Les nouveaux dogmatiques de Raymond Aron
Raymond Aron a surtout développé une réflexion politique et économique, notamment sur le devenir des sociétés industrielles. Dans ce texte, Aron détourne ironiquement la formule de Marx pour qui "la religion est l'opium du peuple". Ici, l'opium des intellectuels, ce fut, après la seconde guerre mondiale, la philosophie marxiste interprétée de façon dogmatique au point d'être, pour ainsi dire, érigée en religion qu'il n'était pas question de critiquer.
Problématique
Constatant l'éclatement des pratiques culturelles et des savoirs, les intellectuels sont souvent devenus des militants fanatiques. Dans l'activisme politique, ils retrouvaient alors cette unité perdue, cette fusion avec un peuple idéalisé, et pouvaient donner ainsi un sens à leur vie et à leur action. Mais ils retrouvaient là d'anciennes habitudes, lorsque la religion séculaire impliquait dogmatisme et exclusions. Hors du parti, comme naguère hors de l'Eglise, point de salut. Par opposition à cette attitude rigide, le vrai savoir est doute de lui-même, et invite à la prudence dans la pratique.
Enjeux
Aron critique les communistes de l'après-guerre. Mais sa critique concerne en réalité tous les militants qui sacrifient l'individu au profit d'une cause. C'est l'imbécillité fanatique qui est ici, une fois de plus, mise en cause, et c'est un plaidoyer pour la raison et la sagesse politiques.
Les nouveaux dogmatiques
Les Occidentaux, les intellectuels surtout, souffrent de la dispersion de leur univers. [...] Le spécialiste ne connaît qu'une étroite province du savoir ; la science actuelle laisserait l'esprit qui la posséderait tout entière, aussi ignorant des réponses aux questions dernières que l'enfant qui s'éveille à la conscience. L'astronome prévoit l'éclipse de soleil avec une précision sans défaut ; ni l'économiste ni le sociologue ne savent si l'humanité va vers l'Apocalypse atomique ou vers la grande paix. Peut-être l'idéologie apporte-t-elle le sentiment illusoire de la communion avec le peuple, d'une entreprise régie par une idée et par une volonté. Le sentiment d'appartenir au petit nombre des élus, la sécurité que donne un système clos où l'histoire entière en même temps que notre personne trouvent leur place et leur sens, l'orgueil de joindre le passé à l'avenir dans l'action présente, animent et soutiennent le vrai croyant, [...] celui qui garde, en dépit du machiavélisme quotidien, une pureté de cœur, celui qui vit tout entier pour la cause et ne reconnaît plus l'humanité de ses semblables en dehors du parti. Cette sorte d'adhésion n'est accordée qu'aux partis qui, forts d'une idéologie posée comme vraie absolument, annoncent une rupture radicale. [...] L'intellectuel non fanatique n'ignore pas les lacunes de son savoir. Il sait ce qu'il voudrait, il ne sait pas toujours ni par quels moyens ni avec quels compagnons l'atteindre. Dans les époques de désagrégation, lorsque des millions d'hommes ont perdu leur milieu accoutumé, surgissent les fanatismes qui insufflent aux combattants de l'indépendance nationale ou de l'édification socialiste, dévouement, esprit de discipline, sens du sacrifice. On admire ces armées de croyants et leur sombre grandeur. Ces vertus de la guerre apportent la victoire. Que laisseront-elles subsister demain des raisons de vaincre ? La supériorité du fanatisme, laissons-la aux fanatiques sans regret, sans mauvaise conscience.
- idéologie : système d'idées qui donne de la réalité une vision cohérente. L'idéologie est produite pour défendre des intérêts particuliers, selon la conception de Marx qui reste valable aujourd'hui.
- fanatisme : attitude de celui qui croit aveuglément en une idée, une cause, et qui est prêt à tout sacrifier pour elles. Le fanatique peut s'appuyer sur une démarche rationnelle pour justifier son attitude ; mais son caractère se manifeste lorsqu'il refuse d'examiner certains faits ou certains arguments qui pourraient aller à l'encontre de sa thèse. En ce sens, il évoque les idées délirantes que décrivent la psychiatrie et la psychanalyse.
- intellectuel : mot qui apparaît pour la première fois au moment de l'affaire Dreyfus. L'intellectuel met au service d'une cause sa notoriété acquise dans les sciences ou es arts.
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- ARON, Raymond (1905-1983)Agrégé puis docteur de philosophie, il se lie avec Jean-Paul Sartre et Paul Nizan, et débute une carrière d'enseignant en partie en Allemagne.
- « Le libéralisme n'a plus grand-chose de commun avec le « laissez-faire, laissez-passer ». Raymond Aron. Commentez cette citation ?