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Les opérations de paix de l’ONU ont un caractère très ambigu

Les opérations de paix de l’ONU ont un caractère très ambigu Depuis le début des années 1990, l’ONU (Organisation des Nations unies) a été appelée à intervenir dans un nombre croissant de conflits internes. La transition entre guerre et paix ne s’y joue pas seulement sur des champs de bataille ou le long de lignes de front mais avant tout au cœur de l’articulation État-société, physiquement et symboliquement, dans la triple crise du lien politique (relation à l’État), social (lien à la communauté et à l’environnement le plus immédiat, comme le quartier) et domestique (lien familial et intergénérationnel) que traduisent la plupart des guerres contemporaines. De fait, les opérations de paix de l’ONU conduites dans ces contextes diffèrent sensiblement des missions des forces d’interposition déployées dans le passé. Pourtant, elles peinent à prendre en compte les défis majeurs que la « construction de la paix » pose sur le terrain aux membres des missions. Tout d’abord, les paramètres devant être pris en compte par ces personnels sont très complexes et demandent une compréhension des contextes qui leur fait le plus souvent défaut. Les modalités selon lesquelles ils investissent l’espace, par exemple, ne sont pas neutres. Ainsi, les choix posés dans l’articulation villes/campagnes ou dans la définition de zones de protection des civils risquent, à défaut d’analyse suffisante, de renforcer les logiques de conflit, comme l’ont montré les exemples du Kosovo (à partir de 1999) et de la Sierra Léone (à partir de 1998). Dans d’autres contextes - Timor oriental (à partir de 1999), Afghanistan (à partir de 2001) -, ils peuvent renforcer la marginalisation de régions entières et donc de populations, ce qui n’est pas sans conséquence sur la construction de l’État. Intervention dans la relation société-État De même, les situations conflictuelles contemporaines requièrent une analyse plus fine des acteurs en présence et une compréhension des raisons des comportements de ces derniers et de leurs évolutions. Sur le terrain, les intervenants se retrouvent le plus souvent dans des situations où les catégories habituelles - du type amis/ennemis, civils/militaires - n’ont pas toujours grand sens. Les acteurs locaux peuvent également changer de casquette rapidement, aujourd’hui «seigneur de guerre », demain notable local, commerçant ou autorité religieuse, supposés représenter la « société civile », comme on l’a vu en Somalie (1992-1995). Quant aux populations que la logique humanitaire voudrait réduire au statut de « victimes » passives ou neutres, elles s’affirment, au moins partiellement, comme des acteurs authentiques et continuent à faire des choix politiques, à s’organiser et à se mobiliser, y compris contre les intervenants lorsque ceux-ci mettent en péril l’ordre social ou bafouent leurs droits fondamentaux. D’autre part, la nature même des fonctions dont sont chargées les missions de paix a considérablement changé. Dans tous les cas, bien que sous des formes qui peuvent varier, elles sont appelées à intervenir directement dans le contrat social, dans la relation entre la société, les individus qui la composent, et l’État. Bien plus, elles prétendent apporter de nouvelles règles pour structurer l’ordre social, économique et politique local. Cela peut aller jusqu’à la mise sous tutelle, comme au Kosovo et à Timor oriental. Les impasses actuelles de la paix, dès que l’on dépasse la vitrine que l’on veut bien nous présenter, montrent toutes les ambiguïtés de ce projet (qu’il s’agisse des programmes de démobilisation et de réintégration des ex-combattants, de l’économie politique du passage à la paix ou encore des aspirations à la démocratie et à la justice). La nature de l’action à mener dans le pays d’intervention renvoie, de fait, à une très grande diversité de conceptions. Des notions aux sens multiples Les notions de « paix » ou d’« environnement sûr et stable » auxquelles se réfèrent les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU sont extrêmement polysémiques et renvoient d’abord aux intérêts des États dominants. La décision elle-même est le résultat de compromis diplomatiques ; si on a pu s’accorder sur la nécessité d’engager une action, c’est rarement le cas sur son contenu. Enfin et surtout, ce qui se joue dans la plupart des débats est beaucoup moins le type de réponse qu’il convient d’apporter à une situation concrète que des enjeux de pouvoir entre États. Cela explique que les mandats des missions de paix soient aussi ambigus voire inapplicables sur le terrain. Dans les pays eux-mêmes, l’ingénierie politique promue par l’ONU, l’« État de droit » auquel il est si souvent fait référence, n’est pas ce « socle » immuable que l’on présente volontiers, mais bien le produit d’histoires, l’expression de visions du monde et de rapports sociaux. En d’autres termes, les règles du jeu social et politique, pour qu’elles fonctionnent, ne sauraient venir entièrement de l’extérieur ; elles doivent inclure des modalités locales qui se sont elles-mêmes presque toujours construites déjà, à travers le temps, avec des emprunts divers et successifs à l’extérieur. Cela demande une intelligence des processus locaux et du temps dont ne disposent généralement pas les peacekeepers. Enfin, bien qu’encore majoritairement composées de militaires, les missions sont de plus en plus appelées à développer une capacité effective à faire régner l’ordre dans les pays d’intervention. Cela pose des questions fondamentales : jusqu’à quel point peut-on exercer une fonction de police dans une société qui n’est pas la sienne ? Où fixer la frontière entre les fonctions de maintien de l’ordre et les fonctions militaires ? L’impuissance de forces surarmées face à des groupes qui poursuivent la guerre par d’autres moyens, dont ceux de la criminalité organisée et du terrorisme (comme on a pu le voir dans des contextes aussi différents que le Kosovo et l’Afghanistan), les effets contre-productifs que peut avoir la présence d’armes lourdes auprès de populations insécurisées dans leur vie quotidienne illustrent ces contradictions. Des débats nécessaires Au-delà de la question du partage des tâches entre militaires et policiers, le comportement des personnels, leur capacité à tenir compte d’environnements extrêmement volatils, les fonctions et les moyens qui leur sont donnés sont en cause. Dans trop de cas, la décision d’intervenir militairement renvoie à un refus d’assumer une véritable politique. À cela s’ajoutent la préoccupation des gouvernements occidentaux à l’égard de la sécurité de leur personnel (à côté de laquelle celle des populations locales pèse peu), et les « exit strategies » qui président à la plupart des décisions d’intervention. La crainte d’un enlisement explique que les décideurs politiques occidentaux se soucient, avant même l’envoi de personnels sur le terrain, de leur date de retrait. Il en résulte, comme à Phnom Penh en 1992-1993, que les capitales des pays concernés connaissent, en quelques mois, l’« invasion » et le retrait aussi rapide d’organismes et d’aides en tout genre, sans que la vie de la majorité de leurs habitants n’en ait été changée. Les débats sur ces questions, habituellement rendus difficiles par les oppositions idéologiques dans la compréhension du couple souveraineté-ingérence [voir « L’ingérence entre États est l’expression du déclin du droit international »], sont rendus compliqués, au sein de l’ONU, par un clivage croissant entre les pays occidentaux et les autres, comme s’il existait encore deux mondes distincts : l’un pacifié, l’autre belliqueux. On ne pourra pourtant pas éternellement éviter ces débats, du moins si l’on veut commencer à prendre au sérieux la guerre et la paix et donc les sociétés pour lesquelles ces processus renvoient à des luttes concrètes, quotidiennes.

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