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Lénine (Vladimir Ilitch Oulianov, dit, 1870 - 1924)

Lénine

(Vladimir Ilitch Oulianov, dit, 18701924.)

Dirigeant révolutionnaire et politique russe. Gagné très jeune au marxisme, il doit s'exiler en Suisse en 1900 et, dès 1902, il met au point, dans Que faire ?, la conception bolchevique de l'organisation révolutionnaire. Après l'échec de la révolution de 1905, il s'exile de nouveau (Paris, Genève) avant de revenir prendre la tête de la révolution de 1917.

♦ Ses principaux apports à la théorie marxiste concernent les notions d'impérialisme et de dépérissement de l’Etat. Des différents textes qu'il consacre au premier point, le plus important reste L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916) qui définit l'impérialisme par cinq facteurs fondamentaux : concentration du capital et apparition des monopoles, importance de l'exportation de capitaux, création d'une oligarchie financière, formation d’entreprises internationales, et partage du globe par les puissances capitalistes. Lénine, contrairement à Rosa Luxemburg, n’envisage pas l'autodestruction du capitalisme, se montrant sensible aux capacités d'adaptation des Etats capitalistes.

♦ En ce qui concerne l'accès du prolétariat à la conscience révolutionnaire, il fait toute confiance au Parti, structuré selon un centralisme rigoureux et destiné à éduquer politiquement les masses. C’est au Parti qu’il appartient notamment d’organiser la dictature du prolétariat, dont la fonction essentielle est d'entraîner un processus de dépérissement de l’État (cf. L’État et la révolution, 1918). L'appareil d'État socialiste ne devant en effet pas être séparé des masses, mais leur étant au contraire « subordonné », c'est en nombre de plus en plus élevé que les citoyens prendront progressivement part aux charges de la gestion. Il n'en reste pas moins que, dès 1924, Lénine se préoccupe de l'existence d'une déformation bureaucratique - qui apparaîtra ultérieurement irréversible en Union soviétique - alors même que la méfiance dont il avait quelques années plus tôt fait preuve à l'égard des avant-gardes artistiques constitue l'avant-goût d'une mise au pas de la production intellectuelle et artistique.

LÉNINE Vladimir Ilitch Oulianov, dit (1870-1924)

Fondateur du bolchevisme et premier dirigeant de la Russie soviétique.

Issu de la petite bourgeoisie intellectuelle et avocat de formation, il élabore une doctrine dont les partisans (les bolcheviks) se regroupent au sein du parti bolchevique, constitué à Prague en 1912. Lénine décide et organise la prise du pouvoir par ce parti en octobre 1917, créant le premier pays communiste.

Venu au marxisme au début des années 1890, il s’oppose d’abord à la tradition populiste qui préconise la régénération de la Russie à partir de la commune rurale (obchtchina). À ses yeux, la Russie connaît un développement capitaliste, même si l’« asiatisme » empêche l’essor d’une bourgeoisie et d’un prolétariat à l’occidentale. D’où le rôle attribué au parti. En tant que militant, Lénine s’emploie d’abord à organiser des cercles ouvriers, ce qui lui vaut une relégation en Sibérie (1897-1900), puis le contraint à l’exil. Dans Que faire ? (1902), il insiste sur l’importance d’avoir un journal révolutionnaire pour édifier un parti discipliné de révolutionnaires professionnels, principal point de divergence avec les mencheviks de L. Martov (1873-1923) au IIe congrès du Parti ouvrier social démocrate de Russie (POSDR) en 1903. Depuis Genève, Paris, Cracovie ou Zurich, les affrontements entre révolutionnaires marxistes sont virulents et Lénine toujours très polémique. Son arme est l’écrit, même s’il estime que le parti, dont l’un des modèles est l’armée, doit d’abord établir un rapport de forces et que la parole doit viser à formuler les mots d’ordre. Aussi, lors de la révolution de 1905, incite-t-il à l’insurrection contre l’autocratie, ne considérant les élections que comme un moyen de propagande.

