Les mots traduisent-ils ou trahissent-ils la pensée ? (Les pouvoirs de la parole - L’art de la parole)
Langage et pensée : Les mots traduisent-ils ou trahissent-ils la pensée ? (Cours de spécialité d’humanités, littérature et philosophie)
INTRODUCTION:
Qui n'a pas fait l'expérience un jour de « chercher ses mots »?
Cette expérience semble témoigner de l'existence d'une pensée antérieure à la parole, d'une antériorité à la fois de temps (chronologique) et de causalité (logique). Pour cette thèse, le mot ne serait qu'une des possibilités de la pensée. Il ne serait qu'un vêtement tantôt trop ample tantôt trop étroit => Inadéquation essentielle entre langage et pensée. Mutatis mutandis, cette inadéquation du langage et de la pensée serait comme le divorce entre l'âme et le corps.
Le mot est plat, précis, net, déterminé, universel. La pensée est toujours plus nuancée, plus riche, personnelle, particulière. La pensée est toujours plus profonde que le langage. Il y aurait donc de l'ineffable, de l'indicible, de l'intraduisible par les mots. En bref, le langage est-il un inconvénient à la traduction de la pensée (Bergson) ou le langage est-il la condition de possibilité même de la pensée? Une pensée sans langage est-elle seulement concevable? Pourrait-on penser en dépit des mots, malgré le langage?
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Le langage comme inconvénient
Bergson est un remarquable interprète de la thèse selon laquelle le langage fait obstacle à la pensée. Le langage est une sorte de prisme, propre à la pensée conceptuelle, qui masque et déforme la réalité, car le mot, parce qu'il dépasse l'individuel et appartient au genre, est incapable d'exprimer cette réalité dans toutes ses nuances. Dès que le mot est général, on tombe dans le concept. Or le terme général, selon Bergson, déforme la réalité dans la mesure où il rend communes à un nombre indéfini de choses des propriétés singulières : lorsque je parle de la douceur d'une chose, par exemple, j'emploie un terme général que je puis appliquer à de nombreuses autres choses, à toutes les choses douces ; or chaque chose est unique, et unique est la douceur de chacune. Bergson définit le mot comme « voile ». Le mot jette sur la chose un masque qui ne la laisse qu'à demi-visible. Métaphore du masquage voire de la dissimulation. Pourquoi le mot obscurcit-il la chose? Le langage n'est capable de désigner que ce qui est utile à l'action, donc d'une chose il ne dit que des généralités. Le mot oublie les différences. Bergson parle du « mot-étiquette ». Penser par étiquette, c'est penser par généralisation voire par amalgame. Le langage a tendance à égaliser les contours de toutes choses. En conséquence, la pensée et le langage deviennent hétérogènes et même ennemis: « La pensée demeure incommensurable avec le langage ».
« Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du langage. Car les mots (à l'exception des noms propres) désignent des genres... Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles. » BERGSON. Analyse: http://www.devoir-de-philosophie.com/dissertations_pdf/65399.pdf |
Si le mot n'est qu'un « concept rigide », incapable de saisir la souplesse et la particularité de la réalité, quelle est la solution de Bergson? Si le langage est incapable de rendre compte de la bigarrure et de la singularité du réel, par quels autres moyens peut-on alors exprimer sa pensée?
Dans « Le Rire », l'art est défini comme « une vision plus directe de la réalité ». Art nous donne la sensation virginale des choses, la présence du mystère des choses. Or, il y a bien des arts, littérature, poésie, qui emploient le langage: donc il peut lui aussi permettre de voir la réalité et donc de penser. Dès lors, le rôle paradoxal de l'écrivain consiste « à nous faire oublier qu'il emploie des mots » comme le bon acteur est celui qui nous fait oublier qu'il est en train de jouer. Idem pour le danseur?
Pour restaurer la pensée la plus singulière, Nietzsche a recours à la poésie, qui est toujours du langage, mais utilisé de manière particulière : au lieu de figer les mots dans leur acception conceptuelle, il s'agit de les ébranler, de les faire varier, par recours aux métaphores (définition élémentaire de la métaphore : « un mot pour un autre », avec le glissement d'un même signifié sous des signifiants différents).
