LES EXPRESSIONS DE LA SENSIBILITE : DEPUIS QUAND SOURIT-ON ?
LES EXPRESSIONS DE LA SENSIBILITE : DEPUIS QUAND SOURIT-ON ?
Sourire : en latin, « sub-ridere », qui est en-dessous du rire, un cran en-dessous du rire. « sous-rire »
Aujourd’hui, sourire paraît naturel et universel. Le sourire est partout : publicités, affiches électorales, selfies, photos de famille, de classe, réseaux sociaux, etc. Aristote : « Le rire est le propre de l’homme ». Pourtant, les hommes n’ont pas toujours souri si l'on en croit la rareté des sourires de nos ancêtres dans l'Art.
Faisons une petite histoire du sourire et du rire.
1) La condamnation du sourire dans le judéo-christianisme.
Dans la Bible (premier livre, la « Genèse »), épisode d’Abraham (100 ans) et de Sarah (90 ans) qui rient en apprenant qu’ils vont devenir parents d’un fils, Isaac. Leur rire traduit leur étonnement, leur incrédulité : « Usée comme je suis, et flanquée d’un vieil homme, je connaîtrais encore le plaisir ? ». Le rire de Sarah fait l’objet de l’incompréhension de la part de Yahvé : « Pourquoi rit-elle ? » demande Dieu à Abraham. « Non je n’ai pas ri ! » répond-elle à son interlocuteur divin ; une réponse « par peur » ajoute le récit. Et Dieu de lui rétorquer : « Si, tu as ri ! » (« Genèse », 17,15).
Le rire de Sarah apparaîtra aux exégètes (= commentateurs des Ecritures saintes) comme irrévérencieux. Alcuin (théologien anglais du IXe siècle ap. J.C.): le rire de Sarah est interprété comme railleur, plein de dérision voire diabolique qui aurait déplu à Dieu.
Dans les Evangiles, Jésus pleure après avoir vu le tombeau de Lazare, mais ne rit pas. A la différence du Bouddha qui sourit tout le temps.
Dans la société médiévale, le rire de l’homme est plus acceptable que celui de la femme. Le sourire des femmes est dévalorisé en le taxant de diabolique et de dangereux pour les bonnes mœurs.
Les saints et les saintes ne rient pas, ils sont des martyrs. On dit que Saint Bernard ne riait jamais. Pour saint Basile (IVe) : « Il est donc évident qu’il n’y a jamais pour le chrétien de circonstance où il puisse rire. ». Un bon chrétien doit être dans l’imitation de Jésus cad souffrir et porter sa croix ?.
Comme la Vierge, la femme ne peut ni ne doit rire et encore moins sourire. Les jeunes filles ne doivent pas sourire car le sourire est considéré comme un encouragement au dévergondage, à la luxure. Celles qui rient et sourient sont les filles publiques, les prostituées. Le sourire est une invitation au plaisir charnel (hors mariage), donc à l’éloignement de la décence chrétienne. Une femme au sourire engageant ne pouvait être que perverse !
Dans le « Roman de la Rose » (XIIIe siècle) de Guillaume de Lorris et Jean de Meung, on lit : « La femme doit rire à bouche close ». Les jeunes filles ne doivent pas se montrer avenantes. Elles sont représentées par la Vierge, symbole de pureté et de virginité. La bouche est associée au péché originel, à la gourmandise (l’un des sept péchés capitaux). La langue est le symbole de la lubricité (Eve croquant la pomme). Montrer sa bouche, ses dents et sa langue est la confirmation de l’acte sexuel à venir.
Sourire et rire sont un appel aux passions qui emportent avec elles la raison et la décence. Le rire déforme, défigure, il est l’opposé de la beauté, de la séduction, de ce que l’on pense être la féminité.
Extrait du film « Le nom de la rose » (1986) de J.J. Annaud sur le caractère diabolique du rire : https://www.youtube.com/watch?v=I32tlI1u2Qk
Laurent Joubert (1579) dans son « Traité du ris » : « ce qui est laid, difforme, déshonnête, indécent, malséant et peu convenable, excite en nous le rire ».