Dès le début de la guerre de 1914, il condamne les socialistes qui, dans leur quasi-unanimité, ont adopté des positions patriotiques : il prône la transformation de la « guerre étrangère » en guerre révolutionnaire visant à mettre à bas les gouvernements dans chaque pays. Et, en 1916, il théorise dans L’Impérialisme, stade ultime du capitalisme l’arrivée du capitalisme à son terme avec la guerre qui n’est autre qu’une lutte pour le partage du monde. Après la révolution de février 1917, qui renverse le tsarisme, il rentre de Zurich via l’Allemagne (dans un train où voyagent des révolutionnaires de tendances diverses) et arrive à Saint-Pétersbourg en avril 1917. Immédiatement, il affirme qu’il est possible de s’engager, sans phase intermédiaire bourgeoise, dans une révolution prolétarienne. Dans L’État et la Révolution, rédigé à l’été 1917, il définit l’État bourgeois comme un appareil de violence dictatorial et fait l’éloge des soviets, qu’il rapproche de la Commune de Paris. Mais peu après, dans Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ?, il énonce son objectif : la prise insurrectionnelle du pouvoir par les seuls bolcheviks. C’est ce qu’il réalise en octobre 1917, avec l’approbation enthousiaste de quelques-uns comme Léon Trotski, tandis que certains bolcheviks - Grigori Zinoviev ou Lev Kamenev - ou des intellectuels comme Maxime Gorki (1868-1936) s’inquiètent d’une telle innovation, de fait la naissance de la première dictature de parti unique, présentée comme étant la dictature du prolétariat.

La prise du pouvoir est marquée par deux décrets célèbres, l’un sur la terre, l’autre sur la paix. Mais cette réponse aux attentes des paysans-soldats qui ont fait tomber le tsarisme et, pour une part, soutenu la radicalisation léniniste, s’accompagne de la suppression des libertés fondamentales. Dès l’automne 1917 est créée une police politique, la Tchéka (dont le dernier avatar dans l’histoire soviétique sera le KGB). La dissolution de l’Assemblée constituante (élue au suffrage universel) en janvier 1918 marque le refus de principe de la représentation politique et de toute démocratie. Mais, radical sur certains principes, Lénine sait parfois faire preuve de souplesse : il fait accepter la paix de Brest-Litovsk (mars 1918) avec l’Allemagne qui permet, au prix du sacrifice de certains territoires, de sauver la révolution.

Cependant, les leçons qu’il a tirées de l’accumulation primitive du capital en Angleterre et de la Révolution française le décident à exporter la lutte des classes dans les campagnes, au printemps 1918, pour « épurer » la terre russe des paysans riches (koulaks), assimilés à des « parasites », croisade que le début de la guerre civile interrompt. Sur ses ordres se développe la « terreur de masse » : selon un adage auquel il attache une portée générale, il faut savoir utiliser des moyens barbares pour lutter contre la barbarie, contre les restes de l’ancienne société. À l’issue de la guerre civile, sanglante, contre les Blancs, il organise la NEP (Nouvelle Politique économique), à partir de 1921, où une place est redonnée à l’économie de marché et à la propriété privée. Mais le pouvoir reste concentré dans les mains de la direction du Parti et l’épuration de la société est toujours une priorité comme le montre en 1922 la liquidation physique de nombreux prêtres orthodoxes.

Malade, dès la fin de 1921, Lénine est incapable d’organiser sa succession, qui reviendra à Staline. Il meurt à Gorki (Nijni Novgorod), près de Moscou, le 21 janvier 1924, puis il est momifié. Toujours en place, dix ans après la fin du régime communiste, mais fermé à la visite, son mausolée sur la place Rouge témoigne du poids de son héritage, et notamment de l’absence d’une croyance collective en la validité du droit et des lois, dans la société post-communiste.

