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L'Histoire et le Devenir historique (cours de philosophie)

Nous disposons de récits historiques depuis qu'il y a des hommes et des moyens de transmission des récits. Les œuvres de Xénophon, de Plutarque, de Jules César, de Tite Live..., les chroniqueurs du Moyen Age, etc. rapportent des événements et on y trouve mêlés les descriptions d'événements naturels ou politiques, les récits, les réflexions sur l'enchaînement des événements et les objectifs de l'historien. Sous les buts particuliers de ces historiens (donner des exemples de vertus civiques ou militaires, chanter la gloire de tel homme politique ou de tel général, célébrer les actions d'éclat de tel peuple ou de telle armée, etc.), il faut reconnaître l'objectif principal qui fut d'abord de faire savoir les événements de l'époque et de trans mettre aux générations suivantes le souvenir de ce qui s'est accompli. L'Histoire (par les historiens) est la mémoire de l'Humanité. Par là, l'historien a d'abord été historiographe, celui qui écrit l'histoire et les histoires vraies, selon leur chronologie exacte. En s'élevant à un autre point de vue, celui de la compréhension du cours de l'histoire, les historiens ne purent naturellement éviter de rencontrer et de résoudre à leur manière le problème de la destinée de l'homme ou du devenir de l'humanité, c'est à dire le problème du sens de l'histoire, celui de la philosophie de l'histoire : y a t il une Providence ? Les hommes font ils l'Histoire ou bien sont ils, dans le devenir universel historique, comme des bouchons sur les courants de l'océan ? Une philosophie politique pèse sur l'entreprise historique sitôt que les historiens, par l'Histoire qu'ils écrivent, veulent démontrer quelque chose. Certes, cette intention de base permet, comme c'est le cas typiquement, au xvie siècle, de Jean BodinDe la méthode de l'Histoire », 1572) de définir au passage les normes du «jugement exact des historiens » et donc de préciser les critères du « fait historique sûr » mais l'espoir demeure de saisir la marche de l'humanité, seule ambition qui fonde réellement la notion d'histoire universelle, laquelle apparaît dès le xvie siècle, et que l'on retrouve (avec des conclusions variées) chez Montaigne, Fontenelle, Bossuet, Montesquieu, Voltaire, Guizot, Renan ou Taine. C’est au xixe siècle que l’histoire tente de se constituer comme science, de définir ses méthodes et de préciser ses objectifs. Progressivement d’ailleurs, son « objet » spécifique s’agrandit et cette extension fait surgir de nouveaux problèmes. En effet, il est hors de doute que l’historien ne doit plus s’en tenir à l’histoire politique et diplomatique, et qu’il doit, pour comprendre, s’ouvrir aux problèmes économiques et sociaux, aux problèmes de géographie humaine et aux aspects culturels, à l’histoire des sciences, des techniques, à la psychologie des peuples et des civilisations, aux arts et aux religions... L’histoire, en se posant comme la science humaine par excellence, est devant un inépuisable concret qui échappe de toutes parts aux historiens. D’autre part, ce gonflement ne doit pas dissimuler les difficultés spécifiques de l’histoire en tant que connaissance du passé de l’humanité ou de tel groupe dans son contexte spatial, temporel et culturel.

— I — L’histoire est-elle une science?

Ce problème traditionnel n’existe que par la discussion possible du sens du mot « science ». En fait l’histoire est une science à sa manière. La question date pratiquement de l’avènement des philosophies de l’histoire, c'est à dire de Vico, de Hegel, d'Auguste Comte et de Karl Marx, parce que chacune de ces philosophies de l’histoire s’est posée comme « scientifique », objective, méthodique, explicative, aboutissant à des lois et éclairant l’action à venir.

