Les métamorphoses du moi - Le selfie
Le selfie et les métamorphes du moi.
Source :
https://www.youtube.com/watch?v=LX_ARUd77bI (Selfie Narcissisme ou forme d'art ?)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Selfie
https://www.youtube.com/watch?v=i6_V59RAcP8 (« Je selfie donc je suis » - Elsa Godart)
https://www.youtube.com/watch?v=bPckYJvfiHQ&t=83s (« Je selfie donc je suis » - Elsa Godart)
Introduction
Selfie : terme né en 2002, sur un forum australien, « self » qui veut dire soi mais aussi seul, rappelant le rapport à la solitude face à l'écran d'un smartphone. Dans le dictionnaire anglais, il se situe entre les mots « selfish » (égoïste) et « selfhood » (individualité).
Définition du Larousse : « Autoportrait photographique, généralement réalisé avec un téléphone intelligent et destiné à être publié sur les réseaux sociaux. (Au Québec, on dit égoportrait.) »
Baudelaire, à propos de la photographie naissante : « la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal ». (Salon de 1859). Mais l'image que la photographie nous propose est celle que les autres voient. Elle n'est pas narcissique car elle dépend toujours du regard, de « l'œil » du photographe.
Avec le selfie, une étape est franchie, celle de fusion du « sujet regardant » et du « sujet regardé » = je me regarde me regarder et je te regarde me regarder à travers likes et commentaires.
Problématique :
La psychanalyste Simone Korff-Sausse se demande : « On peut se demander si les selfies sont au service de la construction identitaire ou seulement l'expression d'un narcissisme exacerbé. »
Selfie = obstacle à l'existence ou condition de l'existence ? Selfie, construction de l'identité ou diffraction de l'identité ?
- Je selfie donc je suis ?
Le selfie de la Tour Eiffel, selfie « touristique » = grand classique. Pourquoi ne prend-on pas seulement la Tour Eiffel isolément ?
La Tour Eiffel, c'est banal sans moi. Tout le monde la connait. Se photographier devant la Tour Eiffel, c'est mettre au premier plan son Moi. Moi et la Tour Eiffel, la Tour Eiffel n'existe que par ma présence sur la photo. Se mettre au premier plan de la Tour Eiffel, c'est la rendre inédite et moins « banale ». « Me in front of ». Qu'ai-je de plus intéressant à montrer que moi-même ?!
Nouvelles technologies= centrage sur l'image et sur la visibilité que l'on peut obtenir avec cette image. La façon de s'affirmer, c'est d'être vu par le plus grand nombre et d'être visible par tous les aspects possibles. Visibilité = condition d'exister. Être, c'est être perçu. Si je ne suis pas vu, je n'existe pas.
Hyper-individualisme. Ego-narcissisme. Autocentrement sur soi. L'autre n'étant plus qu'une extension, un appendice, un articulet de mon propre moi. L'extérieur, l'autre, ce qui n'est pas moi est mis au second plan.
Quand on se sait être sous le regard de l'autre, on est dans un jeu de soi-même.
- Selfie et narcissisme.
- Forme normale du narcissisme : estime de soi, amour de soi. But de la vie : arriver à une confiance en soi (films, séries). Programme d'Emerson, de Thoreau et du transcendantalisme. Soyez vous-même, prenez soin de vous-même. Sculpture de soi. Donner forme à un sujet. La vie est une œuvre d'art. Le narcissisme permet l'affirmation et la découverte de soi.
Opposé au bouddhisme où il faut s'oublier soi-même pour s'adonner au Cosmos, au Grand Tout.
- Forme pathologique du narcissisme : fascination de soi sous le regard de l'autre. Aliénation à sa propre image. Confondre volontairement l'existence et l'apparence, le « moi » et l'image fantasmé du « moi ». Illusion d'une vitrine du « soi digital » modifiable et sublimable à souhait. Nous sommes tous les créateurs de notre autofiction selfique. On s'invente une vie virtuelle.
Narcisse s'est noyé dans la quête éperdue de sa propre image. Le narcissisme n'est pas un amour de soi mais une haine de soi. Ce n'est pas s'aimer soi-même de préférer son image à soi-même. S'aimer vraiment soi-même, c'est ne se soucier ni de son image, ni de son ombre cad de ne pas se soucier du suffrage des autres.
On préfère une image, un reflet de soi à son propre soi.
Moins j'ai confiance en moi, plus je selfie ?
Narcisse ne fait que se regarder. Il se voit sans pouvoir se reconnaître. Se coupant des autres, il est condamné soit à la folie soit à la mort.
Psychologues américains font, de la manie du selfie, un trouble compulsif, un TOC. Sur-attention à soi. Hyper-médiation de l'image de soi.