Hobbes écrit dans « The Elements of Law » : « La passion du rire n'est rien d'autre qu'une gloire soudaine, et dans ce sentiment de gloire, il est toujours question de se glorifier par rapport à autrui, de sorte que lorsqu'on rit de vous, on se moque de vous, on triomphe de vous et on vous méprise. »
2) Le sourire dans l’art classique.
3 types de bouches ouvertes dans l’art :
Les bouches sont ouvertes lorsqu’il s’agit des classes populaires.
Les fous rient à gorge déployée.
Les passionnés = absence totale de contrôle de ses émotions (buveurs, joueurs, jaloux, etc.)
« La Joconde » (1503 - 1519) ne montre ni dents, ni langue. Femme de bonnes mœurs, de haut-rang social. Le sourire devait être à peine esquissé, de sorte qu’il ne représente pas un appel, un « sex appeal ». Si Mona Lisa avait entrouvert ses lèvres, on l’aurait prise pour une fille de joie, une gueuse ou une folle.
« La Jeune fille à la perle » (1665) de Vermeer, appelée parfois la Joconde du Nord, montre ses dents. Il s’agirait d’une personne appartenant à un rang inférieur.
3) Louis XIV, le « sans-dent » !
Louis XIV peint par Hyacinthe Rigaud (1701) : Regard fier et dominateur et bouche fermée qui n’esquisse aucun sourire. Louis XIV en 1701 ne sourit pas car il n’a plus de dents ! Grand amateur de sucre, le roi vit sa dentition s’abimer. Le roi avait des dents cariées, des abcès dentaires et une haleine fétide. Louis XIV, à trente ans, ne possédait plus de dents sur la mâchoire supérieure. Un médecin, en voulant extraire des dents, emporta une partie du palais du roi. On raconte que les soupes et liquides qu’avalaient le Roi ressortaient presque systématiquement par son nez.
Il était courant de ne plus avoir de dents avant l’âge de 40 ans. Au XVIIe siècle, la profession de dentiste n'existait pas encore.
Au début du 18e siècle, Jean Thomas dit le « Grand Thomas » qui était un arracheur de dents célèbre sur le Pont-Neuf de Paris : https://www.paperblog.fr/7103998/jean-thomas/
En bref, la bouche est fermée tant pour des raisons de décence que pour des raisons esthétiques. L’introduction du sucre des colonies dans le régime alimentaire faisant, à cette époque, des ravages.
4) L’invention de la dentisterie au XVIIIe siècle.
1728 : Pierre Fauchard, père de la chirurgie dentaire moderne, va s’intéresser à la dentisterie : « Traité des dents » : fraisage, plombage, transplantation, nettoyage, blanchiment et même les bains de bouche à l’urine (ammoniac). Naissance de l’hygiène des dents. Invention de la brosse à dents.
Un autre chirurgien, Nicolas Dubois de Chémant (1816) invente les premiers dentiers et fabrique les premières dents artificielles en porcelaine. Il affirme en avoir vendu 12000 en une dizaine d’années.
Lors des guerres (batailles napoléonniennes), on n’hésite pas à arracher les dents aux morts pour les transplanter aux vivants. Les fabriques de porcelaine sont mises à contribution pour produire les premiers dentiers.
Le Siècle des Lumières va constituer un tournant. L’apparition des dentistes en France et l’optimisme encourage le sourire sur les portraits. Voltaire sourit, même le roi Louis XV a un aimable sourire ! L’artiste Vigée Le Brun ira plus loin. Dans La tendresse maternelle (en 1787), elle se peint avec sa fille souriant délicatement, la bouche ouverte sur ses dents blanches !
Pourquoi y a-t-il si peu de sourires dans l’art ?
5) L’invention du sourire moderne.
