Lieu
Le concept de lieu est peut-être le plus important de toute la rhétorique. Définissable, en théorie actuelle des figures, comme figure macrostructurale de second niveau, le lieu peut être appréhendé, très généralement, comme un stéréotype logico-discursif. C’est la base essentielle des preuves techniques de l’argumentation et la matière de l’invention. Selon la Logique de Port-Royal, les lieux sont certains chefs généraux auxquels on peut rapporter toutes les preuves dont on se sert dans les diverses matières que l’on traite. L’idée de lieu, élaborée par Aristote, relève donc d’une pensée scientifique extrêmement puissante et absolument moderne, qui radicalise le langage et la logique en construisant en outre une combinatoire structurale particulièrement complexe de toutes les formes pensables du raisonnement argumentatif naturel, appuyée sur un effort d’abstraction et de généralisation assez extraordinaire. Le lieu doit donc être ce sur quoi se rencontrent un grand nombre de raisonnements oratoires à propos de différents sujets : ce sont aussi les prémisses qui s’appliquent pareillement à tous les genres. On peut dire aussi que ce sont des méthodes d’argumentation, d’ordre d’abord logique, mais consubstantiel à la mise en discours. La tradition a utilisé diverses métaphores, pour rendre le grec topos : cercle, sphère, source, puits, arsenal, parmi d’autres; l’historien anglais W. D. Ross les compare à des trous à pigeons d’où le raisonnement dialectique doit tirer ses arguments. D’une manière très sommaire, on dira que les lieux communs aux trois genres sont le possible et l’impossible, le grand et le petit, le plus ou le moins, l’universel et l’individuel. Tous les orateurs doivent nécessairement dans leurs discours employer le lieu du possible et de l’impossible et s’efforcer de démontrer les uns que la chose arrivera, les autres que la chose est arrivée. En outre, il y a un lieu commun à tous les genres de discours, celui de la grandeur : tous les orateurs se servent de la dépréciation et de l’amplification quand ils conseillent, louent ou blâment, accusent ou défendent. Parmi ces lieux véritablement communs, celui de l’amplification est le plus propre au démonstratif, celui du passé au judiciaire, et celui du possible dans l’avenir au délibératif. On va parcourir les principaux lieux, en suivant assez fidèlement Aristote. Possibilité et impossibilité. S’il est possible qu’un contraire soit ou ait été, son contraire aussi semblera possible ; par exemple, s’il est possible qu’un homme soit guéri, il est aussi possible qu’il tombe malade ; car il y a la même potentialité dans les deux contraires, en tant que contraires. De même, si de deux choses semblables l’une est possible, l’autre l’est également. Et, si ce qui est plus difficile est possible, ce qui est plus facile l’est de même. Et si une chose est possible à un degré d’excellence et de beauté, elle est également possible à son degré ordinaire : car il est plus difficile de faire une belle maison qu’une maison. La chose qui peut avoir un commencement peut aussi avoir une fin ; car nulle chose impossible n’est ni ne commence à être ; par exemple, la mesure du diamètre par le côté du carré ne saurait commencer d’être et n’est point. Si une chose peut avoir une fin, le commencement en est aussi possible ; car toutes choses viennent à l’être d’un commencement. Si la chose postérieure par l’essence ou la genèse peut venir à l’être, l’antérieure le peut également; par exemple, s’il est possible qu’un homme soit, il est possible aussi qu’un enfant soit (car dans la genèse, l’enfant est antérieur), et, s’il est possible que l’enfant soit, il est aussi possible que l’homme soit (car l’enfant est aussi un commencement). Possibles les choses dont on s’éprend et dont on a envie ; car, la plupart du temps, on ne s’éprend pas et on n’a pas envie des choses impossibles. Les choses dont il existe des sciences et des arts sont possibles : elles peuvent être et se produisent. De même, les choses qui ont pour principe de production des conditions sur lesquelles nous pouvons exercer contrainte ou persuasion ; ces conditions sont les personnes auxquelles nous sommes supérieurs en force ou dont nous sommes les maîtres ou les amis. Les parties d’une chose sont-elles possibles, le tout l’est aussi ; et, si le tout est possible, la plupart du temps les parties le sont également. Si le genre est faisable, l’espèce l’est aussi ; et, si l’espèce est possible, le genre l’est de même : par exemple, s’il est possible de construire un bateau, il est aussi possible de construire une trière ; et s’il est possible de construire une trière, il est aussi possible de construire un bateau. Si de deux choses en relation naturelle de réciprocité l’une est possible, l’autre l’est aussi. Et si une chose peut être faite sans art et sans préparatifs, à plus forte raison le peut-elle être par l’art et l’application. Et si une chose est possible à des inférieurs en capacité, en situation, en intelligence, elle est aussi possible à ceux qui sont supérieurs à ces divers égards. Pour l’impossible, il est clair qu’il se tire des choses contraires à celles qui viennent d’être dites. Fait existant et inexistant. Sur la question de savoir si une chose a été ou n’a pas été faite, c’est-à-dire en ce qui concerne le passé, on procède de la façon suivante. Si ce que la nature destinait moins à être a été, ce qu’elle destinait davantage à être peut aussi avoir été. Et si ce qui est habituellement postérieur a été, l’antérieur aussi a été; par exemple, si on a oublié une chose, c’est qu’on l’avait apprise dans le temps. Et si l’on voulait et pouvait la faire, on l’a faite ; car tous les hommes, lorsqu’ils ont la volonté et le