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LES MATHÉMATIQUES

Apodicticité de la démonstration mathématique

Démontrer, c’est fonder a priori, c’est-à-dire indépendamment de l’expérience. «L’expérience nous apprend bien ce qui est, mais non que ce qui est ne puisse être autrement», écrit Kant (1724-1804), dans sa "Critique de la raison pure". On dit que la démonstration mathématique constitue une preuve apodictique, c’est-à-dire qu’elle est irréfutable et ne laisse rien en litige.

Arithmétique et géométrie, déclarait pareillement Descartes (15961650), «sont bien plus certaines que toutes les autres disciplines», parce qu’«elles consistent tout entières à tirer des conséquences par voie de déduction rationnelle» ("Règles pour la direction de l'esprit", IV - 1628).

Les mathématiques, modèle d’impartialité

Le mathématicien ne paraît éprouver aucune passion particulière pour l’objet de son étude : il est, de fait, dénué de toute passion à leur égard. C’est que les résultats auxquels il est susceptible de parvenir ne présentent guère d’enjeux idéologiques.

Sa situation dans la cité est donc bien différente de celle du chercheur en sciences expérimentales (s’il est biologiste, celui-ci devra, à l’occasion, concilier avec ses éventuelles convictions religieuses la théorie selon laquelle homme et singe ont un ancêtre commun...) ; elle diffère encore bien davantage de celle du spécialiste versé dans les sciences humaines (s’il est psychologue, ce dernier devra, quotidiennement, se «situer» par rapport à la théorie psychanalytique, notamment).

Si Platon (427-347 av. J.-C.) avait fait inscrire, au fronton de son Académie, la devise : «Nul n’entre ici s’il n’est géomètre», il n’assignait, toutefois, aux mathématiques qu’un rôle propédeutique, préparatoire à la connaissance suprême, c’est-à-dire à la connaissance philosophique.

Mais, au XVIIe siècle, les mathématiques - et surtout la géométrie euclidienne - devinrent de véritables normes de vérité, modèles de tout exposé rationnel : c’est au point que Spinoza (1632-1677) présenta sa philosophie tout entière more geometrico, « à la manière des géomètres », et rédigea l’Ethique, en commençant par poser des définitions, puis des axiomes, afin de «démontrer» des «propositions» ou «théorèmes» tels que : la béatitude n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-même...

Caractère abstrait de l’objet mathématique

Il va de soi que compter, mesurer, etc., sont autant d’opérations qui permettent de résoudre des questions d’ordre très pratique ; et que l’origine de la géométrie doit être cherchée en Egypte, et, plus précisément, dans le travail des arpenteurs, qui devaient mesurer et délimiter les champs après chacune des inondations causées par les crues du Nil.

Toutefois, les «êtres» mathématiques - les nombres, les figures géométriques, etc. — n’ont aucune existence dans la réalité empirique ! La géométrie, dit-on fréquemment, est l’art de raisonner juste sur des figures fausses ; car le géomètre, comme le dit Husserl (1859-1938) «explore non des réalités, mais des possibilités idéales» ("Idées directrices pour une phénoménologie", 1913). «Ceux qui s’appliquent à la géométrie, à l’arithmétique ou aux sciences de ce genre [...] se servent de figures visibles et raisonnent sur elles en pensant, non pas à ces figures mêmes, mais aux originaux quelles reproduisent», écrivait déjà Platon, dans sa République (livre VI).

Généralité de l’objet mathématique

Lorsqu’il s’est efforcé de classer les diverses sciences par ordre de généralité décroissante, Auguste Comte (1798-1857) a placé, comme de juste, en tête de sa liste les mathématiques (puis, dans l’ordre : l’astronomie, la physique, la chimie, la biologie et la sociologie ; cf. son "Discours sur l’esprit positif", § 73).

La «mathématique universelle» projetée par Descartes (en gros : l’étude de tout ce que l’on voudra - sons, mouvements, etc. - à l’aide de repères orthonormés ou repères «cartésiens») illustre de manière éclatante cette généralité inhérente à l’objet dont s’occupent-les mathématiques.