Dans les années 1840, dans les ateliers photographiques, on ne dit pas « cheese » mais « prune ». Cette expression permet de garder la bouche serrée, de cacher une dentition abîmée et de coller aux standards photogéniques de l’époque. Car, aux débuts de l’invention de la photo, en 1829, il fallait jusqu’à 15 minutes de pose pour une photo. Les postures sont donc figées, inexpressives. Les photographies venaient illustrer la réussite sociale de la famille. Le moment photographique est solennel parce qu’on veut laisser une image pour l’éternité. Jusqu’aux années 1920, on faisait une tête d’enterrement sur les photos même de mariage ?.
Mais une entreprise américaine va faire entrer le sourire dans les normes photogéniques à grand renfort de marketing : Kodak. L’entreprise a l’idée de banaliser la photo en en faisant une sorte de cérémonial familial et heureux. Donc, il faut sourire devant l’objectif. Pour créer un marché de masse, la firme avait commercialisé des appareils peu chers comme la « Brownie camera » qui coutait 1 dollar.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, le sourire devient ce symbole simple de sociabilité et d’amitié tel que nous le connaissons. Le sourire fait de la classe bourgeoise une société qui se réjouit de sa situation et vit dans le bonheur de la consommation. Le sourire finit par devenir le symbole de la vie heureuse.
Hollywood contribue à la popularisation du sourire des stars. Le sourire éclatant, symbole de séduction, de jeunesse, de santé. Ce sourire « hollywoodien » s’imposera au reste du monde comme norme de la vie sociale.
Exemple de Marilyn Monroe : sa beauté, son sex-appeal n’ont d’égal que l’épaisseur de son rouge à lèvres et la surface provocante de ses dents blanches.
L’art dentaire se raffine de plus en plus, la dentition peut atteindre un certain degré de perfection, de blancheur et de régularité. Sourire et dents deviennent un avatar supplémentaire de la beauté.
La publicité des années 1940 et 1950 se fait le relai de cet idéal de bonheur. Sourire, c’est être heureux et en pleine forme. Les sourires que l’on voit aujourd’hui sur les publicités sont majoritairement féminins. Le bonheur devient facilement accessible parce qu’achetable. Du moins le laisse-t-on penser…
Une étude de l’université de Berkeley a compilé 38000 portraits de fin de scolarité sur tout le XXe siècle. Dans les yearbooks américains : les sourires deviennent la norme à partir des années 50 : https://petapixel.com/2015/11/27/this-is-how-smiles-in-yearbook-photos-have-changed-over-the-past-100-years/
Acceptation plus grande de l’expression publique des émotions. Le sourire est maintenant associé à l’authenticité et à la sincérité.
Sourire, c’est être de bonne humeur, c’est avoir une bonne attitude, c’est envoyer une image de bonheur et de joie. Sourire est aujourd’hui une évidence photographique : les albums de famille et les selfies sont pleins de nos sourires. Le sourie est devenu la norme de la représentation de soi, le symbole de notre être-au-monde.
Pourquoi les mannequins de mode ne sourient-elles jamais ?!
3 raisons ont été invoquées :
- Les mannequins ne sont pas là pour se montrer mais pour mettre en valeur les vêtements qu’elles portent.
- Avoir un visage neutre voire un peu méprisant, cela fait chic. Les mannequins sourient davantage pour des magazines moins importants, plus populaires.
- Ne pas sourire rend les mannequins inaccessibles.
6) De la dictature du sourire
L'artiste chinois, Yue Minjun, donne au sourire (et au rire) une connotation sarcastique et satirique.
Yue Minjun (né en 1962), Bonheur, 1993. Photo © Sotheby's
Le sourire devient une expression sotte et standardisée. Les bouches exagérées affichent une gaieté factice. Le sourire prend le rôle d’un masque inauthentique, d’une mascarade du bonheur comme ceux que l’on affiche sur les réseaux sociaux. Le sourire est imposé, exigé. Dictature du bonheur.
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