LÉNINE. Homme d’Etat russe. Lénine naquit le 22 avril 1870 à Simbirsk (aujourd’hui Oulianovsk), chef-lieu d’une province du même nom dans la région volgienne de l’Empire russe. Son père, Ilya Nicolaévitch Oulianov, né à Astrakhan, vieille cité tartare de la même région (certains traits de la figure de Lénine laissent entrevoir une lointaine ascendance tartare), était le second fils d’un obscur employé de bureau. Il fit de bonnes études au lycée, les poursuivit à l’Université, devint professeur de mathématiques à Penza, y épousa la fille d’un médecin militaire en retraite et fut nommé en 1868 inspecteur de l’enseignement primaire à Simbirsk. Deux ans après vint au monde le futur destructeur de l’empire des tsars. L’enfance de Lénine fut heureuse. Les jours sombres commencèrent en 1886. Une mort subite emporta son père. Un an après, son frère aîné fut pendu pour avoir participé à la préparation d’un complot contre Alexandre III. La « bonne société » de Simbirsk ferma ses portes à la mère d’un « criminel d’Etat ». Le jeune Lénine, après avoir passé brillamment ses examens de fin d’études secondaires, s’inscrivit à la Faculté de Droit de Kazan. Quelque trois mois après il en fut exclu à la suite d’une manifestation d’étudiants à laquelle il avait pris part, et se vit interdire le séjour à Kazan. Lénine alla vivre à la campagne, dans une propriété de sa mère. C’est là qu’au cours de l’hiver 1887-1888, il s’initia au marxisme. Jusqu’alors, comme la plupart des garçons de son âge et de son milieu, il avait cherché à travers le révolutionnaire le héros, l’homme de combat et réservait son admiration aux exploits meurtriers des militants de l’association Narodnaïa Volia [La Volonté du peuple]. La lecture du Capital vint bouleverser de fond en comble sa conception de l’action révolutionnaire. En mai 1890, Lénine fut autorisé à passer les examens d’Etat et, muni de son diplôme universitaire, s’inscrivit au barreau de Samara. Se sentant trop à l’étroit dans l’ambiance de cette somnolente cité provinciale, il alla, en 1893, s’établir à Pétersbourg. Dès son arrivée il se fit admettre dans un cercle marxiste clandestin où l’on parlait beaucoup et agissait peu. Très rapidement il sut y imposer son autorité. Sur son initiative fut organisée la propagande marxiste dans les quartiers ouvriers. Il devint lui-même le plus zélé et le mieux écouté des propagandistes. Arrêté en décembre 1895, il resta en prison quatorze mois. Après quoi on l’envoya en Sibérie pour trois ans. Pendant que Lénine se morfondait dans son exil, un grand événement eut lieu : au début de mars 1898, les représentants des organisations social-démocrates russes, réunis en congrès, avaient pris la décision de fonder un parti. Un comité central fut élu. Presque aussitôt après tous ses membres furent arrêtés. Il ne se trouva personne pour les remplacer. Mais le parti existait. Rentré de Sibérie, Lénine estima qu’il était de son devoir de prendre en main ses destinées et de lui créer une armature politique. Cette entreprise n’étant guère possible en Russie, il prit la résolution de s’expatrier et se rendit à Genève. Là il s’entendit, non sans difficulté du reste, avec Plekhanov, considéré alors comme le chef de la social-démocratie russe à l’étranger, et se déclara prêt à devenir (provisoirement) son second. Il fut décidé de créer un journal et une revue qui, introduits clandestinement en Russie, y seraient diffusés par les soins des organisations locales avec lesquelles une liaison étroite serait établie. Le 21 décembre 1900 parut le premier numéro de l'Iskra [L’Etincelle], avec, pour épigraphe, un vers du poète décembriste Odoëvski : « De l’étincelle jaillira la flamme. » La revue Zaria [L’Aube] suivit en avril 1901. Dans son second numéro parut sous la signature de Lénine l’étude La Question agraire et les critiques de Marx. C’est la première fois qu’il usait de ce pseudonyme. Dès le début de l’année suivante il se mit à préparer le deuxième congrès du parti. Les organisations de l’intérieur avaient accepté d’envoyer leurs délégués à l’étranger. En maintenant avec elles une correspondance vigilante et suivie Lénine réussit à se rendre très populaire dans leur milieu. Le succès de l'Iskra aidant, il avait toutes les raisons d’espérer que la majorité des délégués lui apporterait son appui. Ce qui devait lui permettre de contrebalancer désormais l’influence de Plekhanov. Il réussit, en effet, à faire élire un comité central composé en majorité de ses partisans et à faire adopter une résolution qui demandait l’élargissement du comité de direction de l'Iskra où Plekhanov régnait en maître grâce à ses satellites Martov, Potresov et Vera Zassoulitch. Ceux-ci ripostèrent en donnant leur démission. Quelques jours après, Plekhanov lui-même fit savoir qu’il ne pouvait pas, dans ces conditions, continuer à assumer la direction du journal. Lénine, qui allait ainsi