Maine de Biran: Abstraction
Abstraction
• Biran note la pauvreté de la langue psychologique qui utilise le même mot (« abstraction ») pour des usages bien différents. Or, « abstraction » n’a pas le même sens selon qu’il s’agit de la perception, de la réflexion ou de la croyance. Abstrait signifie certes séparer mais la précision psychologique demande qu’on distingue : abstraction modale ou passive, abstraction réflexive ou active, abstraction réalisée ou objective.
•• L’abstraction modale ou passive conduit aux idées générales. Elle sépare les qualités sensibles des objets puis établit des rapports d’identité, d’analogie ou de ressemblance qui sont autant de classements artificiels : « C’est ainsi que le terme abstrait devient général » (C3, 237). Les sciences physiques et naturelles, qui n’établissent que des rapports de comparaison et de ressemblance entre qualités secondaires « jusqu’à ces rapports très généraux appelés lois » embrassant la nature toute entière en un seul « phénomène généralisé » (E, 422), sont incomplètes et illusoires. L’abstraction réflexive sépare le sujet de tout ce qui n’est pas lui, à savoir de toutes les qualités secondaires sensibles et transitoires. Elle remonte ainsi jusqu’au fait primitif et y découvre les idées simples réflexives d’un, de cause, de liberté, de substance, d’identité etc. inhérentes au sujet de l’effort. Le moi « faisant abstraction de tout ce qui n’est pas lui, [...] abstrait en même temps les notions qui sont , inséparables de son être propre et individuel » (RSP, 44). C’est sur ces idées que se construira la métaphysique nouvelle. L’abstraction objective a deux moments. Elle sépare dans le sujet les deux termes de la relation, volonté et corps et en fait des inconditionnés (déduction). Elle réalise ensuite ces absolus hors du sujet : elle en fait des objets de croyance (induction). Après avoir séparé le fait primitif des modes transitoires par réflexion, le sujet peut donc aussi séparer chaque terme du fait primitif de sa condition pour en faire un absolu. En séparant par exemple la cause de son effet, « il concevra une force absolue qui n’agit pas, mais qui a en elle-même la possibilité d’agir » (RSP, 119). Dès que le la relation est brisée, l’absolu surgit comme étant déduit du fait primitif. Deuxième opération : ce qui a été conçu comme un inconditionné (âme absolue-corps absolu) est transporté hors de la sphère subjective (induction) et devient objet de croyance. La notion qui correspond à une telle croyance se définit donc : « ce qui reste quand on sépare de ce qui est connu par le moi comme lui appartenant en propre, ce qui est connu ou cru appartenir à l’âme telle qu’elle est hors du sentiment du moi ou de la pensée », ou ce qui est cru appartenir au corps en soi. (RSP, 119). Les notions d’âme-substance-immatérielle et d’étendue-substance-matérielle résultent de cette induction-réalisation hors du moi. On comprend que ce que Biran nomme « notion » soit « la dernière des abstractions à laquelle l’esprit humain puisse s’élever ». Ce que Biran nomme « notion » est cette dernière abstraction après la modale, la réflexive (RSP, 112), après encore la séparation absolue des deux termes, à quoi s’ajoute leur réalisation. Réaliser une abstraction consiste à la transporter hors du moi et toutes les notions sont des « abstractions réalisées» (RSP, 118).
••• Séparer a donc un sens passif, actif objectif Biran a retenu du Kant de la Dissertation de 1770 qu’il faut éviter « la très grande ambiguïté du mot abstrait ». On notera que l’abstraction réfléchie est la seule qui soit conforme à la vie psychologique : on ne peut en effet mettre sur le même plan l’abstrait passif (abstractus) par lequel l’attention désolidarise artificiellement une qualité d’un tout et construit des collections arbitraires et le sujet qui fait abstraction activement (abstrahens) de ce qui n’est pas lui. Car le sujet ne se conçoit pas comme une partie séparée d’un tout mais comme une identité indécomposable et première. Il est impossible que « le sujet qui abstrait (abstrahens) » puisse « se prendre lui-même pour la chose ou l’objet abstrait » (RSP, 45). On ne peut non plus mettre sur le même plan l’abstraction active et l’abstraction objective car cette dernière place à nouveau le sujet hors de lui-même : le sujet ne saurait se connaître comme absolu même s’il peut toujours croire à l’absolu de son âme ou de son corps.
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