pouvoir de faire une chose, la font, attendu que rien ne les en empêche. Et encore, si on la voulait et si on n’était arrêté par aucun empêchement extérieur ; et si la chose était possible lorsqu’on était en colère ; et si on en avait le pouvoir et le désir : car, le plus souvent, ce à quoi on est porté d’instinct, on le fait, si on en a le pouvoir, les gens de faible moralité par intempérance, les honnêtes gens parce qu’ils ont le désir de choses honnêtes. Si une chose était sur le point d’être faite, et si on était sur le point de la faire : car il est vraisemblable que celui qui allait faire une chose l’ait faite. Si les choses qui devaient naturellement en précéder une autre, ou qui sont faites en vue d’une autre sont arrivées, les secondes ont dû également arriver : par exemple, s’il a fait des éclairs, il a aussi tonné ; et si l’on a tenté de séduire, on est coupable d’avoir séduit. Et inversement, si les choses qui devaient naturellement en suivre une autre ou sont la fin d’une autre se sont produites, l’antérieur et ce qui visait à cette fin sont aussi arrivés : par exemple, s’il a tonné, il a aussi fait des éclairs, et, si l’on a séduit, c’est qu’on avait tenté de séduire. De toutes ces choses, les unes sont par nécessité, les autres ne sont ainsi que la plupart du temps. Quant au lieu de l’inexistence, il est clair qu’il se tire des choses contraires à celles qu’on vient de dire. Pour le lieu de ce qui sera fait, concernant donc l’avenir, il se tire évidemment des mêmes arguments. Ce dont on a à la fois pouvoir et vouloir sera; de même les choses que poursuivent le désir, la colère et le calcul, quand va simultanément la faculté d’agir, seront faites dans le premier mouvement ou au moment propice : car, la plupart du temps, les actes imminents sont plus vraisemblables que ceux qui ne le sont pas. Et si les événements qui devaient naturellement précéder se sont déjà produits : par exemple, si le ciel est couvert, il est vraisemblable qu’il peut pleuvoir. Et si une action qui a pour fin une certaine chose s’est produite, il est vraisemblable que cette chose aussi se produira : par exemple, si les fondations ont été établies, la maison elle aussi sera vraisemblablement édifiée. Amplification et dépréciation : le grand et le petit - le plus et le moins. Sur la grandeur et la petitesse des choses, leur grandeur et leur petitesse relatives, et les choses grandes et petites en général, la question est globalement plutôt évidente. Aristote en a plus particulièrement traité à propos du genre délibératif ; mais comme pour chacun des trois genres de discours la fin proposée est un bien, à savoir l’intérêt, le beau et le juste, il est manifeste que pour tous les orateurs les amplifications doivent être empruntées à ces moyens. Admettons, suivant Aristote, que l’excédent est l’excédé avec quelque chose en plus, et que l’excédé est tout entier compris dans l’excédent. En outre, plus grand et plus nombreux sont relatifs à moins ; grand et petit, beaucoup et peu sont relatifs à la moyenne : le grand est ce qui est au-delà ; le petit, ce qui est en deçà ; de même pour beaucoup et peu. Puisque nous entendons par bien ce qui est préférable en soi et pour soi, et non pas en vue d’autre chose, ce que tous les êtres désirent, ce qu’ils préféreraient s’ils avaient raison et sagesse, ce qui est propre à produire ce bien et ce qui est propre à le conserver, ou ce qui a des biens pour conséquences ; puisque le but poursuivi est la fin, que la fin est le but de tout le reste, que le bien individuel est ce qui présente ces caractères relativement à l’individu : le nombre plus grand de bonnes choses est nécessairement un bien plus grand qu’une seule et qu’un nombre plus petit de ces choses, à condition que cette unité et que ces nombres inférieurs soient compris dans la pluralité, qui englobe le nombre qu’elle dépasse. Si le plus grand d’un genre est supérieur au plus grand d’un autre genre, il y a aussi supériorité du premier genre sur le second; réciproquement, quand le premier genre est supérieur au second, le plus grand du premier genre est supérieur au plus grand du second : par exemple, si l’homme le plus grand est plus grand que la femme la plus grande, c’est que les hommes sont en général plus grands que les femmes ; et si les hommes sont en général plus grands que les femmes, l’homme le plus grand est aussi plus grand que la femme la plus grande. La supériorité des genres et celle de leurs représentants sont proportionnelles. De deux choses qui en surpassent une troisième, la plus grande est celle qui la surpasse le plus ; car elle est forcément plus grande que la seconde. Les choses qui produisent un plus grand bien sont plus importantes. Réciproquement, ce qui est produit par un plus grand bien est plus important : car, si par exemple le sain est préférable à l’agréable et est un plus grand bien, la santé a aussi plus d’importance que le plaisir. Le préférable par soi est plus important que le préférable non par soi : par exemple, la vigueur est plus importante que la santé, car la santé n’a pas sa fin en soi, comme la vigueur, or le bien est ce qui a une fin en soi. Ce qui justement est fin est plus important que ce qui n’est pas sa propre fin : car ceci est en vue d’autre chose, et cela en vue de soi. Plus important est ce qui a moins besoin de l’autre ou de choses autres : car il se suffit mieux, et ce besoin est moindre, quand les choses dont il est besoin sont moins nombreuses et plus faciles. De même, quand cela n’est pas ou ne peut pas être sans ceci, tandis que ceci est ou peut être sans cela : ceci est plus important que cela. Quand une chose est origine et l’autre non, ou quand une chose est cause et l’autre non, la première est