se trouver privé de tous ses collaborateurs et mis dans l’impossibilité d’en recruter de nouveaux, préféra s’en aller. Sa situation était devenue alors très difficile. « Majoritaire » au congrès, après le départ des délégués de l’intérieur, il demeurait presque seul, soutenu par un petit groupe de militants obscurs, sans influence aucune, ayant contre lui un bloc homogène de « minoritaires » qui comptaient dans leurs rangs les représentants les plus éminents de l’émigration. C’est de cette époque que date la division du parti social-démocrate russe en deux fractions : majoritaires (bolcheviks) et minoritaires (mencheviks). En sa qualité de chef de la minuscule fraction des bolcheviks, Lénine eut à supporter tout le poids des attaques de ses nombreux et puissants adversaires. Il se défendit avec acharnement en contre-attaquant à son tour, fort du soutien moral des militants de l’intérieur. Après les événements d’octobre 1905, il retourna en Russie. Déjà ses adversaires, les mencheviks, ayant pris les devants, y pactisaient avec les « partis de l’ordre » et travaillaient l’opinion publique. Un fort courant en faveur du rétablissement de l’unité du parti se dessinait dans les milieux social-démocrates de l’intérieur où, à présent, les émigrés rentrés parlaient haut et ferme. Le congrès qui eut lieu à Stockholm en avril 1906 réalisa cette unité au profit des mencheviks qui, ayant obtenu la majorité au comité central, s’emparèrent de la direction du parti. Lénine eut sa revanche l’année suivante au congrès de Londres grâce aux Polonais et aux Lettons qui, venus s’intégrer dans le parti russe après le congrès de Stockholm, lui apportèrent leurs voix. Après un succès éphémère des forces révolutionnaires, la monarchie tsariste parvint à rétablir la situation. La police s’était mise à pourchasser les militants socialistes avec une vigueur décuplée. Lénine, ne tenant pas à prendre de nouveau le chemin de la Sibérie, prit celui de l’étranger. De janvier 1908 à juin 1912, il vécut successivement à Genève et à Paris, occupé de la lutte fractionnelle qui continuait à déchirer le parti social-démocrate russe en dépit de la prétendue « unité » proclamée au congrès de Stockholm. Il eut aussi à combattre les divisions à l’intérieur de sa propre fraction. Le récent sursaut révolutionnaire avait attiré à la social-démocratie un grand nombre d’intellectuels qui, par un phénomène tout naturel, se sentirent portés vers le bolchevisme jugé plus combatif, plus dynamique. Nombreux furent ceux que la main de fer de Stolypine avait ramené au bercail. Lénine en parlait avec une dédaigneuse amertume dans une de ses lettres à Gorki : « Les intellectuels lâchent le parti. C’est ce qu’il fallait attendre de cette canaille. Le parti s’épure des scories petites-bourgeoises. Tant mieux ! Le champ d’action sera plus largement ouvert aux ouvriers révolutionnaires. » Certains néanmoins, s’estimant trop compromis, crurent nécessaire de se réfugier à l’étranger. Une fois là, imbus de leur importance, convaincus qu’ils incarnaient l’âme et l’esprit de la révolution et du socialisme, ils se mirent à « corriger » Marx, le jugeant périmé et insuffisamment « spiritualisé ». Lénine les laissa d’abord palabrer à leur aise. Puis, s’étant aperçu qu’ils trouvaient audience chez bien des militants séduits par leur feu d’artifice verbal, il leur déclara une guerre sans merci. Les uns, tel le philosophe Bogdanov (une espèce de Sartre russe de l’époque prérévolutionnaire), furent exclus, les autres, tel le « chercheur de Dieu » Lounatcharski, un aimable bavard nourri du plus pur esprit de Montparnasse, firent leur soumission. En avril 1912 fut créé à Pétersbourg un quotidien bolchevik, Pravda [La Vérité], dont la direction politique devait être assumée par Lénine. Celui-ci, afin de pouvoir établir une liaison plus rapide avec le journal, alla s’installer à Cracovie, ville polonaise, alors sous la domination autrichienne, à quelque quinze kilomètres de la frontière russe. C’est dans un petit village frontalier où il était allé passer les mois d’été 1914, qu’il apprit, le 6 août, la déclaration de la guerre à la Russie par l’Autriche. Le lendemain, dénoncé par les habitants du village comme espion (on avait remarqué qu’en se promenant Lénine s’attardait souvent sur les pentes de la montagne d’où s’ouvrait la vue sur la plaine russe), il fut arrêté et mis en prison. On le relâcha au bout de douze jours et il put se rendre en Suisse. Une fois là, il dut constater l’effondrement total du socialisme international. Jeté au milieu des peuples en folie, il sut néanmoins demeurer ferme sur ses positions, se débattant parmi les vagues d’un chauvinisme déchaîné. Mieux encore : il se mit à remonter le courant absolument convaincu que seul, dans un monde aveuglé par la haine, il voyait clair et connaissait la voie qui devait mener le prolétariat à la victoire finale.

