Les rapports Nord-Sud dans la crise
Les rapports Nord-Sud dans la crise
En 1980, comme lors des années précédentes, les rapports Nord-Sud ont pour toile de fond la crise économique et le déclin de l'hégémonie des deux superpuissances, caractéristique de cette crise. Partout dans le Nord capitaliste, la crise prend les mêmes formes: ralentissement de la croissance (dès 1972) et chute des investissements, chômage et inflation. Dans tous les pays du Nord, le taux de croissance du PIB tombe de 5,6% par an dans les années soixante à 1,5% dans les années soixante-dix, les taux pour la production industrielle étant, eux, de 6,2 et 3,3%. Le chômage passe de 7 à 17 millions de chômeurs dans l'ensemble des pays de l'OCDE et il atteindra probablement 25 millions à l'occasion de la récession de 1981. Le taux moyen d'inflation est passé de 3% à 7%. Les politiques keynésiennes traditionnelles sont incapables d'assurer la relance, tandis que les politiques de relèvement du taux de profit par compression des salaires ne réussissent pas davantage à stimuler les investissements. Les replis protectionnistes nationalistes, riposte type des années trente, sont difficiles à envisager compte tenu de l'internationalisation du capital.
Cette internationalisation touche évidemment les pays du tiers monde capitaliste et a même des effets sur les économies de l'Est sorties de l'autarcie: la situation au Sud est, en partie, commandée par l'évolution générale du système et réagit, elle aussi, sur les modalités et les rythmes de la restructuration de la division internationale du travail (DIT).
Tiers monde: une crise spécifique
Or, le concept même de "crise" dans les pays du Sud mérite examen: n'ayant pas les mêmes caractéristiques, elle ne peut être analysée dans les mêmes termes que pour le Nord. Pour les pays du tiers monde semi-industrialisés, les taux de croissance du PIB sont d'ailleurs passés de 7,6% par an dans les années soixante à 7,2% la décennie suivante, les taux correspondants pour la production industrielle étant 7,6 et 6,8%. Pour les autres pays du tiers monde, la croissance du PIB est passée de 4,6 à 3,6% par an et celle de la production industrielle de 6,6 à 4,0% par an pour la même période. Au Sud, la crise est donc caractérisée par une amélioration relative des rythmes d'industrialisation, qui cependant ne dépasse pas un petit nombre de pays: les semi-industrialisés d'Amérique latine (Brésil et Mexique) ; certains pays de l'OPEP (Iran jusqu'à la chute du chah, Irak, Algérie, Venezuela) et les "quatre" de l'Asie orientale (Corée du Sud, Taiwan, Hong Kong et Singapour), presque exclusivement. Par contre, dans les pays du "quart monde", la stagnation s'affirme, et les krachs financiers sont encore plus violents que dans la période antérieure.
Mais surtout, dans les conditions historiques et sociales qui sont les siennes, le développement capitaliste dans le Sud présente des caractéristiques qui expriment ses contradictions: stagnation, voire dégradation des revenus des masses populaires, contrastant avec la croissance parallèle des salaires et des profits en période de prospérité dans les "centres" du système ; écart grandissant entre la stagnation de l'agriculture et les besoins urbains. Le déficit alimentaire caractérise aussi bien les pays semi-industrialisés que ceux du "quart monde" et les déficits financiers qu'il entraîne menacent la restructuration de la DIT. La structure sociale exclut simultanément un développement national et populaire et véhicule de nouvelles formes de dépendance (technologie, modèles de consommation, etc.). L'effondrement du chah, en pleine croissance de l'Iran, a montré la fragilité de ce modèle de développement.
La crise globale est aussi la conséquence d'une modification profonde des rapports de compétitivité entre les États-Unis d'une part, le Japon et l'Europe d'autre part. Les États-Unis ont perdu leur hégémonie (qui remonte à la Seconde Guerre mondiale): l'effondrement du système monétaire international de Bretton Woods est là pour en témoigner. Mais le déclin relatif des États-Unis est surtout politique: après l'échec du "refoulement" de la Chine (de la guerre de Corée, dès les années cinquante, à la reconnaissance de Pékin en 1971) et la faillite militaire en Indochine, les États-Unis ont perdu leur capacité d'intervention quasi illimitée. En dépit d'une puissance militaire égale à celle des États-Unis depuis une vingtaine d'années, l'URSS est entrée, elle aussi, dans une période de déclin relatif: elle n'exerce plus d'hégémonie idéologique sur le "camp socialiste", qui a perdu son monolithisme, et elle se heurte en Europe de l'Est à des difficultés qui, à long terme, se révéleront probablement insurmontables.