plus importante, car sans cause ou origine il est impossible qu’une chose soit ou devienne. Y a-t-il deux origines ou deux causes, ce qui vient de l’origine ou de la cause les plus importantes est le plus important ; et inversement, entre deux origines ou entre deux causes, l’origine ou la cause de ce qui est plus important a plus d’importance. Une chose peut donc paraître plus importante de deux façons : si une chose est une origine, l’autre n’en étant pas une, la première semblera plus importante ; mais il en va de même si, la première n’étant pas une origine, l’autre en est une, car la première en ce cas peut être une fin, or le plus important est la fin, non l’origine. Le plus rare a valeur plus grande que l’abondant : l’acquisition en est un plus grand bien, parce qu’elle est plus difficile ; mais à un autre égard, l’abondant a plus de valeur que le rare, parce que l’usage en est plus répandu. Le plus difficile a aussi, en général, une plus grande valeur que le plus facile, car il est plus rare ; mais à un autre égard, le plus facile a plus de valeur que le plus difficile, car il répond à ce que nous désirons. Et encore, a plus de valeur ce dont le contraire est plus important, et ce dont la privation est plus sensible. La vertu est plus importante que ce qui n’est pas vertu, et le vice que ce qui n’est pas vice : car vertu et vice sont des fins, et les autres choses non. Et les choses dont les œuvres sont plus belles ou plus laides sont elles-mêmes plus importantes. Réciproquement, quand défauts et vertus sont plus grands, les œuvres en sont plus importantes, puisque les résultats sont proportionnels aux causes et aux origines, qui sont de même proportionnelles aux résultats. De même encore, les choses dont l’excès est préférable ou plus beau : par exemple, l’acuité visuelle est préférable à l’acuité olfactive, car la vue est préférable à l’odorat. L’excès dans l’amour des amis est plus beau que l’excès dans l’amour de l’argent : aussi, l’amour des amis est-il plus beau que l’amour de l’argent. Inversement, les excès des choses meilleures sont meilleurs, et les excès des choses plus belles plus beaux. De même, les choses dont les désirs sont plus beaux ou meilleurs sont plus belles : car les désirs impulsifs plus forts ont des objets plus importants. Et les désirs des objets plus beaux ou des objets meilleurs sont meilleurs et plus beaux. Et les matières de sciences plus belles et plus élevées sont aussi plus belles et plus élevées : en effet, telle est la science, tel est l’ordre de vérité qui en est l’objet. Et les sciences des objets plus élevés et plus beaux sont en proportion de ces objets. Ce qui appartient aux meilleurs, ou absolument ou en tant qu’ils sont meilleurs, est meilleur : par exemple, le courage vaut mieux que la vigueur. De même, ce que préférerait l’homme meilleur : par exemple, subir l’injustice vaut mieux que la commettre, car c’est ce que préférerait l’homme plus juste. Le plus agréable vaut mieux que le moins agréable, car tous les êtres poursuivent le plaisir, donc ils ont le désir impulsif de le goûter pour lui-même. De deux plaisirs, le plus grand est celui qui est sujet à moins de peine ou celui qui dure plus longtemps. Ce qui est plus beau vaut mieux que ce qui est moins beau : car le beau est ou l’agréable ou le préférable en soi. Et toutes les choses dont les hommes veulent davantage être cause pour eux ou pour leurs amis sont de plus grands biens ; toutes celles qu’ils veulent le moins causer sont de plus grands maux. Les choses plus durables valent mieux que les moins durables ; et celles qui sont plus assurées que celles qui le sont moins : la supériorité des premières se mesure au temps pendant lequel on en use, la supériorité des secondes au désir qu’on a d’en user (quand on désire, on peut faire plus long usage du bien stable). Ce qui est unanimement préféré vaut mieux que ce qui ne l’est pas unanimement, comme ce que préfère la majorité vaut mieux que ce que préfère la minorité : ce qui est davantage désiré a plus d’importance. Est plus important tantôt le bien auquel tous participent, l’exclusion étant une déchéance, tantôt celui auquel personne ou seulement un petit nombre participe, car il est plus rare. Et les choses plus dignes d’éloge, car elles sont plus belles ; et pareillement celles auxquelles on accorde de plus grands honneurs, car l’honneur est comme une évaluation. Et celles qu’on punit de peines plus graves sont plus importantes. Et celles qui sont plus grandes que celles dont la grandeur est reconnue de tous ou apparente. Analysées en leurs parties, les mêmes choses paraissent plus grandes : elles apparaissent supérieures à un plus grand nombre de choses. Le même effet est obtenu par la combinaison et l’accumu-lation : la combinaison montre la supériorité en la multipliant, et le fait apparaît origine et cause de choses importantes. Comme ce qui est plus difficile et plus rare a plus de valeur, les occasions, les âges, les lieux, les temps et les facultés amplifient les choses ; si, en effet, l’action dépassait les limites d’une faculté, d’un âge, de la capacité d’hommes semblables, et si elle a été faite en de telles conditions, ou en tel lieu, ou en tel temps, elles prendra la grandeur des choses belles, bonnes, justes et de leurs contraires. L’inné vaut mieux que l’acquis. Telle est aussi la prééminence de la partie la plus importante d’une chose importante. Les choses utiles dans un plus grand besoin ont plus de valeur. De deux choses, celle qui est plus près de la fin qu’on se propose a aussi plus de valeur. L’utile pour l’individu est préférable à l’utile absolu. Les choses qui sont conformes à la vérité sont supérieures à celles qui sont conformes à l’opinion. La marque