psychopathologie n’ont de sens que si la psychologie pure est constituée et met en relief les limites de l’explication physiologique. Parce que la psychologie assigne enfin la source de toute connaissance, elle met aussi en évidence la primauté des lois de l’esprit sur les conditions d’objectivité des sciences de la nature. « La psychologie, par la nature même du sujet auquel elle s’attache, se place en avant des faits extérieurs et doit assigner les conditions d’objectivité des existences et des causes [...] C’est la psychologie qui doit fixer les limites des sciences naturelles et les empêcher de s’égarer dans des recherches oiseuses ou de vaines hypothèses explicatives » (RPS, 214-215). Si l’on peut en effet rendre compte à partir de la psychologie des notions (être, force, cause, substance réelle etc.) tacitement supposées par les sciences de la nature, à l’inverse, on ne peut en aucun cas prétendre expliquer, à partir de l’usage que les sciences de la nature font de ces notions, l’existence psychologique (le moi) pas plus d’ailleurs qu’aucune autre existence (Dieu, le monde). Le physicalisme est un danger mortel dès lors qu’il prétend constituer à lui seul la science de l’homme : il ne décrit que ce que l’on peut représenter de l’homme, sa « surface », son « enveloppe matérielle » (RPS, 25) et est impuissant à décrire ce qui ne se représente pas, ne s’imagine pas : l’homme intérieur.
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