Après dix mois de carnage, la conscience européenne commença à se réveiller. On entendit, en Allemagne, Liebknecht déclarer : « Le principal ennemi est à l’intérieur de notre propre pays », et en France Arthur Merrheim : « Cette guerre n’est pas notre guerre. » Il en résulta, après bien des déboires, la conférence dite de Zimmerwald. Lénine y prit part en qualité de délégué de la fraction bolchevique du parti social-démocrate russe. Le projet de résolution présenté par lui qui faisait un devoir aux partis socialistes de démontrer aux masses que seule la révolution sociale pouvait apporter la paix et mettre fin à une guerre impérialiste menée pour l’exploitation politique et économique du monde, fut repoussé. La conférence de Zimmerwald n’ayant donné aucun résultat positif, une autre eut lieu à Kienthal quelque huit mois après. Il y présenta un nouveau projet de résolution conçu dans le même esprit, qui fut repoussé également. Lénine venait d’avoir quarante-cinq ans. Son organisme résistait de plus en plus difficilement à la constante tension qu’il lui imposait. Tension nerveuse, résultat de tant de conflits, de tant de discussions dont se trouvait parsemée sa voie. Tension cérébrale, produit de l’afflux incessant de problèmes sociaux nés de la terrible époque dans laquelle il se trouvait engagé. Nourri depuis ses débuts du dogme marxiste, imprégné de ce dogme jusqu’à la moelle des os, il se voit obligé à présent de l’ajuster à des situations nouvelles qui évoluent sans fin. Son maître avait prévu la route que devait suivre tel processus social ou économique dûment classé et répertorié. Le tracé indiqué par lui ne s’accorde pas toujours avec le chemin qu’empruntent les événements à distance de plus d’un demi-siècle. Il s’agit donc, tantôt de les faire entrer dans cette voie, tantôt d’élargir cette dernière pour leur permettre d’y passer plus aisément. C’est ainsi que Lénine aboutit à la conclusion que son œuvre est appelée à devenir le prolongement de celle de son maître, destinée à lui assurer son adaptation à des conjonctures historiques qui ont dépassé les prévisions de celui-ci, et qu’il a, lui, Lénine, la charge de porter haut, à travers l’humanité éclaboussée de sang, le flambeau inextinguible du socialisme. Il ne se demande plus s’il arrivera au bout de ce voyage dans les ténèbres qui enveloppent le monde, s’il lui sera donné d’entrevoir ne fût-ce que les premières lueurs de l’aube de la révolution sociale. Marx non plus ne se le demandait pas, lui qui, de même, n’avait vécu que de cet espoir, que de cette attente. L’essentiel c’est de le porter toujours en avant, toujours plus loin et de trouver à qui le transmettre au moment où la main faiblirait, défaillante. Le 22 janvier 1917, dans une conférence faite aux jeunesses socialistes de Zurich, Lénine déclara en terminant : « Nous, les vieux, nous ne verrons peut-être pas les batailles décisives de la révolution future. » Sept semaines après, la monarchie tsariste s’effondrait. Aussitôt il décide de se rendre en Russie. Des sondages dans les milieux diplomatiques de Berne lui apprirent que la France et l’Angleterre ne laisseraient pas passer les « défaitistes », dont la liste leur était communiquée par le nouveau gouvernement russe et où Lénine, bien entendu, figurait en premier lieu. Les « indésirables » tinrent conseil. Parmi les nombreuses suggestions émises, celle du menchevik Martov fut retenue. Il proposait un passage à travers l’Allemagne sur la base d’un échange contre un nombre correspondant d’Allemands internés en Russie. Le projet de Martov fut adopté et on entra en pourparlers avec l’ambassade d’Allemagne. Tout avait l’air de s’arranger pour le mieux quand, au dernier moment, les mencheviks se ravisèrent. Ils annoncèrent qu’il fallait d’abord démontrer en toute évidence l’impossibilité d’un passage à travers les pays de l’Entente et obtenir ensuite l’agrément du gouvernement russe pour ce voyage. Lénine qui piétinait d’impatience ne voulut pas attendre plus longtemps et partit suivi d’un petit groupe de ses partisans. Le wagon dans lequel il traversa l’Allemagne entra dans l’histoire sous le nom de « wagon plombé ». Bien entendu il ne le fut pas. Mais deux officiers allemands avaient pris place dans un compartiment séparé du reste du