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Maine de Biran: Idée de substance

Idée de substance

• L’idée de substance vient du moi (en tant qu’idée simple de réflexion) où elle s’identifie au double sentiment d’une subsistance de l’effort et d’une consistance du corps. Mais, dès qu’on sort du moi, cette idée se dénature pour signifier une réalité séparée du moi et existant en soi. Par là elle ajoute « quelque chose de plus » au fait de conscience ou « affirme une chose au-delà du moi » (DEA, 85) : chose pensante (âme en soi) ou chose étendue (objet en soi). Il faut séparer les deux significations : « Avant la notion de substance, d’être absolu est le sentiment du moi individuel et relatif d’où la notion est déduite ; celle-ci ne constitue pas le fait primitif, elle n’y entre même pas directement » (RSP, 239).

•• Toute la question est de comprendre « l’origine vraie de l’idée de substance » (E, 223). L’idée de substance dérive conjointement « de l’un et de l’autre des deux éléments de la conscience » (E, 220), à savoir de la force et de la résistance organique. C’est pourquoi deux « idées-mères » se retrouvent en elle : l’idée de quelque chose qui subsiste à travers le changement et l’idée d’un substratum, sujet d’attribution de toutes les modifications passives du corps. On peut alors dire que de la conscience provient l’idée de substance active comme l’idée de substance passive à la condition d’ajouter que ces idées « prises en nous-mêmes » ne sont toutefois pas contenues en nous-mêmes. Si le fait de conscience implique le sentiment d’une subsistance de l’effort et celui d’une consistance du corps, ces deux idées se dénaturent et s’obscurcissent en passant précisément du dedans au dehors, du sujet à la réalité objective. Jamais le fait de conscience ne coïncide avec l’expérience de la substantialité, jamais le sujet ne s’aperçoit lui-même comme substance. « Le sentiment de moi n’est pas, ne peut pas être celui de la substance même de l’âme ou de la chose sentante ou pensante [...] Chercher à objectiver le moi ou à la saisir par le dehors, c’est comme si l’on voulait se mettre à une fenêtre pour le voir passer » (DEA, 91). Comment se forme alors l’idée de substance active (force-substance) et celle de substance passive (corps-substance) ? Dans un premier temps donc, l’idée de substance active trouve certes à s’appuyer sur le « mode total de l’effort qui reste identique dans ses deux termes (la force et la résistance) » (E, 220). Mais dans un deuxième temps, qui est le moment propre où l’idée de substance se dénature sous la pression de l’imagination, « quelque chose de plus » est postulé, une chose pensante hors de la pensée actuelle. Parce que « le moi, sujet de toutes les attributions actives subsiste seul tant que l’effort subsiste » (E, 220), on a ainsi voulu en conclure faussement qu’il était possible de penser la conscience sous un « mode substantiel » (Descartes) ou de ramener la force à la substance (Leibniz). Mais l’idée de substance ou de chose contrevient à l’aperception centrale du Je : « Le je n’est pas la substance abstraite qui a pour attribut la pensée, mais l’individu complet dont le corps propre est une partie essentielle, constituante » (CI, 38). L’idée de substance active n’a pu s’imposer de l’intérieur à la conscience. Elle provient en fait de l’idée de substance passive au travers d’un travail de la représentation sur l’élément de la conscience qui peut le plus facilement s’extérioriser : la résistance organique. Comme nous ne faisons pas cette résistance, comme elle est toujours passivité, « nous sommes plus disposés par là à la séparer de nous-mêmes » (E, 222). L’idée de substance passive se forme à partir du continu résistant organique. L’imagination voit dans la résistance intérieure (sentie comme une sorte de substratum des qualités sensibles) quelque chose qu’on peut « exprimer » ou « représenter » sous « raison de matière », c’est-à-dire un « substratum extérieur » (RSP, 239). Bientôt elle en fera Vespace commun des qualités sensibles. Dans un ultime mouvement de subtilisation de la matière, elle pourra même faire abstraction de l’espace lui-même et ne considérer ce substratum que sous « raison logique » (en tant que « soutien passif d’attributs, modes ou qualités sensibles », ou encore sujet général d’attribution de tous les « modes conçus et représentés sans être sentis ou intérieurement aperçus ») (DEA, 219, RSP, 239). Une fois cet élément de la conscience objectivé hors de la conscience comme substance passive, rien n’empêche l’imagination de substantiver aussi l’élément actif : alors « le moi se prend ou s’imagine lui-même comme un mode de la substance étendue du corps ». L’expérience chez presque tous les hommes montre que le corps est confondu d’abord avec la substance matérielle et qu’ensuite le moi est confondu avec le corps matériel (RSP, 111). C’est donc en saisissant les éléments de la conscience du dehors de la conscience que l’idée mixte de substance (passive et active) a pu se former : « Si la notion de substance n’était donnée ou suggérée primitivement à l’âme par le dehors, jamais le sujet pensant ne la tirerait de son propre sein » (DEA, 219 et 221). La perception et l’imagination rapportent à l’étendue externe la « double unité » (unité de force et unité de résistance) « absolument irreprésentable aux sens et à l’imagination » (E, 387) parce que sentie de l’intérieur de manière indivisible. Et ensuite elles introduisent dans le moi l’étendue externe, la substance matérielle, qui n’y étaient pas (E, 387-388).

••• L’idée obscurcie de substantialité ouvre la porte aux erreurs les plus graves pour ce qui concerne la psychologie en ce qu’elle fait du sujet un objet : « Il y a une erreur ou amphibologie du langage qui tient à ce que l’on veut toujours parler du sujet comme d’une chose ou d’une substance » (RSP, 238). Cet objet se dédouble même en objet sensible ou objet intelligible, il est confondu à la machine organique ou absorbé en Dieu par la grâce : « Nous n’avons pas besoin de partir ex abrupto de la notion de substance ou de la chose sentante ou pensante mais je dis de plus que cette notion d’une chose ou d’un être à part qui n’est pas le moi ou qui est en dehors de la conscience dénature entièrement le propre sujet de la science de l'homme intérieur en la faisant passer soit dans le domaine de la physique [...], soit dans celui de la théologie » (DEA, 81). L’impératif est de revenir au vrai sujet, ni purement physique (il ne faut pas le matérialiser dans l’absolu), ni purement spirituel (il ne faut pas le spiritualiser dans l’absolu) en prenant conscience que « l’application de la loi de substance à la psychologie exclut précisément la propre idée d’un sujet psychologique » (DEA, 241).

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