Les grandes entreprises occidentales favorisent une organisation du travail qui repose sur une autonomie contrôlée
Les grandes entreprises occidentales favorisent une organisation du travail qui repose sur une autonomie contrôlée
Dans les grandes entreprises industrielles et financières de l’après-guerre, l’organisation du travail reposait sur une stricte définition des tâches et sur une séparation nette entre fonctions de conception et d’exécution. En échange de leur acceptation de cette discipline, les salariés obtenaient des hausses de salaire et une certaine stabilité de l’emploi. Ce modèle « fordiste-tayloriste » a été déstabilisé avec la crise économique des années 1970 et, après des licenciements massifs, les chefs d’entreprise occidentaux ont cherché par la suite à imiter leurs concurrents japonais alors triomphants [voir « Le Japon n’est plus considéré comme l’unique creuset du modèle productif de demain »]. Kanban (production « juste à temps »), kaizen (amélioration progressive des procédés), cercles de qualité : ces mots sont entrés dans le vocabulaire de tous les dirigeants et s’entendent jusque dans les ateliers et les bureaux.
La décentralisation de l’organisation du travail a conduit les salariés à travailler sous l’influence directe des clients. Selon les principes du « juste à temps » et du « flux tendu », on ne produit désormais que ce qui est déjà vendu. Les classifications rigides sautent, la polyvalence et l’autocontrôle de la qualité s’étendent, la mobilité des salariés entre services se développe, le travail devient plus collectif. Pour l’économiste français Robert Boyer, un « nouveau modèle productif post-fordiste »émerge, reposant sur un autre type de compromis entre direction et salariés : compétence et loyauté envers l’entreprise seraient la contrepartie d’une stabilité de l’emploi et d’un partage des résultats financiers [voir « L’hypothèse d’une prochaine convergence des capitalismes et des régimes de croissance est improbable »].
Le compromis entre patronat et travailleurs a volé en éclats
Deux aspects fondamentaux du modèle productif japonais manquent à l’appel. Tout d’abord, les entreprises ne se financent plus auprès de banques, partenaires fidèles et stables. Au contraire, elles font appel aux marchés financiers anonymes et volatils. Ces derniers, en raison d’exigences beaucoup plus élevées que celles des banquiers traditionnels, contribuent à instaurer de nouvelles disciplines de travail. Ensuite, il n’est plus question d’emploi garanti. La nouvelle norme d’embauche est l’emploi précaire, et l’épée de Damoclès du plan de restructuration pèse sur tous les salariés. Les directions financières des groupes indiquent la norme de performance à atteindre, correspondant aux attentes des actionnaires. Les salariés n’ont d’autre choix que de s’engager corps et âme pour les satisfaire... ou de subir les restructurations qui les mettront au chômage.
Cette discipline s’appuie sur des innovations organisationnelles sophistiquées. Pour les grands groupes, qui contrôlent une part croissante des marchés, l’heure n’est plus à la constitution de conglomérats diversifiés, comme c’était le cas dans les années 1960, mais au recentrage sur les métiers : chaque entreprise, sous la pression des actionnaires, se concentre sur ses compétences clés et délègue le reste à la sous-traitance. Les managers des groupes découpent les entreprises en filiales, mettent en concurrence leurs propres établissements, fixent des objectifs de rentabilité à leurs ateliers, créant ainsi autant de centres de profit autonomes. La maison mère lance des appels d’offres internes pour satisfaire une commande ou remplir un programme de production et la filiale la mieux disante gagnera le « marché ». Pour l’emporter, les directeurs d’usine vont faire du benchmarking, en visitant les entreprises supposées détenir les meilleurs procédés de production. La montée de la concurrence interne affaiblit les syndicats : ainsi les salariés de Renault-Douai pouvaient-ils espérer que la fermeture du site de Vilvoorde en Belgique améliore leur sécurité d’emploi…à court terme. Les groupes les plus modernistes, qui ont développé les formes les plus innovantes d’organisation du travail, se sont eux aussi engagés dans la course à la réduction des coûts à tout prix, y compris en opérant des réductions drastiques d’emplois.
Dirigeants et salariés sous pression constante
La décentralisation de l’organisation du travail se révèle remarquablement compatible avec la domination des critères financiers. L’organisation collective et l’autonomie des opérateurs de base sont explicitement encouragées. Pour atteindre leurs objectifs, les managers recherchent la standardisation des procédures et celle des résultats. Standardisation des procédures, et pas obligatoirement des procédés : ainsi les normes de qualité, telle ISO 9000, qui deviennent quasiment obligatoires pour les PME sous-traitantes, ne visent pas tellement à imposer des gestes précis ou des temps déterminés à l’avance aux opérateurs mais à faire respecter des procédures qui permettront, en cas d’incident ou de réclamation, d’identifier précisément la cause du problème et les responsabilités. C’est particulièrement nécessaire quand l’entreprise travaille en flux tendus, soumise à une tension extrême exercée par les clients. Cette obligation de « traçabilité » ressemble fort à l’exigence de transparence que les actionnaires imposent aux managers. Si les actionnaires demandent des rapports trimestriels ou mensuels aux administrateurs, les managers soumettent souvent les travailleurs à des évaluations hebdomadaires ou quotidiennes des performances collectives. Chez DHL, le leader de la livraison rapide, la direction demande des comptes sur les résultats mais pas sur le style de management. Ce qui n’empêche pas que le reporting (rapport) mensuel que chaque directeur d’agence doit envoyer au siège est une véritable « usine à gaz ». Outre les données financières classiques et l’état des ressources humaines (absentéisme, turnover, « état d’esprit général »), il est tenu de fournir une vingtaine d’indicateurs extrêmement précis sur la qualité du service. Autant de critères qui entrent dans le calcul de sa rémunération.
Cependant, cette voie n’est praticable que pour des activités où les produits et services sont stabilisés et standardisés. Quand la concurrence exige l’innovation ou la qualité dans des conditions largement imprévisibles, les procédures trop rigides et les indicateurs prédéfinis deviennent inopérants. L’autre voie est alors la standardisation des résultats. Les équipes autonomes et groupes de projet fleurissent, largement maîtres de leurs méthodes de travail, mais aiguillonnés sans cesse par les objectifs et obligations de reporting imposés d’en haut. Ainsi, chez les constructeurs automobiles, les groupes de projet internes et les sous-traitants se voient fixer des délais et des objectifs précis (souvent un coût global à ne pas dépasser pour une pièce ou un ensemble de pièces), libre à eux de s’organiser ensuite comme ils l’entendent.
La loi du marché, le meilleur des contremaîtres
Les équipes autonomes et les groupes de projet ne constituent toutefois pas la tendance dominante. La majorité des entreprises se contente de développer une polyvalence peu qualifiée, élargissant par exemple les compétences des ouvriers à des opérations élémentaires de maintenance dans l’industrie, ou favorisant les rotations entre postes pour faciliter le remplacement mutuel des salariés en cas d’imprévu.
La pression de la hiérarchie directe s’est relâchée par rapport aux années 1960. Le nombre de niveaux hiérarchiques a été réduit, les rapports de travail se sont assouplis : on ne dirige pas un opérateur bachelier comme on dirigeait un ouvrier immigré illettré. À l’autorité du chef se substitue celle du client et des marchés. Ainsi, subtil paradoxe, l’autonomie dans l’organisation est devenue la solution à l’éternel problème du contrôle du travail dans l’entreprise capitaliste.
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