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L'État-nation, un modèle en épuisement ?

L'État-nation, un modèle en épuisement ? La décolonisation devait marquer l'apothéose de l'État-nation: revendiquée au nom du droit des peuples à s'ériger en nations souveraines, elle aboutissait à découper la scène mondiale en États indépendants, membres reconnus de la communauté internationale et des Nations unies. L'échec du développementalisme a, cependant, rapidement dissipé les illusions: les souverainetés sont vite apparues plus formelles que réelles; après plusieurs décennies, dans bien des cas, les nations nouvelles restent à construire ou se délitent et les États nouveaux s'affaiblissent sous les coups d'une territorialité incertaine, de modèles institutionnels mal adaptés ou importés à la hâte, de légitimités contrariées et de citoyennetés fragiles. Sans trop forcer le trait, on peut considérer qu'une dépendance a cédé la place à l'autre: d'un ordre colonial marqué par la prétention impériale des grands États européens, on est passé à un ordre post-colonial reposant sur un utopique monde du "tout État", dans lequel l'alignement de tous sur un "prêt-à-porter étatique" devient source de désordre et d'inégalité. Une construction d'"un autre monde et d'un autre temps" ? Encore convient-il d'écarter deux malentendus. L'État est lié à une histoire singulière, prenant sa source dans la sortie des sociétés européennes de l'organisation féodale. Cette particularité est pourtant gommée par la référence faite à la raison comme mode de légitimation d'une invention politique qui prétend s'émanciper de la tradition. Or le discours de la raison ne peut être qu'universel: l'État ne peut garder sa légitimité que s'il apporte la preuve de son universalité. On trouve ici l'origine d'un évolutionnisme politique qui récuse comme des marques d'infériorité, d'échec ou de sous-développement toute construction étatique contrariée. Aussi le droit international public, les institutions internationales, tout comme les pratiques politico-diplomatiques sont-ils figés, face à chaque crise nouvelle, dans l'usage, sans imagination, de la thérapie stato-nationale. Il n'est pas sûr cependant que l'avènement de l'État marque la fin de l'histoire ni donc que son échec constitue a priori et inévitablement une régression. La crise de l'État s'affirme avec netteté non seulement dans les pays du Sud, mais aussi au centre et à l'est de l'Europe, sur les ruines de l'ex-empire soviétique; elle transparaît au sein de l'Asie orientale développée, à travers les vicissitudes institutionnelles et territoriales qui frappent cette région; elle est devenue présente, et de façon multiple, en Europe occidentale, tant à travers la crise de l'État-providence que dans les incertitudes qui se sont fait jour sur le rôle économique de l'État, même si son rôle reste encore appréciable, notamment dans l'organisation du commerce international. Au total, jamais à l'Ouest l'idée de la souveraineté stato-nationale n'a été aussi vigoureusement défiée. L'État souffre autant des effets de la modernisation que du retour de la tradition. La mondialisation - ou "globalisation" pour les Anglo-Saxons - décrit l'interdépendance croissante qui unit entre elles les sociétés et les économies les plus "avancées": elle révèle l'extraordinaire complexité des flux transnationaux qui contournent les prérogatives des États et cisaillent leur souveraineté; elle suggère aussi l'artifice des débats sur des thèmes comme la souveraineté monétaire ou la maîtrise nationale des politiques. Elle laisse découvrir, en contrepoint, un nationalisme d'une nouvelle nature: défensif ou du moins protecteur, frileux devant la modernité, en réalité plus protestataire que créateur. De multiples flux transnationaux La souveraineté stato-nationale n'est pas écornée par la seule pression des flux économiques transnationaux. Dès le début des années soixante, l'URSS avait compris comment la diffusion de plus en plus sophistiquée des flux de communication devenait un obstacle évident au maintien de sa souveraineté; la constatation vaut aujourd'hui pour les antennes paraboliques, qui créent de fait un espace de circulation des sons et des images qui abolit les frontières d'État. La même remarque vaudrait pour les flux migratoires que les politiques publiques ne parviennent ni à contrôler ni à réglementer. Humainement, culturellement, économiquement et financièrement naissent ainsi des éléments d'une société mondiale qui double la communauté des États, qui agit de façon plus ou moins autonome face aux politiques publiques et qui suscite, en Europe, en Amérique du Nord ou en Asie orientale notamment, des actes d'autorité, d'allocation, voire de redistribution. Mobilisations religieuses, associatives, économie