distinctive de ce qui est selon l’opinion est celle-ci : ce que l’on ne choisirait pas de faire, si l’action devait rester ignorée. C’est pourquoi, dans cette optique, éprouver un bienfait peut sembler préférable à l’accomplir. Valent mieux aussi toutes les choses dont on préfère la réalité à l’apparence, car elles ont plus de rapport avec la vérité : ainsi, selon l’opinion, la justice elle-même a peu de prix, parce qu’être cru juste est préférable à l’être ; mais il n’en va pas de même pour la santé. Est supérieur encore ce qui est plus utile à plusieurs égards : par exemple, ce qui est plus utile pour vivre, pour vivre heureux, pour le plaisir, pour l’accomplissement de belles actions. C’est pourquoi la richesse et la santé semblent les plus grands biens : elles contiennent tous ceux-là. De même ce qui est plus exempt de peine et qu’accompagne le plaisir : plusieurs valent mieux qu’un, et il y a ainsi supériorité, car ce sont des biens que le plaisir et l’absence de peine. Les choses dont la présence est connue valent mieux que celles qui passent inaperçues : car la réalité en est plus manifeste. C’est ce qui fait qu’être riche paraîtra un plus grand bien si l’on passe pour tel. Et la chose à laquelle on est très attaché paraîtra aussi plus importante, ou parce qu’elle est unique, ou quoique d’autres l’accompagnent : c’est pour cette raison que la peine n’est pas égale, si on crève l’œil à un borgne ou à un homme qui a ses deux yeux. Voilà à peu près tout ce que l’on peut énumérer de général sur le lieu du plus ou du moins, même si l’on a suivi Aristote lui-même qui, dans la présentation d’ensemble qu’il donne de ce point, renvoie expressément aux procédures plus normalement applicables dans le genre délibératif. Tels sont donc les très grands lieux véritablement communs aux trois genres. Certains, on l’a vu, appellent plus ou moins tel type de ces lieux ; d’autre part, chaque genre nourrit évidemment en partie des stéréotypes propres. On va maintenant présenter les principaux, et nombreux, lieux du raisonnement essentiel de la rhétorique : l’enthymème. Contraires. Il faut examiner si le contraire d’un sujet a un prédicat contraire à celui de ce sujet : si non, réfuter la thèse affirmant le sujet ; si oui, confirmer. On soutient par exemple qu’être tempérant est bon, vu qu’être intempérant est nuisible. Aristote ajoute cet exemple : S’il n’est pas juste de se laisser aller à la colère envers qui nous a fait du mal contre son gré, celui qui nous a fait du bien parce qu ’il y était forcé n ’a droit à aucune reconnaissance. Semblables. Il faut examiner les choses semblables au sujet, et voir si elles se comportent semblablement. Par exemple si une science une a plus d’un objet, il en est de même d’une opinion une ; si posséder la vue est voir, posséder l’ouïe est entendre. S’il en est de telle façon pour l’un des semblables, il en est encore ainsi pour les autres semblables ; et s’il n’en est pas de telle façon pour l’un d’eux, il n’en est pas non plus ainsi pour les autres. Dérivés. Les dérivés peuvent recevoir pareillement ou ne pas recevoir un même prédicat. Par exemple, le juste n’est pas toujours bon ; car alors le justement le serait toujours, alors qu’en réalité être mis à mort justement n’est pas désirable. Réciproques. Si faire une chose moralement ou justement appartient à l’un des côtés, subir une chose moralement ou justement appartient à l’autre ; et si tel peut être qualifié l’instigateur, tel aussi l’exécutant. C’est ainsi qu’un publicain disait à propos des impôts : si les vendre n’est pas honteux pour vous, les acheter ne l’est pas non plus pour nous. Mais un paralogisme peut se glisser dans l’exploitation de ce lieu. À propos de l’exemple de la souffrance : on peut soutenir qu’un tel a subi un traitement juste, et qu’il était juste qu’il souffrît, mais pas nécessairement juste qu’il souffrît du fait de tel autre ; il faudra donc dans certains cas distinguer. Plus et moins. En ce qui concerne le plus, il y a quatre lieux. L’un, de voir si le plus du prédicat est le conséquent du plus du sujet : par exemple, si le plaisir est un bien, il faut voir si un plus grand plaisir est aussi un plus grand bien, et si être injuste est un mal, voir si être plus injuste est un plus grand mal. Deuxièmement, lorsque un seul prédicat est attribué à deux sujets, s’il n’appartient pas à celui auquel il lui est plus naturel d’appartenir, il n’appartient pas non plus à celui auquel il lui est moins naturel d’appartenir ; tandis que s’il appartient à celui auquel il lui est moins naturel d’appartenir, il appartient aussi à celui auquel il lui est plus naturel d’appartenir : par exemple, si le général ne peut pas prendre la citadelle, donc pas davantage un simple soldat; mais si un simple soldat peut prendre la citadelle, donc aussi le général. Troisièmement, et inversement, lorsque deux prédicats appartiennent à un seul sujet, si celui qui semble plus appartenir au sujet ne lui appartient pas en réalité, celui qui semble moins lui appartenir ne lui appartient pas non plus; ou, si celui qui semble moins appartenir au sujet lui appartient en réalité, celui qui semble plus lui appartenir lui appartient aussi. Quatrièmement, lorsque deux prédicats sont dits de deux sujets, si celui des deux attributs qui semble plus appartenir à l’un des deux ne lui appartient pas, l’attribut restant n’appartient pas non plus au sujet restant ; ou, si celui des deux attributs qui semble moins appartenir à l’un des deux sujets lui appartient, l’attribut qui reste appartient aussi au sujet qui reste. C’est dans les Topiques, évidemment, que ce point est le plus développé. Dans la Rhétorique, Aristote se contente de donner surtout des exemples : si les dieux