L’idéologie nationaliste a trouvé une vigueur renouvelée, mais elle habille des projets politiques contradictoires
L’idéologie nationaliste a trouvé une vigueur renouvelée, mais elle habille des projets politiques contradictoires
Les années 1990 ont vu la résurgence de nationalismes divers dans le monde entier. Ce terme recouvre cependant des comportements et des cultures politiques très différents. Il faut distinguer en effet entre l’indépendantisme se manifestant dans les pays développés, les aspirations de populations à fonder une nation dans les régions moins riches et le nationalisme de « crispation ».
L’indépendantisme s’est manifesté en Europe médiane par la sécession des pays baltes quittant l’Union soviétique en 1991 ou celle de la Slovénie quittant la Yougoslavie la même année. En Europe occidentale, le Scottish National Party a obtenu des résultats significatifs aux élections du parlement écossais du 7 mai 1999 et, de leur côté, les autonomistes catalans ont reçu du gouvernement Aznar de larges transferts de souveraineté. En Amérique, la question du statut du Québec a dominé la vie politique canadienne durant toute la décennie. Les acteurs de ces nationalismes ont notamment en commun de préférer l’action juridique à la violence, ce qui les distingue nettement dans la constellation des mouvements identitaires.
Du nationalisme d’affirmation nationale...
Les mouvements d’affirmation nationale constituent une deuxième famille, au sein de laquelle se situent par exemple Albanais du Kosovo, Kurdes ou Palestiniens. L’usage combiné de la lutte armée et de la négociation, l’absence de passéétatique bien établi, un niveau de vie souvent plus bas que celui des structures politiques dont ils veulent se détacher caractérisent, entre autres, ces mouvements. Leurs « mythes fondateurs » se réfèrent au principe du « premier occupant » (les Albanais se voyant comme les descendants des Illyriens antiques, les Kurdes comme ceux des Assyriens, les Palestiniens revendiquant quatorze siècles de passé arabe).
Une autre justification de ces mouvements, qui cherchent souvent à fonder de nouveaux États, est de représenter une population majoritaire, ou qui l’a été dans un passé proche, avant des exodes forcés. Par ce dernier trait, ces nationalismes d’affirmation nationale se rattachent au principe de la légitimité démocratique qui fait dépendre la dévolution du pouvoir de l’élection populaire. Ces deux aspects, légitimité historique et démographique, peuvent se combiner entre eux. Les mythes historiques des nationalismes du xixe siècle (comme la découverte de manuscrits prétendument médiévaux en Bohême en 1817) voulaient signifier que la légitimité du pouvoir venait de peuples qui s’étaient constitués au cours de l’histoire et non des rois et empereurs sur la base d’un ordre religieux immuable.
Cependant, la variable religieuse intervient et complexifie les données. Les Kurdes, qui sont musulmans sunnites comme les Turcs, ne sont pas menacés d’être déportés hors de Turquie, mais d’être assimilés linguistiquement et culturellement pour la majorité d’entre eux. La répression sanglante vise, dans cette situation, à briser les groupes combattants. En revanche, les Albanais du Kosovo ou les Palestiniens sont en majorité musulmans ce qui les différencie des Serbes orthodoxes ou des juifs israéliens, avec lesquels les distances sont maintenues. Le destin de ces musulmans oscille alors entre intégration difficile et exode. Arabes d’Israël depuis 1948 et Albanais du Kosovo depuis 1913 connaissent de graves problèmes d’intégration, même si leurs droits politiques sont parfois reconnus (les Arabes israéliens sont citoyens, mais sans être astreints au service militaire et, entre 1974 et 1989, les Albanais du Kosovo ont bénéficié d’une large autonomie). Mais ils peuvent aussi subir le sort de réfugiés après avoir été chassés par la force (le « nettoyage ethnique » du Kosovo en 1998-1999) ou être contraints à l’exil en l’absence de perspectives économiques et politiques.