wagon par une ligne de démarcation tracée à la craie sur le plancher du couloir. Accueilli triomphalement, à son arrivée par le peuple des usines, Lénine se présenta le lendemain matin à la conférence dite « de l’unité » (une de plus...) organisée par les représentants des bolcheviks et des mencheviks, pour donner lecture de ses thèses, surnommées depuis Thèses d’avril et appelées à servir de charte révolutionnaire dans la lutte pour le pouvoir qui sera déclenchée par Lénine au nom du prolétariat. En voici le résumé succinct : 1° La guerre ayant conservé sous le nouveau gouvernement son caractère nettement impérialiste, aucune collaboration à la défense soi-disant nationale ne saurait être tolérée; le prolétariat ne pourrait accepter une guerre révolutionnaire qu’aux conditions suivantes : prise du pouvoir par les ouvriers et par les paysans pauvres, renonciation à toutes les annexions, rupture totale avec le régime capitaliste. — 2° La première étape de la révolution est terminée; elle a donné le pouvoir à la bourgeoisie, la seconde le donnera aux ouvriers et aux paysans. — 3° Aucun soutien à un gouvernement bourgeois. — 4° Il faut persuader les masses que les soviets représentent la seule forme possible d’un gouvernement ouvrier. — 5° Pas de république parlementaire, mais une république des soviets, des députés ouvriers et paysans. — 6° Confiscation des domaines des propriétaires fonciers. — 7° Fusion immédiate de toutes les banques en une grande banque nationale. — 8° La tâche immédiate ne doit pas être l’établissement du socialisme mais le contrôle de la production par les soviets. — 9° Révision du programme du parti. — 10° Création d’une nouvelle Internationale. La lecture de ces thèses souleva dans l’assistance une vague d’indignation. Le lendemain Lénine fut attaqué avec plus de véhémence encore dans la presse bourgeoise, menchevique et socialiste-révolutionnaire. De violentes manifestations antiléninistes furent organisées sous l’égide du parti constitution-nel-démocrate, tolérées, sinon encouragées, par les socialistes. Même au sein de son propre parti, Lénine se heurta à une forte opposition. Kamenev, son disciple préféré à l’époque, placé par lui à la tête de la Pravdà, refusa d’y publier les thèses. Lénine fut forcé d’accepter un compromis : il ferait paraître un article sur un sujet d’actualité quelconque dans lequel il lui serait permis de « citer » ses propres thèses. Dans le numéro du lendemain, le même Kamenev en fit une critique sévère. Au comité de l’organisation bolchevique de Petrograd, lors de la discussion des thèses de Lénine, sur seize membres deux seulement se prononcèrent en leur faveur. Lénine ne s’en émut pas outre mesure. Il savait que ses mots d’ordre trouvaient une résonance profonde chez les militants de base. En effet, à la conférence des sections bolcheviques de la capitale qui eut lieu quelques jours plus tard, le projet de résolution inspiré de ses thèses fut adopté à une forte majorité. S’étant reconnu dans la situation politique, Lénine acquit la conviction que le mot d’ordre : « A bas le gouvernement provisoire », n’était pas valable tant que les soviets garderaient leur composition petite-bourgeoise et que les mencheviks flanqués de socialistes révolutionnaires y auraient la majorité. Il fallait donc procéder à un renversement de la majorité à l’intérieur des soviets. Ceci, en incitant les ouvriers à réélire leurs délégués nommés plutôt à la légère dans l’enthousiasme des premiers jours d’une victoire miraculeuse. Ce résultat ne pouvait être atteint que par l’effort méthodique et persévérant d’un parti bolchevik homogène et fortement discipliné. Il fallait donc, estimait Lénine, avant tout mettre de l’ordre dans l’appareil du parti. Kamenev fut éliminé de la direction de la Pravda, et lors du renouvellement du comité central, sur les neuf membres qui allaient le composer, sept furent pris dans la liste présentée par Lénine. Dès lors il n’y avait qu'à engager le combat. Le premier choc eut fieu au congrès panrusse des soviets qui se réunit le 3 juin 1917. La discussion s’ouvrit sur la question du soutien à accorder au gouvernement où venaient d’entrer, concession tardive, et inopérante, à l’opinion populaire, deux socialistes. L’un de ceux-ci, le menchevik