mêmes ne sont pas omniscients, à plus forte raison les hommes; si les techniciens en général ne sont pas méprisables, les philosophes ne le sont pas non plus. L’application de ce grand lieu est donc susceptible de degrés dans la médiation argumentative. Temps. Il faut aussi faire attention au temps, et voir s’il y a quelque discordance à cet égard. Si, par exemple, l’interlocuteur a dit que ce qui se nourrit croît nécessairement, on peut répondre que les animaux, tout en se nourrissant toujours, ne croissent cependant pas toujours. De même encore si on a dit que savoir c’est se souvenir : car le souvenir se rapporte au temps passé, et le savoir au présent et au futur, puisque nous disons que nous connaissons les choses présentes et les choses futures (qu’il y aura, par exemple, une éclipse), tandis qu’il n’est pas possible de se rappeler rien d’autre chose que le passé. Paroles prononcées contre nous et que l’on retourne contre celui qui les a dites. Il faut montrer une qualité morale supérieure à celle de l’adversaire, sous peine de se ridiculiser en employant ce lieu, surtout qu’en général l’accusateur veut paraître d’une qualité morale supérieure à celle de l’accusé. Il faut donc avoir un adversaire qui puisse sembler plus plausiblement capable de commettre le délit. En général, c’est un argument absurde lorsque l’on reproche à d’autres ce que l’on fait ou pourrait faire, ou que l’on pousse à faire ce que l’on ne fait pas ou ne ferait pas soi-même. Définition. Il est capital de s’attacher à la définition des termes, surtout lorsqu’il s’agit d’expressions qui en réunissent plusieurs, par exemple dans corps clair et voix claire. Car si on ôte ce qui est propre dans chaque cas, il doit rester la même définition du mot clair. Or cela n’arrive pas dans le cas de termes homonymes, comme ceux qui viennent d’être cités. Le premier, en effet, sera défini un corps ayant telle couleur déterminée, tandis que le second sera une voix facile à entendre. Si on ôte corps et son, ce qui reste ne sera pas identique dans chaque cas. Or il fallait, si le clair était un terme synonyme, qu’il eût la même définition dans chaque cas. Souvent, précise encore Aristote (dans les Topiques), c’est dans les définitions mêmes que se glisse à l’improviste l’homonymie : c’est pour cette raison qu’il faut absolument examiner les définitions. Si, par exemple, on définit ce qui annonce et ce qui produit la santé comme ce qui se rapporte d’une façon mesurée à la santé, on ne doit pas rejeter cette définition, mais il faut examiner en quel sens le terme d’une façon mesurée a été employé dans chaque cas : par exemple, si, dans le dernier cas, il signifie ce qui est quantitativement capable de produire la santé, et, dans le premier, ce qui est qualitativement apte à indiquer quelle est la nature de l’état du sujet. Aristote glose ainsi, dans la Rhétorique, l’emploi du mot démon par les accusateurs de Socrate : s’ils reconnaissent que celui-ci évoque sans cesse ses relations avec son démon, c’est qu’il croit en les dieux, contrairement à ce dont il est accusé, car, qu’est-ce que le démon ? N’est-ce point ou un dieu ou l’acte d’un dieu ? Or, celui qui croit à l’acte d’un dieu croit nécessairement aussi à l’existence des dieux. Différents sens d’un mot. En ce qui concerne la pluralité de sens d’un terme, il faut considérer les termes qui présentent des sens différents, et essayer d’en fournir les définitions : par exemple, nous devons dire non seulement que la justice et le courage sont appelés bien en un sens, et le bien-constitué et la santé de la même dénomination en un autre sens ; mais encore que les premières de ces notions sont ainsi appelées en tant qu’elles expriment une certaine qualité intrinsèque, et les dernières en tant qu’elles produisent un certain résultat. Il faut aussi considérer si un terme est pris spécifiquement en plusieurs sens ou en un seul. Il faut examiner également si l’un des sens du terme a un contraire, tandis qu’un autre n’en a absolument pas. C’est surtout par rapport au risque d’homonymie cachée qu’il convient d’être très vigilant. Division. Il s’agit de la division en genres, qui est comme un syllogisme faible, dans la mesure où la base de la démonstration alors en jeu est un postulat. On en voit le modèle dans l’exemple théorique dont Aristote illustre le lieu : tous les hommes commettent l’injustice à trois fins (celle-ci, ou celle-ci, ou celle-ci) : et pour deux raisons le délit était impossible; quant à la troisième, les adversaires eux-mêmes n ’en font pas état. C’est une pure décision intellectuelle du locuteur que de poser cette division, d’où cependant va découler logiquement toute l’argumentation. Induction. L’induction est un principe de raisonnement, moyen de constituer des preuves, à l’œuvre dans les types de l’exemple. D’un fait particulier concrètement constatable et sur lequel tout le monde est d’accord, on infère une généralisation pouvant comprendre d’autres faits, parmi lesquels celui qui constitue l’objet de la discussion. Aristote cite une Loi de Théodecte : si à ceux qui ont mal soigné les chevaux d’autrui on ne confie pas les siens, pas plus qu 'à ceux qui ont fait chavirer les vaisseaux d’autrui ses propres vaisseaux, il ne faut pas, s’il en va pareillement en général, employer ceux qui ont mal protégé le territoire d’autrui à la défense du sien. La force de ce lieu est grande, car les auditeurs sont toujours favorablement impressionnés par l’irréfutabilité de la première proposition. Jugement antérieur. On considère, sur un cas identique, ou semblable, ou contraire, le jugement déjà porté. Celui-ci fait autorité, surtout si c’est le jugement de tous les hommes et en tous les temps ; sinon de tous les hommes, du