On constate que, chez Bergson, la solution est très proche : son écriture est fréquemment métaphorique (même si elle n'est pas officiellement « poétique »), pour faire saisir la nouveauté de ce qu'il pense.
La sensibilité exceptionnelle de l'artiste de génie est due à ce qu'il voit mieux le réel. L'artiste n'est pas tant « le plus émotif » que « le mieux voyant » (// Rimbaud: « Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. »). Pour le commun, le tableau est noir blanc! Les choses sont ce qu'elles sont, l'être se confond au paraître. Pour Bergson, l'art permet de « voir la réalité nue et sans voile », voir les choses « à bout portant », « à bout touchant ». Dans la vie courante, on ne voit pas / plus les choses, elles vont d'elles-mêmes, « de soi » comme on dit. Vision utilitariste des choses dont on ne voit que l'utilité et le profit à en tirer. C'est la commodité de la vie. Vision appauvrit du réel: dans la quotidienneté, on voit sans regarder, on entend sans écouter. L'artiste c'est celui qui rompt avec cette vision du monde (voir, agir, penser) qui n'est jamais qu'une manière de voir. L'artiste doit rompre avec ces conventions, ces codes, ces styles conventionnels pour créer d'autres façons de vivre, d'agir, de penser, … d'aimer.
Pour Bergson (dont le père était musicien), la musique serait capable d'exprimer « ces joies et ces tristesses les plus intérieures à l'homme » . L'art est une connaissance intuitive de la vie.
// Art et philosophie: L'artiste est un philosophe et le philosophe est un artiste. A cela près que la philosophie s'adresse moins aux objets extérieurs qu'à la vie intérieure de l'âme. La littérature du début du XXe siècle commence à vouloir épouser la mobilité de ce flux intérieur qu'est le flux de la conscience (Dostoïevski, Proust, puis Gide et Joyce).
// Bergson et Proust: Proust a su fondre ses signes linguistiques et ses phrases dans l'infinie richesse, aux mille méandres, du vécu. La phrase proustienne, si longue, s'étendant indéfiniment, avec ses nombreux signes, tend précisément à donner au vécu intérieur et à la temporalité concrète leur existence la plus haute et la plus riche. Les mots se déploient, chez lui, à l'infini, de même que notre pensée se développe riche d'un nombre infini de souvenirs, d'expériences et d'impressions. Mais il faut bien voir ici que les mots proustiens, les signes de la "Recherche" tout particulièrement, sont le fruit d'un infini travail.
Présupposé de cette analyse: L'ordre de la pensée, n'est pas du même ordre que celui du langage. Bien souvent, quand nous éprouvons un état d'une inhabituelle intensité, nous arguons de cette inadéquation du langage: « Il n'y a pas de mots pour dire ce que je ressens. » Idée d'un au-delà des mots, ou plutôt d'un en-deça, d'une fraction de la pensée qui échapperait au langage, à sa formulation. Idée d'un ineffable, d'un indicible. La partie la plus intime, la plus précieuse se galvauderait si on tentait de l'exprimer par les mots. La pensée serait antérieure au langage. Existence d'éléments de pensée antérieurs ou rebelles au langage, cad ineffables.