Tsérételli, ministre de fraîche date, affirma péremptoirement que le gouvernement tel qu’il se présentait était le seul gouvernement possible. « Il n’y a pas, ajouta-t-il, sur un ton absolument catégorique, à l’heure actuelle en Russie de parti politique capable de prendre le pouvoir. » On entendit alors la voix de Lénine : « Ce parti existe », et il se précipita à la tribune. « A tout moment, s’écrie-t-il, le parti bolchevik est prêt à prendre le pouvoir ! » Ce qu’il entend en faire ? En premier lieu, rendre publics les bénéfices scandaleux des profiteurs de la guerre. « Voilà ce que vous devez faire, si vous tenez à mériter d’être appelés « démocrates révolutionnaires », lance-t-il à Tsérételli, arrêtez cinquante ou cent des plus gros capitalistes au lieu de vous asseoir a côté d’eux au gouvernement, ministres socialistes ! » L’intervention de Lénine ne changea en rien le cours des choses. Le congres, qui, sur huit cent vingt-deux délégués, ne comptait que cent cinq bolcheviks se prononça en faveur du soutien d’un ministère tripartite, promu à cette occasion « gouvernement de coalition ». Lénine, surmené, partit se reposer chez des amis en Finlande. Pendant son absence, un régiment de la garnison de Petrograd, interprétant un peu trop à la lettre les récents propos de Lénine, résolut de passer aux actes après avoir invité les marins de Kronstadt à imiter son exemple. Le comité central bolchevik, pris au dépourvu, lança des appels au calme qui ne furent pas écoutés. On manda d’urgence Lénine. Il était trop tard. La multitude de soldats et de matelots une fois déchaînée ne se laissait pas maîtriser. Il y eut du sang versé. Un ministre socialiste sommé de « s’expliquer » faillit être assommé. Mais, privé de direction, n’ayant nul plan établi, le mouvement tourna court et échoua piteusement. Lénine s’en montra très mécontent. Rien de plus néfaste, estimait-il, qu’une action insurrectionnelle prématurée. Certes, il avait dit : le parti était prêt à prendre le pouvoir. Encore fallait-il qu’on le lui offrît... On n’en était pas là. L’ambassadeur d’Angleterre, Sir George Buchanan, qui, dès le lendemain de l’arrivée de Lénine, avait insisté pour qu’on le mît dans l’impossibilité d’exciter les soldats à la désertion, au partage des terres et à l’assassinat, exigea cette fois en termes énergiques que l’ordre fût rétabli par des mesures draconiennes et les « agitateurs » livrés à la justice. Il en résulta un mandat d’arrêt contre Lénine, devenu, pour la circonstance, agent à la solde de l’état-major allemand. Le « traître » se réfugia en Finlande. La révolution était arrivée à son tournant décisif. Après la tentative contre-révolutionnaire manquée du général Komilov, qui avait suivi de près la « croisade » antibolchevique imaginée par Kérenski, une forte poussée à gauche commençait à se manifester dans les milieux démocratiques. Le parti bolchevik réussit à faire adopter par le soviet de Petrograd une résolution qui réclamait un gouvernement composé de représentants du prolétariat révolutionnaire et de la paysannerie. Quelques jours après, le soviet de Moscou vota une résolution analogue. Lénine jugea que, cette fois, le temps était venu de passer aux actes, et, de Finlande, écrivit au comité central bolchevik les deux célèbres lettres où il insistait sur la nécessité de « mettre à l’ordre du jour l’insurrection armée ». Le comité (ce n’était plus le comité léniniste restreint nommé à la conférence d’avril : au congrès du parti qui eut lieu en son absence, un nouveau comité avait été élu, composé de vingt et un membres et de dix suppléants, et ou Lénine ne comptait guère que cinq partisans) ne leur donna aucune suite. Ne recevant pas de réponse, Lénine rentra clandestinement, à ses risques et périls, à Petrograd, ce qui contraria beaucoup la direction du parti, laquelle préférait le tenir loin de la capitale. De son asile que connaissaient seulement quelques rares initiés, Lénine se mit à lancer des appels enflammés aux organisations ouvrières des faubourgs. Quant au comité bolchevik, après avoir créé un organe révolutionnaire chargé de préparer les éléments d’une action militaire éventuelle, il persistait dans son immobilisme. Lorsque Lénine, brûlant d’impatience, fit savoir qu’il se proposait de se rendre à l’institut