moins du plus grand nombre ; ou des sages, ou tous ou la plupart; ou des hommes vertueux; et encore des juges eux-mêmes ou de ceux dont ils reconnaissent l’autorité; ou de ceux à qui on ne peut opposer un jugement contraire, par exemple ceux qui ont un pouvoir souverain; ou encore ceux à qui il n’est pas convenable d’opposer un jugement contraire. On citera uniquement un des exemples d’Aristote, particulièrement touchant : Sappho dit que mourir est un mal, que la question a été tranchée par les dieux; sinon, ils mourraient. Le jugement des dieux est manifestement le plus auguste qui soit : inutile, donc, et quasiment impie, d’épiloguer sur la question. Parties. C’est un des rares points sur lesquels Aristote renvoie explicitement à ses Topiques. Puisque les choses auxquelles le genre est attribué doivent aussi nécessairement recevoir pour attribut quelqu’une des espèces, et que tout ce qui possède le genre, ou est désigné par des termes dérivés du genre, doit aussi nécessairement posséder quelqu’une des espèces, ou être désigné par des termes dérivés d’une des espèces (par exemple, si science est affirmé d’une chose, alors la grammaire, la musique ou l’une des autres sciences sera aussi affirmée de la chose) ; si donc est posée quelque expression tirée, d’une façon quelconque, du genre (par exemple, que l’âme est un mouvement), il faut examiner si, suivant l’une des espèces du mouvement, l’âme peut se mouvoir : si elle peut, par exemple, augmenter, ou se corrompre, ou devenir, ou avoir telle autre espèce de mouvement. Car, si elle ne se meut d’aucun de ces mouvements, il est évident qu’elle ne se meut point du tout. Où l’on voit que ce lieu sert aussi bien pour réfuter (comme dans l’exemple précédent), que pour confirmer, car, pour prendre dans l’autre sens le même exemple, si l’âme se meut suivant l’une des espèces de mouvement, il est clair qu’elle est mouvement.
Consécution. Ce lieu est moins simple qu’il ne paraît. Aristote en parle en plusieurs endroits de la Rhétorique. En gros, on peut dire qu’un fait en entraîne nécessairement un autre, indépendamment de l’éventuelle réciprocité du rapport. Il y a deux sortes principales de consécution : celles qui sont concrètement conséquentes ou successives, et celles qui sont concomitantes. Par exemple, savoir est la consécution successive d’apprendre ; vivre est la consécution concomitante d’être en bonne santé, alors que la réciproque n’est pas vraie. Plus précisément, il peut arriver qu’une même chose ait deux suites, une bonne et une mauvaise. On peut alors tirer de la même chose des arguments contraires : ainsi sur l’utilité ou l’inconvénient de l’éducation, qui est un mal en tant qu’elle suscite l’envie, et un bien en tant qu’elle rend compétent. Consécution des contraires antithétiques. C’est un lieu assez étrange et compliqué, mais intéressant, sur lequel les traducteurs et les commentateurs d’Aristote ne s’accordent guère. On repart de l’idée, qui est à la base du lieu précédent, qu’une même chose a deux suites, une bonne et une mauvaise, et l’on met en balance deux choses antithétiques entre elles. L’exemple est le suivant : Une prêtresse interdisait à son fils de parler au peuple : «Si, disait-elle, tu défends la justice, tu te feras haïr des hommes; si tu soutiens l’injustice, tu te feras haïr des dieux. Il faut donc parler au peuple en disant que si on parle pour la justice, on se fera aimer des dieux, et que si on parle pour l’injustice, on se fera aimer des hommes. » On voit un système de relations croisées dans les implications opposées des contradictoires, rapportées selon une sorte de permutation symétrique aux deux pôles opposés. Cette procédure argumentative n’est pas sans rappeler la base sémantique de l’analyse contemporaine dite du carré sémiotique. Paradoxe et contrariété entre parole et désir. Ce lieu est un cas de paradoxe. Le principe est toujours de faire éclater une contradiction entre une opinion manifeste et une opinion singulière, une générale et une spéciale, une communément reçue et une argumen-tativement appuyée, une affichée et une cachée. On ne désire pas les mêmes choses que celle qu’on dit ; on tient les discours les plus flatteurs, mais on désire ce qui nous paraît le plus profitable. Par exemple, on dit qu’il faut mourir avec honneur plutôt que vivre dans le plaisir, être pauvre en respectant la justice plutôt qu’être riche par des moyens honteux ; mais on désire le contraire. Il faut faire éclater le paradoxe. Rapports proportionnels. Il s’agit d’une conclusion simple et d’effet en général efficace, puisqu’elle repose sur le grand et fort raisonnement par l’analogie. On sait que ce raisonnement joue sur quatre valeurs, qui sont forcément en rhétorique des mots, des termes : si une qualité est attribuée à un terme, alors un second terme qui entretient tel rapport aussi communément connu avec le premier terme doit se voir attribuer une qualité qui entretienne le même type de rapport avec la qualité du premier terme que celui qui est entretenu entre les deux termes. Les deux exemples d’Aristote sont clairs. Un Athénien défendait son fils que l’on voulait astreindre à telle charge bien qu’il fût encore enfant, sous prétexte qu’il était grand, en disant que si l’on considérait les enfants de grande taille comme des hommes, alors on décréterait que les hommes petits sont des enfants. Et un autre affirmait à ces concitoyens : si vous faites citoyens ceux de vos mercenaires qui se sont signalés par leur valeur, ne ferez-vous pas des bannis de ceux de vos mercenaires qui se sont signalés par des forfaits inqualifiables ? Ce lieu touche beaucoup. Antécédent et conséquent. Aristote distingue quelquefois un conséquent antérieur et un conséquent postérieur, ce