Bergson, La Pensée et le Mouvant. « Quelle est la fonction primitive du langage ? C'est d'établir une communication en vue d'une coopération. Le langage transmet des ordres ou des avertissements. Il prescrit ou il décrit. Dans le premier cas, c'est l'appel à l'action immédiate ; dans le second, c'est le signalement de la chose ou de quelqu'une de ses propriétés, en vue de l'action future. Mais, dans un cas comme dans l'autre, la fonction est industrielle, commerciale, militaire, toujours sociale. Les choses que le langage décrit ont été découpées dans le réel par la perception humaine en vue du travail humain. Les propriétés qu'il signale sont les appels de la chose à une activité humaine. Le mot sera donc le même, comme nous le disions, quand la démarche suggérée sera la même, et notre esprit attribuera à des choses diverses la même propriété, se les représentera, les groupera enfin sous la même idée, partout où la suggestion du même parti à tirer, de la même action à faire, suscitera le même mot. Telles sont les origines du mot et de l'idée. L'un et l'autre ont sans doute évolué. Ils ne sont plus aussi grossièrement utilitaires. Ils restent utilitaires cependant. La pensée sociale ne peut pas ne pas conserver sa structure originelle [...] C'est elle que le langage continue à exprimer. Il s'est lesté de science, je le veux bien ; mais l'esprit philosophique sympathise avec la rénovation et la réinvention sans fin qui sont au fond des choses, et les mots ont un sens défini, une valeur conventionnelle relativement fixe ; ils ne peuvent exprimer le nouveau que comme un réarmement de l'ancien. On appelle couramment et peut-être imprudemment "raison" cette logique conservatrice qui régit la pensée en commun : conversation ressemble beaucoup à conservation. » |
• Premier moment. (-> « les origines du mot et de l'idée. ») : hypothèse sur l'origine du langage. Le langage, qui est naturel à l'homme, est originairement destiné à rendre plus aisée la vie pratique, et donc essentiellement la manipulation et la transformation des choses matérielles extérieures. La formation et l'évolution des langues auront ainsi été ordonnées à la satisfaction de fins utilitaires. • Second moment. (de « L'un et l'autre ont sans doute » jusqu'à la fin) : ce qui a changé et ce qui n'a pas changé dans le langage. Le développement des deux facultés fondamentales de l'esprit (intelligence et intuition) a-t-il imprimé au langage sa marque ? Oui, pour ce qui est de la science. Mais celle-ci se situe dans la continuité de la vie pratique naturelle : elle ne fait que développer et rendre plus précise l'attention que l'esprit porte à la matière. Dépositaires d'une pensée sociale qui tend surtout (au même titre que les institutions politiques) à la stabilité, les mots ne se prêtent toujours pas aisément à l'effort du philosophe pour coller au jaillissement continu d'imprévisible nouveauté que sont la durée pure et la vie même.
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Certains modernes vont plus loin encore. Ils accusent le langage de véhiculer un conformisme social et d'étouffer la spontanéité du sujet parlant.
Il est des réalités intraduisibles par le langage?
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Dans le domaine psychologique:
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Le langage paraît en effet inapte à traduire dans toutes ses nuances ce que nous sentons. Il ne saurait évidemment faire partager la sensation elle-même : comme l'observait Leibniz, « nous ne saurions connaître le goût de l'ananas par la relation de nos voyageurs ».
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Dans les émotions, sentiments, passions de la vie affective, il existe bien des nuances individuelles que le langage ne traduit que fort imparfaitement: un « je-ne-sais-quoi » intraduisible, un « presque-rien » inexprimable. Les douleurs d'une extrême intensité sont-elles dicibles? « Les grandes douleurs sont muettes. » disait le vieux Sénèque. Les grandes joies le sont sans doute également.
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C'est ce que souligne Bergson : « Chacun de nous, écrit-il, a sa manière d'aimer et de haïr, et cet amour, cette haine, reflètent sa personnalité toute entière. Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes ; aussi n'a-t-il pu fixer que l'aspect objectif et impersonnel de l'amour, de la haine et des mille sentiments qui agitent l'âme. Nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage. » (in « Essai sur les données immédiates de la conscience »).
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Dans le domaine religieux ou métaphysique: Qui reconnaît l'existence d'un être infini, reconnaît par là même l'impuissance de l'intelligence humaine à le comprendre pleinement et celle du langage humain à l'exprimer adéquatement. Dieu, c'est « l'ineffablement élevé » (Concile de Trente). « Les voies du Seigneur sont impénétrables », dit-on encore.
Théologie négative = une approche religieuse qui consiste à insister plus sur ce que Dieu n'est pas que sur ce que Dieu est. Toute idée que l'on se fait de la divinité se voit démasquée dans son inadéquation à délimiter ce qui est sans limite. Dieu est l'indicible sur lequel rien ne peut être affirmé. Le silence serait l'expression normale de l'inconditionné.