Le besoin obsessionnel et compulsif d'être vu, d'être confirmé dans le regard de l'autre peut dégénérer en dysmorphophobie, qui génère une image de soi toujours déformée que nous cherchons à recomposer sans fin de dans le monde de la virtualité : Snapchat dysmorphia: la mode du selfie inquiète les chirurgiens esthétiques (pourquoidocteur.fr) / La "dysmorphie Snapchat" : quand les patients veulent se faire opérer pour ressembler à leurs selfies retouchés - Sciences et Avenir
- Selfie et hypermodernité
Image devenue centrale dans nos manières d'exister. Le centrage sur le moi correspond à la fin des transcendances (le Cosmos, Dieu, la Nation, la Révolution).
Les idéologies du passé faisaient sens et permettaient de se pro-jeter dans un autre monde, dans un idéal plus grand que soi (paradis, patrie, communisme). Avant le XXe, il était incongru de parler de soi. Le moi était haïssable comme disait Pascal. Le collectif primait sur l'individuel.
Maintenant, on ne peut plus se projeter au-delà de sa vie terrestre. Accomplissement de soi à l'aune de cette vie terrestre.
Société hypermoderne = société de l'excès, dans le toujours-plus. Une modernité en démesure. Hypercapitalisme, hyperpuissance, hypermarché, hyperindividualisme, etc.
Société de l' « hyper » qui génère ses pathologies notamment la perversion (toute-puissance du moi), la dépression (mauvaise image de soi), l'addiction.
- Hypermodernité : un nouveau rapport au temps et à l'espace.
Avec l'avènement de la virtualité, nous avons eu accès à une nouvelle représentation du temps et de l'espace, celui de l'ici et du maintenant, du tout tout-de-suite.
- Sociétés primitives/premières étaient tournées vers le passé (respect des ancêtres, des traditions).
- Sociétés modernes étaient tournées vers le futur (idéal du progrès, du sens de l'Histoire).
- Sociétés hypermodernes ou ultramodernes sont rivées au présent, mieux à l'instant.
Présentéisme, instantanéisme, c'est-à-dire l'instant du clic, du déclencheur et de la publication immédiate sur les réseaux sociaux => société de l'urgence, de l'impatience, de la précipitation. Nous ne supportons plus l'attente, ni la patience.
Le portrait (en peinture) était une image pour l'éternité.
La photographie nous disait « cela a été » : prendre la photo, la faire développer, tout cela prenait du temps. Photo-témoignage, photo-récit, photo-roman.
Selfie nous dit : « cela est » : image en situation. « Instantanéité » de l'instant. Le selfie fait signe plutôt que sens. Photo-représentation, photo-monstration de soi, photo-écran comme on parle de souvenir-écran.
Nouveau rapport au temps avec les nouvelles technologies : instantanéité, obligation de l'immédiateté et la logique de l'urgence. Volonté d'intensification de l'existence. Course effrénée au bonheur, à la réussite => « immédiateté connectique » (Elsa Godart).
Le selfie change aussi notre rapport à l'espace = l'homme n'a plus d'intériorité, de profondeur. Il n'est plus qu'extériorité, que surface (= celle de l'écran du portable).
- Hypermodernité : un nouveau rapport au langage et à la réalité.
La raison, la réflexion (logos) sont en retrait. L'écran a remplacé le livre. L'image a remplacé le discours.
Notre regard sur le monde se pose au travers de notre écran qui précisément fait écran à la réalité. Floutage de la distinction entre réel et virtuel : https://hollywoodunlocked.com/teen-commits-suicide-after-she-did-not-receive-enough-likes-on-social-media/. Idem pour le floutage de la distinction entre homme et machine.
Mise à distance de la pensée, mise à distance de la réalité. Le selfie nous invite à photographier l'instant au lieu de le vivre. Confusion réalité/virtualité, être/apparence, concret/digital, idée/simulacre.
Le monde n'est plus perçu qu'au travers d'images-écrans, d'images-simulacres comme les ombres sur la paroi de la caverne chez Platon.
Règne d'images qui se succèdent sur nos écrans sans pour autant faire récit, cohérence les unes à la suite des autres, comme Snapchat.
Tout se dit à travers des images sur le domaine des affects (j'aime/j'aime pas). Qu'est-ce que nous passons au travers d'une image ? Une émotion même pas un sentiment encore moins une réflexion. Le selfié dit : « je suis » et non « je pense ». Il exhibe le moi au présent de l'indicatif.
Le selfie fait signe, plus qu'il ne fait sens.
- Stade du miroir et Stade du selfie. L'identité virtuelle.
Jacques Lacan (psychanalyste français du XXe) : entre 6 et 18 mois, un enfant va peu à peu se séparer du corps de sa mère pour accéder à sa propre subjectivité. Il va faire des mimiques jubilatoires devant un miroir. Au départ, il croit que c'est un autre, puis il comprend que cet autre n'est qu'une image, un reflet, et enfin il va comprendre que cet autre est lui-même. Début de la prise de conscience de soi. Fondement de l'identité personnelle. <= Stade du miroir.
