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Les limites du modèle mathématique

Même les philosophes les plus ouverts aux mathématiques ont eu conscience du caractère essentiellement hypothético-déductif des mathématiques. Toutefois, si ces dernières, en plus, donnent une certaine idée du réel et qu'en un sens elles constituent une sorte de « science », une forme particulière d'expérience du réel, elles n’en sont pas moins très incomplètes : procédant dans l’élément pur de l’abstraction, elles mettent de côté le réel. Aristote avait souligné comment les entités mathématiques (nombre, figure, etc.) était le résultat d'une opération de la pensée qui ne considérait alors la réalité qu'en tant que nombre ou figure. Elles sont, à ce titre, susceptibles d'une description plus précise que les corps solides, qui contiennent de la matière et possèdent des qualités secondes (couleurs, consistance, etc.), mais elles ont aussi moins de réalité.

D’où procèdent donc les entités mathématiques? « Je construis un triangle […] pleinement a priori, sans en avoir emprunté le modèle à une expérience quelconque », écrit Kant. que cette expérience soit sensible ou intellectuelle. En montrant que les mathématiques procèdent «par construction de concepts», qu’elles se donnent « librement » leurs objets, leurs principes. Kant sépare beaucoup plus explicitement philosophie et mathématiques. Si donc le philosophe a quelque chose à tirer des mathématiques, ce n’est en aucun cas une information sur la nature du réel, mais plutôt sur celle de l’intelligence humaine qui y révèle ses pouvoirs.

En prolongeant cette problématique, on pourrait dire que l’histoire des mathématiques est l'histoire d'une libération : l’esprit de l’homme, par exemple, n’est pas resté prisonnier des impératifs utilitaires qui le firent inventer la géométrie (la mesure de la terre, l'arpentage) ; il s’affranchit même des « évidences » intellectuelles que la géométrie semblait imposer pour toujours, puisqu'il peut construire des géométries parfaitement rationnelles dont les postulats, et par conséquent les théorèmes, contredisent ceux d’Euclide (cf. les géométries de Riemann ou de Lobatchevski). La nécessité des démonstrations géométriques, en effet, et le fait qu'elles s'imposent à tout esprit attentif, tout cela serait incompréhensible si l’esprit humain n’était alors en présence de ses propres exigences intellectuelles, telles qu’elles s’exposent dans un domaine particulier. Mais cette nécessité n’est alors que l’expression d’un esprit qui, n’obéissant qu’à lui-même, peut être dit libre. Le sentiment de contrainte qu’on associe parfois à la pratique des mathématiques proviendrait donc d’autre chose, des conditions concrètes de l’étude (« L’attitude du professeur de mathématiques, sérieux et terrible comme un sphinx, n’est pas difficile à psychanalyser », note G. Bachelard, La "Formation de l'Esprit scientifique", Vrin, p. 248) ou de ses fonctions sociales (sélection scolaire par exemple). Mais, dans l’intelligible mathématique, l’esprit est chez lui.

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