TRANSITION = La thèse qui affirme la séparation (possible) du langage et de la pensée nous semble insoutenable. En effet, ce que nous saisissons en dehors de tout langage est extrêmement indéterminé et peut nous sembler, à première vue, très riche. Mais cette indétermination même est une marque de faiblesse. L'ineffable est flou, imprécis et obscur. Seul, le mot détermine, structure et forme la pensée. C'est le langage qui est le plus vrai, affirme Hegel. « Ce qu'on nomme l'ineffable n'est autre chose que le non-vrai, l'irrationnel, ce que simplement on s'imagine. » (« Phénoménologie de l'Esprit »). Hegel voit ainsi dans l'absence de mot le signe de l'absence de pensée claire consciente.
Ne pense-t-on pas en mots comme on paie en euros ou en dollars? Le mot n'est-il pas l'unité même de la pensée comme le point mathématique est l'unité, l'élément même de la géométrie? Consubstantialité entre langage et pensée.
Mais, ne risquons-nous pas, en incarnant notre intériorité dans une forme objective (les mots), d'en perdre irrémédiablement ce qui en elle nous appartient le plus ? Le mot peut, ainsi, être perçu comme commun et galvaudable : les « je t'aime » que nous prononçons ont été cent fois, mille fois, prononcés et entendus: « Tout est dit depuis huit mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent » (La Bruyère).
Thèse de Hegel: « C'est dans le mot que nous pensons. » # « La pensée demeure incommensurable avec le langage » (Bergson)
Pour Hegel: L'ineffable, c'est la pensée informe, c'est-à-dire une pensée usurpée, une pensée qui n'en est pas vraiment une. Pour mériter ce nom, pour être vraiment la pensée, celle-ci doit en passer par l'épreuve de l'explicitation.
// « Tout l'art de raisonner, selon Condillac, se réduit à l'art de bien parler » et de Bonald affirme que « l'homme pense sa parole avant de parler sa pensée ».
// « Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement / Et les mots pour le dire arrivent aisément. » Boileau (1636 – 1711) = l'énonciation claire est la condition de la bonne conception.
Pourquoi faire un brouillon avant une dissertation ? Pour expliciter le flux d'abord confus de l'inspiration qui nous traverse, pour incarner cette matière, cette pensée virtuelle en une réalité objective, réalité que les mots que nous écrivons lui donnent.
Une pensée au-delà du langage (Bergson) n'est pas autre chose qu'une pensée qui n'existe pas encore, qu'il n'est pas de pensée sans langage, qu'une pensée non formulée dans le langage n'est qu'un fantôme qui s'évanouit aussitôt qu'il surgit.
Les paroles ne trahissent pas en fait notre pensée. Nos sentiments et nos impressions, qui nous paraissent inexprimables ou mal rendus par les possibilités expressives de la langue, ne sont en fait que confus et manquent de réalité pour pouvoir être exprimés dans l'élément du langage. Ineffable = « la nuit où toutes les vaches sont noires » (Hegel)
« C'est dans le mot que nous pensons. Nous n'avons conscience de nos pensées, nous n'avons de pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de notre intériorité (...). C'est le son articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où l'externe et l'interne sont intimement unis. Par conséquent, vouloir penser sans les mots est une tentative insensée. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu'il y a de plus haut, c'est l'ineffable. Mais c'est là une opinion superficielle et sans fondement ; car en réalité, l'ineffable, c'est la pensée obscure, la pensée à l'état de fermentation (*), et qui ne devient claire que lorsqu'elle trouve le mot. Ainsi le mot donne à la pensée son existence la plus haute et plus vraie. » HEGEL. Brève analyse: http://www.devoir-de-philosophie.com/dissertations_pdf/68685.pdf (*) Par la métaphore de la "fermentation", Hegel montre que la pensée avant le mot n'est que virtuelle, qu'elle doit devenir ce qu'elle est, et que, comme tout ce qui fermente, elle peut moisir, et ne germera qu'avec le mot qui est bien ainsi la condition du passage des linéaments de la pensée à la pensée proprement dit: ce qui ne sait se formuler ne mérite pas le nom de pensée. |
4) Solidarité de la pensée et du langage
L'enfant pense-t-il avant de parler?