informelle ou clandestine, réseaux transnationaux de toute nature sont là pour en témoigner. La modernisation est, de même, venue légitimer un peu partout dans les zones en développement l'importation du modèle étatique d'extraction occidentale qui a tendu à faire disparaître une part essentielle de l'histoire des sociétés concernées. Paradoxalement, en Inde, dans le monde arabe comme en Afrique, ce fut l'emprunt à l'Occident colonisateur de la thématique nationale, puis du modèle étatique qui a conduit soit à l'indépendance soit à la restauration de souverainetés mises à mal, comme dans le monde ottoman ou chinois, soit à la réinsertion de systèmes traditionnels dans le concert mondial. Les effets de cette importation ont été aggravés par la stratégie des bourgeoisies d'État naissantes reposant sur un imposant système bureaucratique. Ils le furent aussi par le jeu des intellectuels qui ont très tôt trouvé, dans l'oeuvre de traduction, une source de promotion et de pouvoir que n'offrait pas, avec la même intensité, la seule gestion de la tradition. Le retour vers celle-ci via la négation militante de l'État importé, ou du moins la distanciation critique à son égard, est un phénomène assez nouveau, contemporain du moins de la vigueur nouvelle gagnée par le revivalisme, qui remobilise les liens traditionnels afin d'inventer une modernité concurrente. Le revivalisme s'inscrit, aujourd'hui plus que jamais, au centre de toutes les contestations du modèle étatique dans le monde extra-occidental. Qu'on ne s'y trompe pas, de veine islamique, hindouiste ou orthodoxe; de nature ethnique, tribale, communautaire ou sectaire, ce phénomène constitue d'abord un réinvestissement tactique de la tradition, un moyen politique de dénoncer les échecs du développement, de cristalliser les frustrations et surtout de combler le vide laissé par l'affaissement de l'État importé, par son déficit de légitimité et par son incapacité à susciter de véritables relations d'allégeance citoyenne. Les sociétés du monde arabe ne sont pas plus religieuses que les autres, de même que les sociétés africaines ne sont pas tribales ou "ethniques" par nature: elles le sont devenues ou redevenues, par l'effet médiateur de stratégies politiques manipulant des symboles perçus comme plus légitimes et plus intelligibles que ceux associés à des institutions étatiques venues d'ailleurs et plaquées sans discernement. "Léviathan boiteux" "Quasi-États", "Léviathan boiteux", "États manqués": les termes abondent, dans les littératures, pour sanctionner cet échec. L'acharnement de l'ONU à prescrire une "thérapie" stato-nationale pour remédier à la crise somalienne durant depuis 1991 n'a pas empêché le retour incessant de la clanisation. L'usage par les acteurs politiques rwandais de la référence ethnique permet, entre autres, de corriger le défaut d'identification citoyenne qui portait atteinte à la légitimité de l'État du Rwanda. Les sociétés guerrières apparues au Tchad, au Mozambique, en Angola ou au Libéria s'appréhendent aussi comme des substituts à des sociétés politiques qui n'ont pas pu se construire, c'est-à-dire recueillir un minimum d'adhésion citoyenne. La vigueur des séparatismes ethniques, hors l'Occident, souligne que les prétentions universalistes et intégratrices de l'État y semblent moins crédibles, même s'il est également évident que le défaut de démocratie et le faible niveau de développement économique interviennent comme circonstances aggravantes. Loin de son lieu d'invention, le Léviathan est d'autant plus "boiteux" qu'il ne parvient plus à réunir et à confondre l'idée de peuple et celle de communauté politique territorialisée. Le droit des peuples était clair, et même évident, au temps des indépendances, lorsque les communautés nationales se formaient contre le colonisateur. La fin du XXe siècle révèle toute sa contradiction: quelle échelle devient pertinente pour repérer les "peuples" africains, en Somalie, au Rwanda ou au Libéria? Que dire de l'Asie centrale où les références ethniques, religieuses ou claniques ne cessent de s'entrecroiser? A quel niveau saisit-on les peuples dans le monde arabe et dans le monde indien? Et comment qualifier ce cortège de peuples déterritorialisés: diasporas volontaires ou forcées, peuples déportés par les autoritarismes politiques ou par un entêtement stato-national? C'est l'idée même de communauté politique nationale qui est ainsi en péril, mais dont on penserait à tort que son échec tient au seul défaut de développement ou au simple effet d'une résistance culturelle opposée par des peuples élus ou miraculeusement éternels: le faible appel à l'État-nation est la conséquence de la faiblesse d'attraction d'un modèle étatique resté incompris. Identitarisme religieux ou ethnique Certes, les