Le dialogue Nord-Sud en panne
Dans ce contexte, on ne s'étonnera pas si les négociations Nord-Sud commencées en 1974, après le relèvement du prix du pétrole et l'adoption du projet de Nouvel ordre économique international (NOEI), n'ont donné aucun résultat.
Cette plate-forme commune des non-alignés et des "77" s'inscrivait dans la logique de la volonté des États et des bourgeoisies du Sud d'obtenir une part plus grande de la croissance. La récupération des rentes minières, l'amélioration des termes de l'échange en faveur des exportations traditionnelles du tiers monde, l'accélération du transfert des technologies devaient permettre le financement d'une industrie d'exportation fondée sur la main-d'oeuvre bon marché et les ressources naturelles abondantes du tiers monde.
Ce projet est parallèle à celui de la "délocalisation" contrôlée par les multinationales du Nord.
Il s'oppose cependant à ces dernières sur la question du contrôle et de l'appropriation des profits. Dans la phase actuelle de rivalités interimpérialistes, le Nord n'a ni pu ni voulu faire les concessions nécessaires à la mise en place du NOEI. Les négociations Nord-Sud ont donc connu l'an dernier un échec supplémentaire, celui de la conférence sur l'industrialisation organisée par l'ONUDI, à Delhi, en février 1980. Le dialogue euro-arabe, qui n'est stimulé que dans les moments de tension sur le marché du pétrole, n'a pas empêché la CEE de prendre des mesures protectionnistes contre les importations industrielles venant de ses associés du Maghreb (les exportations agricoles traditionnelles de cette région sont par ailleurs menacées par l'élargissement de la Communauté).
Le "trilogue" euro-arabo-africain, lui, n'a pas encore dépassé le stade du discours velléitaire. La Conférence sur le droit de la mer, reprise au début de 1981, a enfin confirmé l'affaiblissement des positions d'un Sud très divisé face à l'arrogance des États-Unis.
L'incapacité du tiers monde à imposer des concessions n'a fait qu'affaiblir le mouvement des non-alignés. A défaut de concessions du Nord et en l'absence d'une "option" de développement national et populaire, le discours sur la coopération Sud-Sud reste un discours de l'impossible. Les intérêts de classes qui, à l'intérieur des pays, s'opposent au développement national et populaire agissent pour vider cette coopération de tout contenu et préfèrent rechercher une meilleure insertion dans la DIT, y compris au détriment d'autres pays en voie de développement. L'échec des négociations a donc aiguisé les conflits internes du tiers monde ; le déclin de l'hégémonie américaine leur a donné l'occasion de s'exprimer bruyamment. L'URSS, elle, cherche à les utiliser en prenant pied dans différentes zones du Sud.
L'année 1980 a été marquée par un développement économique très chaotique des pays du Sud. Sans doute certaines formes d'industrialisation se sont-elles accélérées ici et là: c'est évident dans les pays pétroliers, qui ont opté dans l'ensemble pour une industrie lourde d'exportation vers le Nord, car bénéficiant d'une énergie gratuite. Ce "recyclage" coûteux de leur surplus accélère l'intégration de ces pays au système mondial, mais aussi leur dépendance. Les investissements miniers, retardés par l'insécurité, donc limités à la ceinture de sécurité du Nord (Canada, Brésil, Afrique du Sud, Australie), vont peut-être reprendre à grande échelle en Afrique. Les industries d'exportation fondées sur une main d'oeuvre à bon marché (Asie orientale, enclaves des zones de libre-échange et pays semi-industrialisés d'Amérique latine) sont menacées par la crise du Nord.