Le psychologue Piaget soutient qu'avant même l'acquisition du langage il y a chez l'enfant la possibilité de coordonner des chaînes d'actions. Un enfant, par exemple, tirera une couverture pour amener à lui un objet posé dessus. Piaget parle de « concepts pratiques » issus de la généralisation de l'expérience. Il y aurait donc une pensée opératoire, concrète, mais cette pensée n'est pas consciente. Seule l'acquisition du langage permet, en fait, la constitution d'une pensée logique et consciente d'elle-même. Il y a donc interaction entre la pensée et le langage. Ces deux fonctions sont solidaires, co-originaires.
CONCLUSION: Le langage, invention du signe, capacité de création indéfinie, semble indissociable de la pensée, qui se forme dans les mots et par l'expression verbale. Néanmoins, certains philosophes, tel Bergson, ont dissocié pensée et langage. Les mots et le langage, instruments de la pratique et de l'action dans le monde ne traduisent qu'imparfaitement la vraie vie de l'âme. Le langage, adapté à la pratique, ne peut exprimer la vie intérieure, pensée pure, réalité concrète et fluide. Il existe donc, aux yeux de Bergson, un au-delà du langage, un ineffable objet d'intuition. Quant aux mots, ils déforment notre vraie vie spirituelle.
Conclusion et problématisation
Il est difficile de se représenter une pensée sans qu'elle soit formulée en des termes clairs rappelant le langage. Mais il est tout aussi difficile de se dire que le langage préexiste à la pensée, puisqu'il faut bien une réflexion préalable pour comprendre la valeur des mots. Aussi, nous nous retrouvons dans l'impossibilité de déterminer s'il peut exister une pensée sans parole, ou bien si la parole est nécessaire pour structurer une pensée. C'est pourquoi il est difficile, voire impossible, de savoir si la pensée précède la parole.
Bergson a eu raison cependant d'insister sur les pièges du langage. Le mot est le véhicule du concept, mais c'est le sens qui constitue l'élément essentiel du concept. Or il arrive souvent que l'on raisonne sur des mots sans se soucier des choses qu'ils représentent ; tel est le verbalisme (Cf. la critique kantienne de la métaphysique). Penser vraiment, c'est donner un sens à ses paroles, c'est-à-dire un contenu concret aux mots que l'on emploie. Le concept n'est qu'un instrument à saisir les choses ; il faut donc que le langage s'accorde toujours avec quelque expérience réelle. Mais il faut aussi qu'il y ait accord avec les hommes : « La vérité, disait Saint-Exupéry, c'est le langage qui dégage l'universel » ; la pensée véritable est universelle en ce sens qu'elle suppose un accord de tous les esprits sur le contenu qu'il faut donner aux mots.
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Première problématisation: Certes, comme le dit Boileau, ce qui se conçoit bien s'énonce clairement. Mais, existence d'une pensée infra-rationnelle qui ne peut que rester obscure: inconscient.
Idem Hegel = « Tout ce qui est réel est rationnel », tout ce qui existe à sa raison d'être, rien n'arrive sans cause, tout est déterminé, pas de hasard, pas d'irrationalité, tout est logos, cad raison cad pensée cad langage. Pour Hegel, le langage peut tout dire.
Idem Descartes: conscience = pensée = langage.
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Le rationalisme (Descartes, Hegel) ne parvient pas à expliquer la notion d'inconscient. Pour le rationalisme, la notion même de « pensée inconsciente » est contradictoire, oxymorique: car, pour lui, il n'y a de pensée que consciente d'elle-même (cum-scientia). Parler de « pensée inconsciente » est aussi absurde que l'idée d'un « corps pensant » => V) Langage et psychanalyse.
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- Deuxième problématisation: S'il n'y a de pensée que dans et par le langage (Hegel) et de langage que dans et par la pensée (Descartes), ne peut-on pas craindre que notre pensée soit modelée par notre langage (ou plus précisément par notre langue)? Le langage n'instaure-t-il pas une certaine vision du monde? Les frontières de mon langage sont-elles les frontières de mon monde ?
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