Maine de Biran: Corps
Corps
• Il revient à Biran d’être le premier philosophe à prendre en compte le rôle du corps dans la genèse de la conscience et de toutes les facultés intellectuelles. Il distingue trois appréhensions du corps : le corps propre subjectif qui entre dans la conscience de l’effort ; le corps objectif de l’anatomiste qui est le corps représenté sous la forme de l’espace externe ; le corps absolutisé du métaphysicien qui est la substance passive matérielle hors du moi que je crois être au fondement de mon corps.
•• Le corps propre est cette continuité de résistance interne à l’effort et qui ne constitue pas encore un corps organique. Il y a une appropriation intime de ce corps soumis à la motilité volontaire qui ne réclame aucune médiation objective : « Le moi ne peut exister pour lui-même sans avoir le sentiment immédiat interne de la coexistence du corps : voilà bien le fait primitif. Mais il pourrait exister ou avoir cette aperception, sans connaître encore son corps comme objet de représentation ou d'intuition [...] » (E, 381). Dans la conscience, le corps propre n’est donc pas connu objectivement mais subjectivement. Du coup, ce qui pose problème, ce n’est pas tant cette connaissance et existence intimes du corps, évidentes par elles-mêmes, mais la constitution d’une connaissance représentative du corps. Biran veut dénoncer un faux problème : on est amené à nier la conscience si l’on prend pour donnée la connaissance objective du corps en passant sous silence la présence immédiate du corps à la conscience c’est-à-dire si l’on prend pour première la représentation objective du corps alors qu’elle n’est « qu’un phénomène secondaire et déjà composé » (E, 382). Les philosophes qui sont partis de ce corps extérieur et objectif ont en effet mis en doute qu’on puisse le mouvoir par la volonté. Si les moyens d’action (sur les nerfs, les muscles etc.) de la volonté nous échappent, se sont-ils dits, ne peut-on en conclure en effet que c’est le sentiment de vouloir qui est illusoire (Hume) ? Mais Biran oppose : « Quelle espèce d’analogie y a-t-il entre la connaissance représentative de la position, du jeu, des fonctions des organes, tels que peut les connaître un anatomiste ou un physiologiste, et le sentiment intime de l’existence qui correspond à ces fonctions, comme aussi la connaissance interne des parties localisées dans le continu résistant [...] ? » (E, 231) On doit distinguer deux étapes dans la formation d’une représentation objective du corps : à l’« étendue intérieure du corps » purement subjective, s’ajoute une localisation interne des parties du corps par l’exercice moteur en général, puis des attributions objectives par l’exercice du toucher actif associé aux autres sens externes. En premier lieu donc, « le système général musculaire se trouve naturellement divisé en plusieurs systèmes partiels, qui offrent autant de termes distincts à la volonté motrice. Plus ces points de division se multiplient, plus l’aperception immédiate interne s’éclaire et se distingue, plus l’individualité, ou l’unité du sujet permanent de l’effort se manifeste par son opposition même à la pluralité et à la variété des termes mobiles. En se mettant hors de chacun, le moi apprend à les mettre les uns hors des autres, à connaître leurs limites communes et à y rapporter les impressions » (E, 208-209). En second lieu, par le toucher actif le corps devient « objet de représentation ou d’intuition » (E, 382). Le sujet localise extérieurement les parties superficielles de son corps du fait d’une double pression, d’une double résistance qui rend simultanément présentes au moi les parties distinctes. Ce phénomène en chiasme (touché-senti) n’est évidemment pas le même si la main touche un corps étranger : la main rencontre une « résistance morte » qui n’est pas le corps propre et qui ne renvoie pas à un sujet qui se dédouble et par là se situe. Le toucher actif contribue donc, de l'intérieur du corps, à nous approprier notre corps : il nous donne une connaissance locale du corps, plus nette encore si elle se conjugue à la vue. Mais cela ne suffît pas. Nous faisons la différence, justement par cette expérience, entre ce « corps qui nous appartient et ceux qui nous sont étrangers » (E, 384). Une véritable représentation objective passe par la construction de « rapports de situation et de distance » qui se fondent sur la coordination des parties dans un espace tactile et visuel uniforme et impersonnel. La représentation spatiale de notre corps doit prendre ainsi une voie externe. L'espace étant la forme de toutes nos représentations externes, notre corps ne pourra en effet être représenté objectivement que s’il est représenté spatialement à la manière des autres objets. Mais qu’est-ce qu’un objet pour nous ? Biran montre comment se constitue l’idée d’objet. Un objet est d’abord l’unité de résistance que je saisis comme n’étant pas moi dans la mesure même où elle s’oppose à mon effort. On ne comprendra pas ce qu’est un objet si l’on ne remonte pas au rapport simple qui le constitue (rapport moi / non-moi) et à la formation des idées de qualités premières (étendue à trois dimensions, solidité, inertie etc.) qui vont servir de base à la physique et qui sont construites à partir de l’exploration d’une résistance fixe, hétérogène et opposée au moi. Dès que le moi a localisé hors du moi une résistance fixe, tous les modes sensibles eux-mêmes (couleurs, qualités tactiles etc.) sont attribués à l’objet externe (E, 395). On conçoit alors qu'être son corps et se représenter son corps comme un objet n’a pas la même signification puisque représenter son corps comme objet signifie le représenter comme étranger et extérieur à soi. Un pas de plus et nous passons du corps de l’anatomiste à la croyance du métaphysicien en un corps absolutisé, noumène extérieur, substance matérielle qui serait le fondement du corps. Subjectif, objectif, absolu, voilà qui trace le mouvement d’extériorisation du corps jusqu’à son extériorité pure comme objet de croyance.
••• Biran n’a pas seulement fait entrer le corps dans la conscience, il a dérivé toutes les connaissances humaines de la relation de conscience. Nos facultés intellectuelles résultent d’une individuation forme-matière opérée à des niveaux différents, et quelque soit leur niveau, elles incluent ce rapport fondamental au corps. Pas un acte, pas une pensée, pas une idée qui ne s’esquisse dans l’horizon du corps. Le sens que prend le monde pour nous (même au travers de la croyance) est immédiatement solidaire de notre présence à nous-mêmes comme conscience corporée. L’avoir méconnu a fait naître toutes les questions impossibles de la métaphysique.
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