qui montre bien le caractère logique de ces termes ; par exemple, dit-il dans les Topiques, pour un homme qui apprend, le conséquent antérieur est son état d’ignorance sur le domaine considéré, et le conséquent postérieur est le savoir désormais peu à peu acquis sur ce domaine. En général, c’est le conséquent postérieur qui est le plus utilisé et le plus rentable. Si le conséquent est toujours le même, on doit conclure que l’antécédent est aussi le même ; ainsi, l’argument de Xénophane : ceux qui prétendent que les dieux naissent sont tout aussi impies que ceux qui affirment qu ’ils meurent; la conséquence dans les deux cas est que pendant un temps les dieux n ’existent pas. De la même façon, et en sens inverse, on doit admettre une stabilité généralisable des rapports de conséquence entre des antécédents fixes. Préférence et changement. Ce lieu est typique de l’exploitation systématique d’une donnée de psychologie comportementale. Il se tire du fait que les mêmes hommes ne choisissent pas toujours les mêmes choses dans le temps, avant et après telle situation, mais vont jusqu’à opérer des choix opposés. L’exemple d’Aristote est une manipulation d’une citation rapportée de Lysias, concernant une argumentation à propos de choix politiques à Athènes, ce qui donne en substance : Comment, alors que nous étions exilés, nous avons combattu pour rentrer dans la cité, et maintenant que nous y sommes, nous préférerions nous exiler plutôt que de nous battre pour y rester avec notre propre régime politique de toujours! Fins. Le lieu des fins est un des plus astucieux et des plus redoutables. Il consiste à opérer une distinction entre, d’un côté la fin affichée, le résultat acquis, d’une action, et, de l’autre, un but supposé caché, que l’on tire de la constatation que la réalisation complète de l’acte en question comprend concrètement et simultanément en outre la réalisation d’un fait ou d’une situation correspondant à cet autre aspect de l’action. De la sorte, on affirme qu’une fin possible d’un fait ou d’une action a été la fin réelle de ce fait ou de cette action, comme si on n’avait donné quelque chose à quelqu’un que pour le rendre malheureux en la lui reprenant. Aristote donne plusieurs exemples fort nets. Ainsi, l’intention de Méléagre et de ses compagnons n’était pas de tuer le monstre (ce qu’ils ont effectivement réalisé), mais que Méléagre eût des témoins de sa valeur devant la Grèce ; ou encore Diomède préféra de choisir Ulysse non parce qu’il l’estimait, mais pour que son compagnon lui fût inférieur. Il est certain qu’on peut gloser presque à l’infini, par l’exploitation de ce lieu. Motifs. Ce lieu est plus général que le précédent : il consiste à examiner l’ensemble des motifs qui peuvent pousser à entreprendre ou à ne pas entreprendre une action, à décider ou à ne pas décider une affaire, à opiner dans tel sens ou dans le sens opposé. Si ces motifs existent, il faut agir; sinon, c’est l’inverse. Si la chose est possible, facile et utile ou pour nous ou pour nos amis, ou nuisible à nos adversaires, et, dans le cas où elle est dommageable, si l’inconvénient est moindre que l’avantage. Car c’est par ces motifs que l’on est engagé à l’action ou à la décision, et par les contraires que l’on en est détourné. Un tel lieu sert donc également pour fonder les arguments conjecturaux sur les motivations dans le genre judiciaire. Improbable. C’est un lieu un peu curieux mais intéressant, dans la mesure où il met en jeu, pour ne pas dire en cause, le primat du vraisemblable, pourtant consubstantiel à la rhétorique. En substance, l’argument est celui-ci : on croit a priori à ce qui est réel ou à ce qui est probable ; or, il arrive que l’on constate la réalité de choses ou d’événements totalement improbables ou invraisemblables : dans ce cas, il n’est pas question de ne pas y ajouter foi, de refuser le constat factuel. Il est donc raisonnable d’admettre la plausibilité de faits normalement improbables ou invraisemblables. L’exemple d’Aristote est celui de la défense d’un personnage qui avait suscité des réactions contre lui en accusant les lois. Les lois ont besoin d’une loi pour les corriger; en effet, les poissons ont besoin de sel pour se conserver, et pourtant il n’est ni vraisemblable ni plausible que, nourris dans l’eau salée, ils aient besoin de sel; de même le marc d’olives a besoin d’huile pour se conserver, si incroyable soit-il que les fruits qui produisent l’huile aient besoin d’huile. Il y a donc des faits auxquels on croit parce qu’on les voit se produire, mais qui étaient auparavant incroyables. On dit alors qu’on n’y aurait pas cru, s’ils ne se produisaient ou n’étaient près de le faire. Séparation des points de désaccord. Il s’agit de procéder à une investigation systématique de tous les points de désaccord avec son contestateur (c’est donc un lieu plutôt utilisé dans le judiciaire, mais on le voit aussi à l’œuvre dans le délibératif) : lieux, dates, actes, paroles. On applique l’un de ces point séparément à la personne adverse ou à celle qui parle pour elle. Par exemple : il prétend avoir de l’amitié pour vous; mais il était lié par serment aux Trente (qui étaient forcément vos ennemis). Il est certain que ce lieu est propre à la réfutation. Malentendu. Il est parfois facile de changer complètement la face d’une situation dans laquelle quelqu’un ou quelque chose paraît sous un jour calamiteux : c’est qu’il y a quelquefois pure apparence, justement, défavorable. Par exemple, une femme ayant renversé sous elle son propre fils à force de l’embrasser, on crut qu’elle faisait l’amour avec le jeune homme. Pour dissiper la suspicion, il a suffi d’expliquer la réalité, en dissipant le malentendu sur lequel pouvait être fondée la