cas d'adaptation à la tradition ne sont pas rares. Sur le plan institutionnel, ils sont plus symboliques que réels; sur celui de la communauté nationale, ils tendent à parer l'État-nation d'un identitarisme religieux ou ethnique qui vient tout simplement nier son projet intégrateur pour viser, au contraire, la ghettoïsation des identités et l'exclusion des autres: partition religieuse de l'empire des Indes, création de l'État d'Israël, islamisation de certains États du monde musulman, création de bantoustans en Afrique du Sud, découpages ethniques dans l'ancienne Yougoslavie, idée de création d'un "Tutsiland" et d'un "Hutuland". Sur le plan des pratiques, le résultat est au moins aussi complexe: l'État importé, faiblement légitime, est peu efficace et, en réalité, dédoublé par tout un ensemble de réseaux extra-institutionnels où se joue l'essentiel, en lieu et place de la relation citoyenne. Liens de clientèle ou de parentèle, monde associatif, structures communautaires, arbitrages de nature traditionnelle, institutions religieuses, sectes ou confréries, communes ou coopératives rurales, entraides et pratiques mutualistes remplacent l'essentiel du travail politique. On peut aller jusqu'à évoquer le monde de la mafia dont la pertinence politique est inversement proportionnelle à la crédibilité de l'État, notamment en Amérique andine, en Asie du Sud-Est et en Russie, où il s'impose comme "un État dans l'État". Dans ce contexte d'échec, de dépérissement, ou de déliquescence, un peu partout d'inefficacité croissante, les recompositions sont complexes. Il est évident que l'État ne disparaît pas: au Nord, les ressources accumulées et les traditions établies sont beaucoup trop fortes; au Sud, et de plus en plus à l'Est, l'absence de modèle de substitution, ou la patrimonialisation et la prolifération des avantages rentiers tirés de l'État contribuent à prolonger celui-ci, parfois à lui donner des couleurs. Le jeu international, en particulier, favorise ces résistances. Dans le monde développé s'instaure un véritable "club des États" qui prétend partager les rôles entre ses membres, reconstituer des sphères régionales d'influence et négocier la régulation des grandes crises, à l'instar de ce que cherche à faire le G-7 (Groupe des sept pays les plus industrialisés). Au sein des mondes en développement, les princes déploient des stratégies d'extraversion, usant de l'affichage international de l'État pour compenser, de manière ambiguë, la crise de légitimité dont celui-ci souffre auprès des gouvernés. Face à des sociétés ainsi frappées d'anomie, les réseaux sociaux, informels, officieux ou clandestins, les systèmes normatifs de substitution issus de la tradition sont suffisamment puissants pour structurer les comportements sociaux et entretenir leur canalisation contestataire; ils sont, en revanche, trop faibles et surtout insuffisamment reconnus pour servir de fondement à un nouvel exercice du pouvoir. Aussi la crise de l'État contribue-t-elle, là où elle est la plus vive, à réaliser une puissante inversion: l'exercice de la contestation devient plus légitime et plus mobilisateur que l'exercice du pouvoir, comme on le voit notamment dans un grand nombre de pays musulmans. Un peu partout, et de plus en plus en Europe, l'État articule davantage une thématique protestataire que des programmes de gouvernement... Inventer une nouvelle grammaire Est-ce d'un jeu international renouvelé que viendra le salut? C'est par ce biais que, jadis, dans le Vieux Continent, puis ailleurs, l'État s'était imposé. Peut-être est-ce au terme du même cheminement que les structures d'autorité pourront se redéployer, conformément aux besoins d'un monde en proie au bouleversement. L'essor des réseaux transnationaux s'inscrit dans cette veine: diasporas, flux migratoires, maillages économiques et marchands ont des vertus d'efficacité que la "statolâtrie" a trop vite fait d'occulter. Les processus d'intégration régionale semblent aller dans le même sens: au lieu, par exemple, de poser frileusement la construction européenne en termes de transferts de souveraineté ou de fédéralisme diabolisé, il convient de mesurer les éléments d'innovation réelle dont elle est porteuse. Espace à géométrie variable, mode somme toute efficace de transcender les particularismes et les menaces d'"ethnicisation" du monde, l'intégration européenne n'abolit pas les États-nations et ne se limite pas non plus à les juxtaposer, mais les inscrit dans une nouvelle grammaire, à l'instar de ce que l'on voit s'esquisser en Asie orientale. Peut-être, dans les faits, l'expérience d'un système post-international a-t-elle déjà commencé, qui se substituerait à un système exclusivement composé d'États-nations...

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