Simplicité de l’objet mathématique

L’objet mathématique est plus simple, enfin, que celui des autres disciplines. Non pas que les mathématiques soient faciles : «simplicité» désigne ici une capacité à simplifier une foule de problèmes disparates. Ainsi, l’algèbre, par exemple, «réduit-il à des expressions simples et générales, et qui n’ont qu’un petit nombre de lettres, les résolutions d’un nombre infini de problèmes» (Malebranche, De la Recherche de la vérité, 1674).

Jusqu’au XIXe siècle : Euclide, ...et rien d’autre !

Jusqu’au début du siècle dernier, on considérait qu’un théorème de géométrie constituait tout à la fois un renseignement sur les choses physiques et une construction de l’esprit. Sur la base d'axiomes et de postulats correspondant à notre expérience quotidienne et, donc, apparemment «évidents», la géométrie d’Euclide (IIIe siècle av. J.-C.) permettait de déduire des théorèmes - ou propositions démontrées - (exemple de postulat : «par un point extérieur à une droite, il passe une parallèle à cette droite et une seule»),

«Les Grecs, pouvait écrire un Leibnizont raisonné avec toute la justesse possible dans les mathématiques, et ils ont laissé au genre humain des modèles de l’art de démontrer» ("Nouveaux essais sur l’entendement humain", 1703).

Vérité ou validité ?

A dater de la constitution de géométries cohérentes mais non euclidiennes, on a considéré que ce ne sont pas les propositions de la géométrie qui recèlent, isolément, une vérité absolue. En effet, la géométrie de Lobatchevski (1826) postule que par un point extérieur à une droite, il peut passer une infinité de non-sécantes ; celle de Riemann (1854), à l’inverse, postule que par un tel point on ne peut faire passer aucune parallèle à la droite considérée ! L’architecte continuera, certes, de se référer à la géométrie euclidienne, afin de construire des maisons... ; mais la microphysique einsteinienne, par exemple, aura recours à une autre géométrie (en l’occurrence, à celle de Riemann).

C’est donc, plutôt, dans le lien de conséquence valide qui unit un groupe d’axiomes (non démontrés) à un corps de théorèmes (démontrés sur la base de ces axiomes-là) que loge la certitude mathématique. On dit que les mathématiques sont une science hypothético-déductive.

Demandera-t-on si la somme des angles d’un triangle est-elle égale, inférieure ou supérieure à deux angles droits ? Des trois cas concevables, un géomètre ancien eût répondu que seul le premier était vrai. «Pour un moderne, il s’agit là de trois théorèmes distincts, qui ne s’excluent mutuellement qu’à l’intérieur d’un même système, selon que le nombre des parallèles est postulé égal, supérieur ou inférieur à un» (R. Blanché, L'axiomatique, 1970).

Mathématiques et sciences physiques

Si Galilée est considéré comme le pionnier de la physique moderne, c’est en grande partie parce qu’il a été le premier à lier la recherche expérimentale à la formule mathématique. Il n’allait nullement de soi que des chiffres et autres symboles, en un certain ordre associés, pussent exprimer la vérité de la chute d’une pierre... (il n’est qu’à feuilleter la "Physique" d’Aristote : on n’y trouvera pas une seule formule mathématique). «Le livre de l’univers est écrit dans la langue mathématique : ses caractères sont des triangles, des cercles et d’autres figures géométriques, sans l’intermédiaire desquels il est impossible d’en comprendre humainement un mot» (L’Essayeur, 1623).

Les mathématiques, habit de rigueur de la pensée scientifique

L’utilisation des mathématiques dans les sciences expérimentales est désormais chose courante, et ce, non seulement dans les sciences physiques ou biologiques, mais encore dans les sciences humaines (où l’abus des chiffres peut même donner parfois à une simple opinion l'apparence d’un discours scientifique).

