Les sociétés s’interrogent sur leur passé et sur les crimes qui les hantent
Les sociétés s’interrogent sur leur passé et sur les crimes qui les hantent
Le 7 décembre 1970, Willy Brandt, alors chancelier de la République fédérale d’Allemagne (RFA), s’agenouille devant le monument du ghetto de Varsovie. Pour la première fois, le responsable d’un État prend en charge, par un acte à la fois intime et très visible, l’un des crimes les plus terribles commis par son pays ; il ne s’agit plus d’effacer le passé, mais de l’assumer. Depuis la Grèce antique, la réponse traditionnelle des sociétés ayant subi un traumatisme (guerre civile, dictature sanglante, occupation étrangère…) est de l’effacer, de faire comme s’il n’avait pas existé (principe de l’amnistie). En 1598, le roi de France Henri IV opte pour cette solution avec le célèbre édit de Nantes : « Que la mémoire de toutes choses passées depuis mars 1585 [début officiel des guerres de religion en France][…] demeure éteinte et assoupie comme une chose non advenue. » Telle est également la démarche de l’Espagne post-franquiste qui, pour assurer la paix civile, choisit de « laisser les morts enterrer les morts », en clair de considérer la guerre civile (1936-1939) comme une question désormais historique.
La repentance comme psychanalyse collective
Alors pourquoi ce changement, cette mise au jour des atrocités du passé ? Tout d’abord, chaque époque a son unité, son esprit. La repentance s’apparente à une psychanalyse collective, la remontée au jour des drames ensevelis promettant à la société traumatisée un équilibre plus authentique. À cet égard, ce mouvement s’est d’abord essentiellement inscrit dans l’aire catholico-protestante, avec pour objet la Shoah (la destruction des Juifs d’Europe), l’attitude des Européens face aux peuples autochtones (Indiens d’Amérique du Nord, Aborigènes d’Australie, Maoris de Nouvelle-Zélande), l’héritage de l’apartheid en Afrique du Sud, la « lustration »- ou le « blanchiment » - du communisme en Europe centrale et orientale et, enfin, la mise au jour des crimes des dictatures en Argentine et au Chili. Le Japon, pays asiatique, est, lui aussi, confronté à ses crimes de la Seconde Guerre mondiale, mais ses rares excuses ont été à peine articulées. Les raisons de cette répugnance sont peut-être moins civilisationnelles (appartenance de ce pays à une culture de la face et non à celle du péché) que politiques, les Japonais considérant qu’ils agissaient au nom de l’empereur - maintenu en 1945 par l’occupant américain - et qu’ils ont subi pour leur part le crime unique des bombardements atomiques sur Hiroshima et Nagasaki. Quant au Cambodge, lui aussi asiatique, il n’a cessé d’annoncer et de repousser le procès de l’utopie sanglante des Khmers rouges. Ici aussi, ce qui paraît décisif, c’est moins la culture asiatique que des réalités humaines universelles : plusieurs dirigeants ont été dans le passé des Khmers rouges, la grande majorité de la population étant très jeune, absorbée par une très difficile survie quotidienne.
Toute repentance est une relation entre des victimes, ou leurs descendants, et d’anciens bourreaux - ici, en général, leurs descendants. En ce qui concerne les victimes, le fait nouveau réside dans leur prise de parole. L’histoire était et reste largement faite par les vainqueurs. Mais les vaincus ou plutôt leurs enfants ou leurs arrière-arrière-petits-enfants, retournant souvent contre leurs anciens maîtres leurs principes de dignité, exigent et obtiennent réparation (par exemple, Américains d’origine japonaise enfermés durant la Seconde Guerre mondiale). Aucun passé n’est à l’abri : c’est ainsi que la mythologie de la conquête de l’Ouest est mise à mal par les revendications indiennes.