Une industrialisation au service des populations, notamment au service du développement agricole prioritaire, exigerait des transformations sociales profondes: son rejet rend l'industrialisation du Sud très vulnérable et réclame l'intervention croissante des multinationales appuyées par les grandes institutions financières (Banque mondiale et FMI). Cette vulnérabilité est plus forte encore dans les pays du "quart monde" en faillite financière. Le retour en force des "Chicago boys" est une conséquence de ce choix. Les contradictions de ce développement ne sont cependant pas maîtrisées. S'ajoutant aux rivalités interimpérialistes, les révoltes populaires rendent possible un krach financier général lié à l'incapacité du tiers monde d'assumer une dette extérieure croissante.
La crise des non-alignés
L'échec de la tentative de créer un Nouvel ordre économique international a affaibli le mouvement des non-alignés, renforcé les risques de conflit entre les pays du tiers monde et fourni le prétexte aux deux superpuissances d'intervenir, chacune tentant ainsi d'enrayer son déclin et d'éviter que celui-ci ne bénéficie à l'autre... L'attitude de la présidence du Mouvement des non-alignés, échue à Cuba - aligné sur l'URSS -, a accéléré cette évolution: en Asie, de Kaboul à Pnom Penh, l'intervention de l'URSS et de ses alliés a confirmé que l'océan Indien demeurait la zone prioritaire des affrontements. Cette intervention n'a entraîné que des réactions limitées, aussi bien aux États-Unis (incertitudes de Carter) qu'au Pakistan (instabilité des alliances du régime de Zia Ul Acq) et dans les pays de l'ASEAN (à cause des régimes réactionnaires qui composent l'Association). La tentative de faire accepter le "fait accompli" par les non-alignés a néanmoins échoué à la réunion de Delhi, en octobre 1980. De plus, la dégradation de la situation au Vietnam conduira-t-elle Hanoi à avoir un comportement de "non-aligné", face à Moscou et à Pékin, comme la Corée du Nord?
Dans le monde arabe, la fin de l'expérience nassérienne est lourde de conséquences. Éclaté, ce monde s'épuise dans des rivalités pour un leadership régional et dans des luttes de clans. Le Baas syrien s'oppose plus que jamais au Baas irakien, qui rêve de tenir le rôle jusque-là dévolu à l'ex-chah d'Iran. Mais la guerre irako-iranienne s'enlise.
La Syrie, quant à elle, poursuit des objectifs limités au Liban. L'Infitah égyptien, menacé par l'entêtement israélien à refuser l'application "loyale" des accords de Camp David (attitude encouragée par l'administration Reagan), tient bon, moins par ses succès économiques douteux que par... l'inconsistance des "fronts" du "refus" et de la "fermeté"!
Plus à l'ouest, le dessein attribué à Kadhafi de rassembler les peuples du Sahara complique le jeu des États: la Tunisie a réclamé l'aide française lors de l'insurrection de Gafsa, en janvier 1980 ; les coups d'État se sont succédé à Nouakchott, sans pour autant faire sortir la Mauritanie de sa "neutralité" dans le conflit du Sahara occidental ; le Tchad en décomposition est passé (momentanément?) dans le camp de la Libye ; et l'Algérie s'inquiète du désordre qui s'installe dans le Grand Désert (cf. le voyage du président Chadli en Afrique au printemps 1981).
Au sud du monde arabe, sur l'océan Indien, la situation est loin d'être stabilisée: en Éthiopie, le pouvoir de Mengistu, libéré des hypothèques de gauche du MEISON et de l'EPRP, doit toujours compter sur l'aide soviétique pour résister en Érythrée et face à une Somalie battue, mais capable de reprendre à tout moment le combat par l'unification nationale.
En Afrique, l'année aura été marquée par l'indépendance de l'ex-Rhodésie en avril et l'accession au pouvoir de la majorité noire au Zimbabwe, grâce à la victoire de la ZANU de Robert Mugabe. En Namibie, en revanche, on ne peut envisager dans l'immédiat une indépendance dans des conditions semblables. Du coup, la présence cubaine en Angola tend à se perpétuer. Au fil des années, l'héritage populaire de la guerre de libération nationale des colonies portugaises s'estompe peu à peu, comme le prouve le coup d'Etat de Guinée-Bissau en novembre 1980. En Ouganda, l'armée tanzanienne, intervenue pour renverser Idi Amin en 1979, n'est pas parvenue à rétablir un ordre politique et social acceptable, ou tout simplement meilleur.