«C’est dans la jeunesse des sciences, écrit le mathématicien André Lichnerowicz, que nous voyons l’accumulation des faits expérimentaux» ; si nous observons, au contraire, les «stades plus évolués» (de la physique, notamment), on s’aperçoit que les mathématiques constituent la «chair» et le «sang» de toute théorie scientifique («Remarques sur les mathématiques et la réalité», 1967). •




LES MATHÉMATIQUES La démonstration mathématique : un modèle d'évidence Démontrer, c’est prouver dans l’ordre La géométrie «a expliqué l’art de découvrir les vérités inconnues. [...] «Cet art consiste en deux choses principales, l’une de prouver chaque proposition en particulier, l’autre de disposer toutes les propositions dans le meilleur ordre» (Pascal, L’esprit géométrique, 1657). Les mathématiques ne comportent pas d’enjeux idéologiques La mathématique «ne donne aucun lieu aux contestations, consistant uniquement dans la comparaison de la figure et du mouvement, objets sur lesquels la vérité et l’intérêt des hommes ne se trouvent point en opposition» (Hobbes, Traite de la nature humaine, 1658). La forme mathématique, caution de l’objectivité du discours J’entreprends de «traiter des vices des hommes et de leurs infirmités à la manière des géomètres», déclaré Spinoza (Éthique). Principaux caractères de l'objet mathématique Il est abstrait «Le géomètre, lorsqu’il trace au tableau des figures, forme des traits qui existent en fait sur le tableau qui existe en fait. Mais pas plus que le geste physique de dessiner, l’expérience de la figure dessinée, en tant qu’expérience, ne fonde aucunement l’intuition et la pensée qui portent sur l’essence géométrique» (Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, 1913). Il est général «Seules les choses et toutes les choses, dans lesquelles c’est l’ordre ou la mesure que l’on examine, se rapportent à la mathématique, peu importe que cette mesure soit à chercher dans des nombres, des figures, des astres, des sons, ou quelque autre objet ; [...] par conséquent il doit y avoir une science générale qui explique tout ce qu’il est possible de rechercher touchant l’ordre et la mesure, sans assignation à quelque matière particulière que ce soit» (Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, règle IV - 1628). Il est «simple» Retour aux Cours de philosophie«Ces deux sciences [l’algèbre et l’arithmétique] sont le fondement de toutes les autres et le véritable instrument de savoir, [...] parce qu’on ne peut ménager davantage la capacité de l’esprit que l’on ne fait par l’arithmétique, et principalement par l’algèbre» (Malebranche, De la Recherche de la vérité, VI, 1 - 1674). Les axiomes géométriques sont des conventions Jusqu’au XIXe siècle : l’axiome est vrai, parce qu’«évident» «Tout le monde demeure d’accord qu’il y a des propositions si claires et si évidentes d’elles-mêmes qu’elles n’ont pas besoin d’être démontrées, et que toutes celles qu’on ne démontre point doivent être telles pour être principes d’une véritable démonstration» (Arnauld et Nicole, Logique de Port-Royal 1662). Les géométries non-euclidiennes Elles prouvent que l’axiome, en géométrie, n’est qu’une convention. «Les axiomes géométriques [...] sont des conventions.» Notre choix, en l’occurrence, «n’est limité que par la nécessité d’éviter toute contradiction» (Poincaré, La Science et l’Hypothèse, 1902). La mathématisation d'une science, gage de son accession à l'âge adulte «L’accession d’une discipline à la maturité scientifique, écrit le sociologue R. Boudon, est presque toujours [...] corrélative d’une mathématisation au moins partielle. [...] Car une discipline commence généralement à être considérée comme scientifique quand elle est en mesure de parler un langage dépourvu d’ambiguïté» (Les Mathématiques en sociologie, 1971). Résumé : La démonstration mathématique a, depuis Platon, impressionné les philosophes. C’est quelle procure à l’esprit une entière certitude, laquelle a partie liée avec le caractère foncièrement abstrait (non empirique) des objets dont elle traite. On tient aujourd’hui les mathématiques pour un langage formel et rigoureux, et non plus pour une science décrivant des objets mentaux immuables : la géométrie euclidienne n’est pas plus vraie qu’une autre ; elle constitue seulement le langage le plus commode à notre échelle. •



[…] Qualifie chez Descartes les choses auxquelles on ne voit pas de fin, ou dont on ne peut prouver qu’elles aient des bornes mais qui ne sont pas sans fin ni sans limites, « comme l’étendue des espaces imaginaires, la multitude ». Si le monde, par ex., peut être dit « indéfini », Descartes réserve à Dieu (Absolu), seul Être dont on soit assuré qu’il n’a pas de bornes, le nom d’infini. Aujourd’hui cependant, l’indéfini cartésien est appelé infini mathématique. […]

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