Faire passer le passé
La reconnaissance des crimes est toujours un enchaînement d’épreuves. C’est ce que montrent les repentances à l’égard des Juifs. Pour que ces repentances aient pu être exprimées (principalement dans les années 1990), il a fallu que les Juifs à la fois regardent en face leur passé et qu’ils ne se perçoivent plus seulement comme des victimes honteuses mais comme des acteurs pouvant se battre et gagner. La guerre dite « des Six Jours », en juin 1967, aura marqué, de ce point de vue, un tournant. Et pourtant, que de victimes toujours bafouées !
Quant aux bourreaux ou aux responsables des traumatismes, se repentent-ils ? Albert Speer, ancien ministre de l’Armement de Hitler, figure emblématique du « bon nazi » au procès de Nuremberg, ne nie pas les crimes commis, mais ment gravement sur ses responsabilités. Frederik de Klerk, dernier président de l’Afrique du Sud de l’apartheid, et aussi prix Nobel de la paix, refuse de se soumettre à la commission Vérité et Réconciliation mise en place pour clarifier le passé. Par ailleurs, les vainqueurs ne se repentent pas : pourquoi iraient-ils semer le doute sur la légitimité de leur victoire ? La repentance, du côté de ceux qui se repentent, est un chemin tortueux. Plongée dans une histoire refoulée, elle obéit nécessairement à des motifs politiques. Sous Jean-Paul II, l’Église catholique multiplie les gestes de repentance en direction des juifs, des protestants, des Indiens d’Amérique, afin d’affirmer une certaine modernité de l’Église, celle-ci regardant son passé en face, conformément à l’exigence contemporaine de sincérité.
En Afrique du Sud, comme dans les anciens pays communistes, il faut à tout prix exorciser le passé, ce qui explique la constitution de commissions d’examen des itinéraires individuels. Le point d’arrivée est souvent amer, comme le souligne l’admirable formule du chef de l’État tchèque Vaclav Havel : « Nous sommes tous coupables. » Ainsi, en ex-Allemagne de l’Est, cette dissidente découvrant que la police politique connaissait parfaitement son emploi du temps, l’agent qui la surveillait étant son propre mari… Au Rwanda, le génocide des Tutsi par les Hutu en 1994 devait donner lieu à une expiation exemplaire, avec la création, par le Conseil de sécurité des Nations unies, d’un Tribunal pénal international (TPI). Or, ce Tribunal fonctionne très mal ; de plus, le Rwanda, au moins pour les Hutu qu’il détient, veut « se faire justice » lui-même.
Un rapport de force politique
La repentance n’est en rien une formule miracle. Ce qui demeure fondamental dans le règlement non du traumatisme, mais du conflit qui a provoqué le traumatisme, c’est la donne politique, en clair un rapport de force accepté par les anciens ennemis. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe - surtout occidentale - a accédé à une incontestable paix parce qu’elle était sous la garde de puissances supérieures (États-Unis et aussi Union soviétique), qui, en fait, ont imposé, notamment à l’Allemagne, le pays perturbateur des années 1870-1945, de se redéfinir de fond en comble. En ce qui concerne l’Irlande du Nord, le processus de paix et de réconciliation engagé en 1998 est devenu possible parce que tant le Royaume-Uni que la République d’Irlande ont accepté qu’un jour l’Ulster puisse soit rester britannique, soit rejoindre la République d’Irlande, soit devenir indépendante.
Au-delà de cette configuration de forces, le dépassement du traumatisme requiert de faire que le passé soit révolu. Un projet d’avenir est alors indispensable. Telle est l’une des raisons d’être de la construction européenne : bâtir une dynamique d’intérêts communs, économiques, monétaires, politiques entre les anciens ennemis. Si les peuples des Balkans ou du Proche-Orient veulent sortir du cauchemar de leur histoire, ils devront eux aussi bâtir une dynamique régionale reposant sur le développement économique, des mécanismes de règlement des différends, la démocratie et la tolérance ou le mélange des cultures.
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