 

Une autre constatation est intéressante à faire à propos des rapports de la science et de l’histoire : la science rapproche les hommes, son universalité est immédiate et, sous son aspect théorique comme dans le progrès de ses techniques, elle porte la trace de la solidarité des esprits ; dans nos manuels scientifiques, les noms de toutes les nationalités voisinent et il semble que l’armée des chercheurs construit un édifice unique. Au contraire en histoire : chaque pays a son histoire ou plutôt sa manière de présenter l’histoire. Le jeune Italien, le Russe ou l'Allemand n'apprend pas la même histoire que l'écolier français. Louvois est un génie dans l'histoire de France, c'est un pillard inhumain dans l'histoire d'Allemagne ; il arrive qu'un état totalitaire fasse changer tous les manuels d'histoire de l'enseignement public pour présenter la suite des événements dans une optique différente, alors qu'il est invraisemblable et inutile qu'on renouvelle, à la même occasion, les livres de mathématiques ou de chimie (1). L’histoire divise les nations entre elles, et, à l'intérieur d'un même peuple, entretient les haines : l'histoire des guerres de religion, les atrocités de l'Inquisition ou les crimes des Révolutionnaires pèsent encore aujourd'hui, qu'on l'avoue ou non, dans les discussions les plus objectives en apparence, sur l'école laïque, sur les rapports de l'Église et de l'État, ou dans les rapports des partis politiques entre eux. Il est certain que les excès, les abus, les forfaits accomplis par un groupe social au détriment d'un autre groupe, alimentent, des siècles plus tard, les excès et les forfaits de la revanche. Il se peut qu'il y ait une mémoire collective et que des passions de vengeance, refoulées par des générations, animent la conduite d'une postérité éloignée, mais l'histoire est le dépôt de ces passions, le musée des horreurs dont la connaissance, acquise dès le plus jeune âge à l'école, reste plus ou moins consciente dans l'affectivité des adultes, et suscite des opinions et des croyances génératrices d'actions de haine et de ressentiment que la raison et l'idéal viennent camoufler en jugements droits.

II — L’hypothèse en histoire.

A première vue, l'histoire semble ne pas laisser de place à l'hypothèse. « Historique » est devenu synonyme de « réel », « incontestable », « indubitable », car on ne « suppose » pas un événement historique, on le constate, il s'impose aux hommes, il est inscrit dans les annales. Mais si l'histoire est la connaissance des événements, il s'agit des événements du passé, et donc de ce qui n'est plus, de ce qui ne pourra plus jamais être donné.

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1 — Hypothèse pour reconstituer le "fait" historique, c'est à dire hypothèse au cours de l'« analyse ». L’analyse historique est la première partie du travail de l'historien, l'établissement des « faits ». Or nous n'avons pas, nous n'avons plus la perception de ces faits ; l'historien n'en connaît que les traces. « L'histoire », disait le sociologue Simiand (1873 1935), « est une connaissance par les traces ». Ces traces sont présentes ; les faits qu'elles représentent ou signalent sont passés. Même s'il s'agissait d'ailleurs des événements actuels, perçus, nous ne pourrions dire que l'historiographe en a une connaissance certaine ; en effet, le témoin d'un événement n'est pas forcément celui qui comprend le mieux cet événement, car la signification historique de l'événement auquel il assiste lui échappe ; on peut même dire qu'elle lui échappe nécessairement parce qu'il assiste à un aspect localisé de l'événement, vu d'une certaine place, d'un certain point de vue, mêlé avec les urgences de son présent et les complications de ses opinions. On peut illustrer le fait de deux façons : d'une part, en remarquant que chaque génération a l'impression de vivre un « tournant » de l'histoire, et cette illusion vient de la multiplicité des nouvelles, des événements quotidiens, des déductions anticipées et des sentiments d'angoisse ou d'espoir qui agitent les contemporains : d'autre part, celui qui participe à une bataille, à une émeute, à une séance parlementaire mouvementée ne perçoit pas « ce qui se passe » exactement ni la signification pour le futur du moment qu'il est en train de vivre. Les fanatiques du général Boulanger, les émeutiers du 6 février 1934 pouvaient ils avoir conscience que leurs actions ne laisseraient aucune trace dans l'histoire ? On saisit donc difficilement la signification historique du présent parce qu'il est présent, et la signification historique du passé parce qu'il est passé ; dans les deux cas il faut reconstituer le « fait ». Cette reconstitution du fait est une opération méthodique : elle consiste en l'étude critique des documents, des traces et des témoignages (cf. ci dessous, les méthodes de l'histoire). Si la plupart des faits actuellement connus ont été établis d'une manière certaine, il y en a tant qui nous échappent et tant qui sont supposés, qu'on ne peut pas éliminer l’hypothèse des résultats de ce premier travail de l'historien.

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