En Amérique latine, la victoire sandiniste au Nicaragua, en juillet 1979, a encouragé l'insurrection contre l'oligarchie au Salvador et un vent de révolte dans les Antilles anglaises. L'intervention de l'Internationale socialiste et du président mexicain Lopez Portillo évitera-t-elle au continent latino-américain de connaître le sort du cône sud, où les dictatures-gorilles semblent bien installées, toutes renforcées qu'elles sont par le coup d'État de juillet 1980 en Bolivie?
L'avenir du Sud, enjeu principal d'une issue à la crise
En 1980, la possibilité d'une confrontation armée des superpuissances commence à devenir une réalité, et cela d'autant plus que les deux "grands" en déclin ne contrôlent plus complètement leurs zones d'influence traditionnelles: ils ne maîtrisent plus et ne manipulent plus les initiatives locales dont ils tentent de profiter. Pire: chacun voit son adversaire susceptible de profiter de son propre déclin. Le "raidissement" de la politique de l'administration Reagan relève de ce genre de réaction. La frontière entre l'acceptable et l'insupportable, bien délimitée par Yalta, disparaît progressivement.
Il semble cependant qu'on sache à Moscou que le Nicaragua - et même Cuba -, le Kampuchéa et l'Afghanistan peuvent être "perdus", de même qu'on n'ignore pas à Washington que la présence soviétique en Afrique reste fragile. Peut-être même est-on conscient que l'URSS ne peut accepter de perdre le contrôle de la RDA, son glacis militaire en Europe orientale, et que l'Occident ne peut accepter de se voir couper les routes du pétrole.
L'évolution économique de la crise dépend de l'insertion du Sud dans la nouvelle division internationale du travail. Mais l'adaptation des sociétés du Sud à cette nouvelle situation détermine elle aussi largement l'avenir politique du monde. Aussi, et en dépit de l'échec des négociations sur le NOEI, l'Occident tente de maintenir l'illusion d'un "dialogue" jusqu'ici impossible. Le rapport de la commission Brandt, publié en mars 1980, renouvelle sans doute des voeux pieux: il témoigne de l'inquiétude face au danger d'un krach financier que l'on ne pourrait plus maîtriser. L'initiative du président Lopez Portillo de réunir, sur la base des recommandations de ce rapport, une vingtaine de chefs d'État en octobre 1981 pour relancer le dialogue Nord-Sud aura-t-elle plus de succès que les négociations des années soixante-dix? On peut en douter. Le dialogue euro-arabe et le trilogue euro-arabo-africain ne laissent guère plus d'espoir...
Il n'y a donc pas d'alternative viable à un développement auto-centré (national et collectif) des pays du Sud stimulé par une certaine rupture avec le Nord (la "déconnexion"). De l'Iran au Nicaragua, les révoltes populistes contre les conséquences de la crise nous le rappellent: l'anarchie et la "récupération" restent toujours possibles...
Peu de choses ont été réalisées dans les rapports Sud-Sud. L'aide de l'OPEP au tiers monde a bien sûr progressé constamment depuis 1976, mais la coopération afro-arabe n'est pas encore devenue un modèle allant dans le sens d'une "autonomie collective" de la région: elle reste un appendice de la "coopération" traditionnelle Nord-Sud. Il en est de même du plan de l'Organisation de l'unité africaine (dit de Lagos) adopté par les États du continent en mai 1980, qui insiste sur la "déconnexion" et la coopération, mais n'a même pas commencé à être mis en pratique.
La "déconnexion" et la coopération Sud-Sud dans une perspective d'autonomie sont la réponse nationale et populaire à la crise et à la restructuration de la DIT, mais cela exige des changements internes dans l'ordre des pays du tiers monde. Cette réponse pourrait peut-être bénéficier d'un soutien européen - à condition que l'Europe cesse d'être velléitaire et exclusivement préoccupée par sa rivalité économique avec les États-Unis et le Japon. Si cette double condition venait à se réaliser, ne serait-ce que progressivement, le danger de guerre serait moindre. Le double déclin des deux superpuissances, qui élargit l'espace d'autonomie des peuples et des États, amorcerait la relance d'une "voie" socialiste libérée de l'hypothèque soviétique. La révolte des peuples du Sud victimes du développement capitaliste et la progression des forces socialistes en Occident et à l'Est pourraient converger. Mais nous en sommes encore bien loin...
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