« Stade du selfie » (Elsa Godart, psychanalyste) = https://www.psychologies.com/Culture/Ma-vie-numerique/Interviews/Nous-sommes-passes-du-miroir-au-stade-du-selfie
Le miroir de Lacan est remplacé par l'écran du smartphone.
Avec le selfie et les métamorphoses virtuelles va naître une autre forme d'identité, une autre part de soi, apparentée à l'idéal du moi et que nous appelons l'avatar. Nous en avons tous un. Nous avons une existence dans le domaine de la virtualité, c'est notre identité numérique.
Un soi digital que nous (re)touchons et recomposons à loisir.
Nous nous autopromouvons. Entrepreneur de sa propre vie. Acteur, réalisateur, distributeur de sa propre image.
Kim Kardashian qui n'existe que par l'autopromotion de soi, le self branding. Le moi est devenu une marque à promouvoir. Obsessionalité de gestion de soi. On ne donne à voir non pas ce que l'on est mais ce que l'on voudrait être (filtres, retouches). Un moi virtuel augmenté, en dièze de son moi réel.
- Selfie entre reconnaissance et demande d'amour
Obtenir une reconnaissance des autres par un foisonnement d'images de soi. Aimez-moi, likez-moi pour ce que je puisse enfin m'aimer. Trouver une approbation de soi. Faille narcissique. Besoin d'amour, pour se sentir reconnu dans le regard de l'autre, pour avoir le sentiment d'exister. Je veux être vu parce que ça me confirme dans mon existence.
Ce qui manque à Narcisse, c'est une parole, la présence du tiers qui valide l'image et qui le libère de cet enfermement spéculaire. Dans le mythe, si Echo n'avait pas été privée d'une parole propre, elle aurait pu jouer cette fonction du tiers. Reconnu de personne, Narcisse ne peut pas se connaître lui-même.
Pour me connaître moi-même, il faut que je sois reconnu par l'autre, on le sait. MAIS, un « like » peut-il me confirmer dans mon être ? Que vaut une reconnaissante virtuelle de l'autre ? La confiance en soi, l'estime de soi peut-elle se compter en likes ou nombre de vues ? Que vaut un ami virtuel ? L'amitié, a fortiori, l'amour peuvent se passer du contact vivant et charnel de l'autre ? Que m'importe d'être reconnu par des autres que je ne connais pas ?
Conclusion : au-delà du narcissisme, le selfie comme nouveau langage et nouvelle manière d'être avec autrui.
Le selfie seulement une crise narcissique contemporaine ? Non, le selfie comme néo-langage, un nouveau mode d'expression, manière nouvelle d'établir un lien avec l'autre qui passerait plus par l'image que par le langage => « pic speech » (Elsa Godart). Discours par l'image. Image conversationnelle. Les images éphémères se sont substituées aux discours rationnels.
Il est rare de s'envoyer un selfie à soi-même ! Le selfie est à destination de l'autre.
L'enjeu du selfie n'est pas tant celui de l'ego que celui de la reconnaissance de soi par l'autre. L'enjeu du selfie ce n'est pas soi mais l'autre. Le selfie comme création de liens et d'échanges. En envoyant un selfie, je fais signe à l'autre.
Pour exister, il me faut déjà être re-connu par les autres // Sartre : « Autrui est le médiateur entre moi et moi-même ».
Selfie comme demande de l'approbation et de l'amour d'autrui.
Dans une société conditionnée par la norme et l'uniformisation, le selfie comme manière d'affirmer sa subjectivité, sa singularité. Dans un monde d'anonymes, il serait une manière de dire « je ».
Avec le selfie, la masse devient des singularités autonomes. Avec le selfie, nous avons un accès à une représentation de soi qui pendant des siècles a été réservée à une élite, à une classe bourgeoise. Le selfie comme source d'émancipation et de réappropriation de soi.
Selfie comme acte de résistance = l'artiste Ai Weiwei qui fait un selfie alors qu'il est en état d'arrestation par l'armée chinoise.
Selfie comme « selfpower ». Force de toute-puissance du selfie. Le selfie, c'est moi-même qui prend ma photo que je publie sur mon compte de réseau social. Le selfie c'est mon image contrôlée par moi, mon histoire, ma narration.
Selfie = nouveau terrain d'expérimentation du récit de soi. Forme d'autonomisation de soi. Nouvelle narration de soi.
Selfie = autoportrait du XXIe siècle.
Liens utiles
- Cours sur les métamorphoses du moi hlp
- Les Lundis (extrait)Sainte-BeuveJe suis l'esprit le plus brisé et le plus rompu aux métamorphoses.
- Les fables font souvent appel aux animaux, et de nombreux autres textes les mettent en scène ou évoquent des métamorphoses. Vous vous interrogerez sur cette présence des animaux dans la littérature et sur ses significations possibles.Vous pourrez également vous appuyez sue des références cinématographique ?
- Rédaction sur le selfie
- Les métamorphoses du Vampire / Lecture linéaire