méprise et entraînée l’accusation. Cause. C’est évidemment un des lieux les plus puissants, lorsqu’il est judicieusement mis en œuvre ; on ajoutera que, pour Aristote, la cause doit s’entendre au sens de sa théorie des quatre causes, telle qu’il l’a exposée dans sa Physique. L’énoncé du lieu est particulièrement net : si la cause existe, on dit que la chose est; si la cause n’existe pas, on dit que la chose n’est pas; car l’effet est forcément lié à une cause, et il n’existe rien sans cause. Voici l’exemple d’Aristote. Il s’agit d’un moyen de réfutation contre une accusation selon laquelle un individu aurait eu son nom gravé sur la stèle d’infamie à Athènes et l’aurait effacé à coups de marteau sous le gouvernement tyrannique et collaborateur des Trente : cela ne peut pas être, rétorque l’accusé, car les Trente auraient eu plus de confiance en lui si la pierre gravée avait attesté sa haine pour le peuple. Les Trente ont été depuis renversés ; il n’y a plus rien de gravé, concernant l’accusé, sur la stèle; la cause qui expliquerait l’effacement d’une hypothétique ancienne inscription n’existe pas (au contraire, il eût été bien plus profitable à l’individu de garder, sous le régime dictatorial, cet éventuel témoignage de ses opinions antidémocratiques) : donc, la chose en question (une ancienne inscription sur la stèle) n’existe pas. Éventualité d’une action plus intéressante. Il s’agit en fait d’un lieu tiré de la considération de la cause finale. On examine s’il était ou s’il est possible d’agir mieux que ce que l’on conseille ou que ce que l’on fait ou a fait : s’il existe cette possibilité, il y a présomption pour qu’on n’ait point agi, car on ne choisit pas normalement, en connaissance de cause, le mauvais parti. Mais ce lieu est douteux, dans la mesure où ce n’est souvent qu’après coup que devient évident comment il eût été préférable d’agir.
Rapprochement des contraires. Dans certains cas, on examine une situation dans laquelle apparaissent presque simultanément deux aspects contraires : ce qui est sur le point d’être fait est en contradiction totale avec ce qui caractérise le même état jusque-là ; l’enjeu détermine surtout les délibérations. Il faut donc pouvoir prendre une décision un tant soit peu cohérente. On s’en sort en réfléchissant par la mise en parallèle simultanée des deux aspects contraires, pour rendre manifeste la contradiction, et donc prendre son parti en conséquence. Par exemple, on demandait à un sage de la Grèce s’il fallait on non offrir des sacrifices à une mortelle divinisée et lui chanter des chants de deuil, ce qu’on ne pouvait bien sûr pas réaliser en même temps; remettant en esprit les deux comportements en concomitance, le sage fait éclater l’opposition et propose la solution suivante : si on la considérait comme une déesse, pas de chants de deuil, si on la considérait comme une femme morte, pas de sacrifices. On peut ainsi se sortir d’une situation intenable, en faisant preuve d’un peu de sagesse. Erreurs commises. Lorsqu’il s’agit d’accuser ou de défendre, donc essentiellement dans le genre judiciaire, on peut exploiter les erreurs commises par l’adverse partie. L’exemple est tiré d’une tragédie sur Médée. On accuse la magicienne d’avoir tué ses enfants, parce qu’on ne les voit pas du tout : elle avait commis l’erreur en effet de les faire partir. Elle se défend en disant que ce n’est pas ses enfants, mais Jason qu’elle aurait tué. Et elle aurait commis une erreur en ne le faisant pas, même dans le cas de la première action. L’accusation est ainsi fondée sur une erreur de comportement de l’accusée : dans sa situation, il était risqué pour elle de faire partir ses enfants, offrant de la sorte un prétexte facile et plausible pour la charger du grief d’un crime supplémentaire. Prétexte aussitôt saisi par ses adversaires ; en revanche, Médée se garde de tomber dans le même travers en se justifiant, puisqu’elle utilise le seul argument dès lors recevable. Étymologie. Le dernier lieu indiqué par Aristote consiste en un jeu de mots : on tire l’argument du nom de ce dont on parle ou de la personne en question. Ainsi, à propos du législateur Dracon : on ne dirait pas que ses lois sont d'un homme, mais d'un dragon. C’est en fait transporter un terme en son sens littéral, avec cette idée spécieuse qu’il est plus légitime de prendre le terme de cette façon que dans le sens communément admis. Par exemple, qui a bon espoir sera pris au sens de qui attend de bonnes choses, et non à celui, normalement reçu, de qui a un espoir justifié et fortement fondé. On voit qu’on arrive à une limite de l’artifice. Tels sont, présentés en suivant fidèlement Aristote dans sa Rhétorique, avec des commentaires empruntés à ses Topiques, les vingt-huit grands lieux des enthymèmes. Il faut y ajouter les lieux des enthymèmes apparents, qui sont les paralogismes. On rappellera que, du point de vue des réflexions actuelles en rhétorique contemporaine, on est en droit de considérer aussi comme des lieux l’ensemble des figures macrostructurales de second niveau : c’est-à-dire des stéréotypes du discours pas forcément argumentatif, mais purement et largement littéraire, comme l’éthopée ou la prosopographie. On peut repérer ainsi des constantes fonctionnelles dans la pratique de l’art verbal, élargir et unifier le champ de l’empire rhétorique, isoler les identités-variations dans le devenir des formes, et ménager simultanément les spécificités des différentes orientations discursives.
=> Orateur, oratoire; genre, démonstratif, délibératif, judiciaire; dialectique, enthymème, preuve, paralogisme, exemple; amplification; invention; autorité ; figure, éthopée, prosopographie; vraisemblable.
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