L'imagination (cours de philosophie)
Nous sommes à une époque où l'imagination est devenue une valeur. On demande aux gouvernants et aux gouvernés d'avoir « de l'imagination ». Les temps sont loin où cette « faculté » typiquement humaine était considérée comme « maîtresse d'erreur » (Descartes) comparée à la méthode scientifique, ou comme « la folle du logis » (Malebranche) lorsqu'il s'agit de rechercher la vérité, ou encore comme « un péché contre l'esprit » (Brunschvicg). Aujourd'hui l'imagination, c'est d'abord la liberté, la créativité, la fantaisie, le jaillissement de l'irrationnel, de l'idée neuve et féconde, l'art, la spontanéité, l'invention. Et pourtant, comme le dit Oscar Wilde, « une terrible logique gouverne l'imagination », ce qui est tout de même ennuyeux lorsqu'on a décidé « de mettre la Raison en vacances ». Il ne faut pas confondre les diverses formes de l'imagination : l'imaginaire d'évocation, ... l'imaginaire du rêve et de la rêverie, ... l'imagination du conte ou de la fabulation,... l'imagination du futur (prospective, futurisme et science fiction),... la créativité (idées nouvelles, inspiration, création artistique, invention).
— I — L’imaginaire d’évocation.
Parmi les formes d'imagination, l'imaginaire d'évocation est celui qui est le plus proche de la mémoire et de la perception. Cependant un type de conscience particulier la caractérise, bien différent de l'effort de mémoire ou du souvenir proprement dit. La structure de conscience appelée « imaginaire » ou « conscience de l'irréel » évoque les images ou se laisse envahir par des images, en se détachant du réel présent, ce qui suffit à donner le sentiment de liberté de l'imagination, alors qu'il n'y a aucune liberté à proprement parler : cet imaginaire est tout entier expressif (et uniquement) du vécu passé et de l'affectivité.
1 — L'imaginaire d'évocation met en branle des images latentes toutes chargées de vécu personnel, d'expérience subjective. Déjà Théodule Ribot, dans « L'imagination créatrice » ( 1900) avait insisté sur les racines affectives de l'imagination. A côté des images qui sont de pures reproductions du perçu (souvenirs sans date et sans horizon de passé) et qui correspondent à des « traces » cérébrales (selon la conception de l'époque), il y a des foisonnements d'images jaillies des « centres d'émotions » . Jean Paul Sartre, dans « L'imaginaire » (1940) et « L'imagination » (1950) analyse plutôt l'imaginaire d'évocation. Il y découvre : 1) un certain type de conscience ("la conscience fascinée") ; 2) une irréalité essentielle ; 3) une schématisation (pauvreté sur le plan représentatif) ; 4) une charge affective individuelle (richesse sur le plan affectif). L'imaginaire d'évocation est induit (provoqué, déclenché, suggéré) par une donnée perceptive. Quand nous lisons un roman, notre compréhension circule à travers des successions d'images évoquées par le texte. L'imagination escorte l'intelligence, avec une intensité variable selon le genre de texte. Du texte abstrait au poème, le cortège imaginaire s'accroît jusqu'à devenir largement prépondérant (les connotations dues à l'imaginaire personnel et aux associations d'images diverses prennent le pas sur les dénotations ou sens purement intellectuel lexical des mots. Cf. Langage). Cette forme d'imagination est essentiellement passive, même si elle paraît créatrice. Ribot avait introduit (op. cit.) la distinction classique entre imagination "reproductrice" (qui met en jeu la mémoire et l'association des idées) et "imagination créatrice" (en définissant celle ci comme combinaison originale d'éléments fournis par la mémoire, et formation d'images nouvelles à partir de ces éléments). Une analyse plus approfondie montre cependant que l'imagination ainsi définie ne crée rien à proprement parler. On ne saurait imaginer, comme il a été dit, ce que l'on n'a jamais perçu. Lorsqu'un romancier décrit un monde fictif, chaque détail correspond à quelque chose de connu : c'est leur ordre, leur relation ou leur composition qui est insolite et fantastique. Imaginer Lilliput, par exemple, c'est avoir l'image cliché d'un homme et l'associer à un monde grandi à l'échelle des mastodontes. C'est un « montage photographique ». Le non réel est un « réel autre », un réel hétéroclite. Certains psychologues en conclurent qu'il n'y a pas d'imagination créatrice, car l'acte lui même qui décompose et recompose, est un acte intellectuel. En fait, on ne peut découvrir de créativité dans cette forme d'imagination, parce que c'est simplement un imaginaire d'évocation, induit par un présent ou une intention actuelle et impliquant. une attitude de conscience détendue. Quand Flach dans « Les schèmes symboliques dans les processus d'idéation », raconte par exemple l'expérience suivante : « Prolétariat... J'avais une image étrange, une étendue plate et noire, et, en dessous, une mer roulant obscurément un flot indéterminé, quelque chose comme une masse sombre et épaisse roulant de lourdes vagues... » nous dirons que le mot « Prolétariat » pris comme mot inducteur a évoqué une image. Faites l'expérience avec d'autres mots en détendant l'attention et la conscience, en vous mettant dans une sorte d'état passif ou de rêve : les mots « boucher », « visqueux », « maternel », "serpent", etc. susciteront des "images" au sens strict. Tel est le phénomène « élémentaire » qu'il faut d'abord étudier. On s'apercevra qu'il y a des mots plus ou moins "évocateurs" et que la « puissance d'induction »