Lévi-Strauss: L'univers a été signifiant avant d'être connu

Si la naissance du langage était nécessaire pour que la connaissance soif possible, celle-ci ne s'est élaborée que très lentement. Le langage, par nature discontinu, n'a pas eu de contrepartie dans le champ de la connaissance qui se caractérise par sa continuité, c'est-à-dire la liaison des phénomènes dont elle rend compte. L'univers a donc longtemps été nommé, parlé avant de commencer à être connu.

Problématique

Le langage n'a pu apparaître que d'un seul coup à la suite d'une mutation biologique et psychologique. Le développement de la pensée symbolique est le déploiement d'une signification non pensée : l'homme commence par désigner des choses qu'il ne comprend pas.

Enjeux

L'apparition du langage chez l'homme a constitué un saut qualitatif fondamental. Par sa nature même, par la complémentarité entre signifiant et signifié, c'est tout le rapport à l'univers qui a été transformé. Ici, le langage, par sa structure, impose à l'esprit la nécessité de donner un sens à toutes choses, dès lors qu'on les nomme : le langage structure la pensée. Faute de pouvoir développer une connaissance, les sociétés humaines ont développé une pensée symbolique qui pouvait rendre compte de tous les phénomènes observés, avec une cohérence conforme aux exigences du langage.

L'univers a été signifiant avant d'être connu

Quels qu'aient été les moments et les circonstances de son apparition, dans l'échelle de la vie animale, le langage n'a pu naître que tout d'un coup. Les choses n'ont pas pu se mettre à signifier progressivement. À la suite d'une transformation dont l'étude ne relève pas des sciences sociales, mais de la biologie et de la psychologie, un passage s'est effectué, d'un stade où rien n'avait un sens, à un autre où tout en possédait. Or, cette remarque, en apparence banale, est importante, parce que ce changement radical est sans contrepartie dans le domaine de la connaissance qui, elle, s'élabore lentement et progressivement. Autrement dit, au moment où l'Univers entier, d'un seul coup, est devenu significatif, il n'en a pas été pour autant mieux connu, même s'il est vrai que l'apparition du langage devait précipiter le rythme du développement de la connaissance. Il y a donc une opposition fondamentale, dans l'histoire de l'esprit humain, entre le symbolisme, qui offre un caractère de discontinuité, et la connaissance, marquée de continuité. Qu'en résulte-t-il ? C'est que les deux catégories du signifiant et du signifié se sont constituées simultanément et solidairement, comme deux blocs complémentaires ; mais que la connaissance, c'est-à-dire le processus intellectuel qui permet d'identifier les uns par rapport aux autres certains aspects du signifiant et certains aspects du signifié [...], ne s'est mise en route que fort lentement. Tout s'est passé comme si l'humanité avait acquis d'un seul coup un immense domaine et son plan détaillé, avec la notion de leur relation réciproque, mais avait passé des millénaires à apprendre quels symboles déterminés du plan représentaient les différents aspects du domaine. L'Univers a signifié bien avant qu'on ne commence à savoir ce qu'il signifiait ; cela va sans doute de soi.

• signifiant : le mot, ou groupe de phonèmes, qui désigne une réalité quelconque.
• signifié : ce qui est désigné par le mot.
• symbolisme : pensée qui saisit la réalité du monde à travers des symboles ; ainsi, des divinités peuvent représenter es forces de la nature.
• sciences sociales : disciplines des sciences humaines qui étudient les phénomènes sociaux dans leurs divers aspects. Exemple : sociologie, psychosociologie, ethnopsychiatrie.