... à la crispation identitaire
Ces conflits mettent en lumière une troisième forme de nationalisme, fondée quant à elle sur la crispation ou le ressentiment. Elle est le fait d’États-nations, dont certains ont pu se constituer à la suite de luttes de libération nationales, mais qui, une fois établis, refusent qu’une partie de leur population (ou du territoire qu’ils contrôlent) suive à son tour une évolution analogue. La Serbie des années 1839-1914 a, comme l’Algérie de 1954-1962, le Yishouv des Juifs de Palestine des années 1918-1948 ou le Kosovo des années 1981-1999, été le théâtre de tels nationalismes.
Le nationalisme d’affirmation nationale se mue ainsi aisément en nationalisme de crispation, parfois même chez les mêmes personnes. Vaso Cubrilovic, que l’on vient de redécouvrir comme l’auteur du plan « fer à cheval » de 1937 (ressorti des cartons en 1999), qui voulait expulser tous les « Arnautes » (Albanais) du Kosovo, était l’un des membres de l’équipe qui a préparé l’attentat de Sarajevo le 28 juin 1914. L’idée de réunir tous les Slaves du Sud, supposés frères des Serbes dans une «Yougoslavie» (le pays des Slaves du Sud) n’était pas pour ce personnage, philosophe et ministre dans le royaume de 1918-1941, puis dans la Yougoslavie titiste, contradictoire avec celle de chasser des non-Slaves, souvent musulmans de surcroît. Sa participation à l’attentat de 1914 l’avait rendu intouchable, y compris durant les épurations dont les Yougoslaves étaient menacés à l’époque du premier titisme (1945-1966). Le parcours éclectique de ce personnage, républicain en 1914, mais qui servit ensuite la monarchie et le régime communiste, met en évidence un trait fondamental : le nationalisme de crispation peut être le fait de courants politiques les plus divers et n’est pas, loin s’en faut, l’apanage de l’extrême droite.
Les régimes communistes ont su mettre en œuvre un « nationalisme d’appareil » quand ils ont eu besoin de renforcer leur légitimité : il en va ainsi du programme de « bulgarisation » des Turcs dans la Bulgarie de Todor Jivkov des années 1985-1989 ou de la dérive de la Serbie de Slobodan Milosevic à partir de 1987. Les courants de droite gardent cependant le rôle principal : c’est le cas d’une partie de la droite israélienne, porteuse de projets très ségrégationnistes vis-à-vis des Palestiniens. Et, bien que les extrêmes droites n’étaient au tournant du siècle à la tête d’aucun État, elles sont ici des alliées du pouvoir ou là des repoussoirs permettant de justifier des projets politiques prétendument modérés, mais en réalité radicaux par leurs effets.
Le terreau fertile des infortunes de la démocratie
Dans les pays d’Europe occidentale ou aux États-Unis, ce nationalisme de crispation reste porté par l’extrême droite, mais craintes et nostalgies s’expriment ailleurs sur la scène politique. En France par exemple, la plupart des hommes politiques et des historiens sont persuadés qu’entre le patriotisme républicain et le nationalisme exclusif, qui s’est manifesté depuis le boulangisme jusqu’au Front national, il existe une démarcation nette. Cela est peut-être vrai au niveau de discours politiques élaborés, mais plus complexe au niveau de la population et de ses représentations. Les études sur le Front national de Jean-Marie Le Pen montrent que ce dernier attire aussi les voix d’éléments de droite radicalisés, déçus notamment que le mouvement gaulliste ait abandonné son discours « national », tout comme il séduit dans les classes populaires une partie des électeurs « ninistes » (ni droite ni gauche), qui auraient voté pour une gauche plus contestataire dans une autre conjoncture. Le nationalisme de crispation, dont il existe une paradoxale « internationale » (Le Pen a affiché son amitié pour l’extrémiste serbe Vojislav Seselj dans l’affaire du Kosovo), prospère ainsi sur les débuts difficiles ou les déceptions de la démocratie. De Boulanger à Le Pen, de Drumont à Seselj, des pangermanistes à Milosevic, d’une fin de siècle à l’autre, le nationalisme se nourrit des infortunes de la promesse démocratique.
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