Smolny où siégeait ledit comité, pour arrêter ensemble le plan d’une action insurrectionnelle immédiate, il lui fut répondu par téléphone que « sa présence au comité était jugée prématurée ». Alors il s’affuble d’une perruque, applique à sa joue une serviette pliée pour se donner l’air d’un homme souffrant horriblement d’un mal de dents, et, sous la pluie battante, dans la nuit, traverse pédestrement la capitale d’un bout à l’autre, pour arriver à Smolny. Une fois là, s’abstenant de tout contact avec le comité, il fait appeler Staline, son homme d’exécution à l’époque, dont il appréciait alors l’obéissance aveugle, et s’enferme avec lui dans un petit cabinet. C’est de là que partira l’impulsion qui allait mettre en branle les forces insurrectionnelles dont le comité militaire révolutionnaire n’osait toujours pas se servir. A huit heures du matin les gares, les ponts et les édifices publics se trouvaient occupés sans effusion de sang. Au cours de la nuit suivante le palais d’Hiver où siégeait le gouvernement de Kérenski fut pris d’assaut par les troupes enfin mises en mouvement par le comité militaire révolutionnaire qui, sous la pression des événements, se décida finalement à agir. Le lendemain, à la réunion plénière du congrès des soviets Lénine annonça la naissance d’un gouvernement ouvrier et paysan. Le démarrage fut extrêmement pénible. Il eut à lutter contre le sabotage des fonctionnaires et des techniciens des grandes entreprises industrielles et commerciales. Il dut interdire la plupart des journaux qui l’accablaient de sarcasmes et d’injures, fermer leurs imprimeries, saisir leurs stocks de papier. Les journalistes poussèrent les hauts cris. Dans les milieux intellectuels on le traita de barbare, d’Attila. Le soviet de Petrograd s’en émut. Lénine vint s’expliquer. « Nous ne pouvons pas donner à la bourgeoisie les moyens de nous calomnier, dit-il. Quelle est la liberté dont ont besoin ces journaux ? N’est-ce pas la liberté d’accumuler des stocks de papier et d’engager un tas de vils folliculaires ? Nous devons nous détourner résolument de cette liberté de la presse asservie au capital. » A peine a-t-il terminé, voici que le commissaire du peuple au commerce et à l’industrie Noguine déclare au nom de ses neuf collègues, que « jugeant inadmissible le maintien d’un gouvernement purement bolchevik par des moyens de terreur politique », ils donnaient leur démission. Lénine bondit : « Nous sommes des extrémistes ? Et vous, qui êtes-vous ? Des adeptes des méthodes d’obstruction parlementaire ! Si vous n’êtes pas contents, convoquez un nouveau Congrès de soviets, mais n intrigaillez pas ! » Il put résoudre tant bien que mal sa première crise ministérielle. C’était la moindre des épreuves qui vinrent assaillir le nouveau chef du gouvernement. Les vaincus fondaient leurs espoirs de revanche sur la prochaine convocation de l’Assemblée constituante où ils étaient sûrs d’avoir la majorité. Lénine le savait. Aussi voulait-il ajourner les élections, mais cédant aux instances de son entourage, il renonça à ce projet. La Constituante se réunit. Par deux cent trente-sept voix contre cent quarante-six elle refusa d’entendre la lecture de la déclaration des droits présentée par Lénine. Alors celui-ci et ses collègues quittèrent la salle. La séance continua. A quatre heures du matin, l’adjoint au commandant de la garde du palais de Tauride s’approcha de la tribune présidentielle et annonça au président. qu’il était temps de vider les lieux. La sortie des députés s’effectua sans incident. Le lendemain, Lénine fit paraître dans la Pravda un article sur les « gens d’outre-tombe » qui lui avaient « fait perdre une journée ». Une redoutable échéance l’attendait. Il s’était engagé à donner au peuple russe une paix immédiate. C’est cet engagement qui lui avait permis de bénéficier du soutien des masses. Il devait dont être tenu coûte que coûte. Sinon, Lénine était perdu, et avec lui toute la Révolution. Il le savait et se tenait prêt à toutes les concessions possibles. S’il fallait sacrifier les provinces limitrophes, on les sacrifierait. Après tout, la Pologne, la Finlande, les pays baltes, ce n’était pas la Russie. S’il fallait payer une contribution de guerre monstrueusement exorbitante, eh ien, on la payerait. De l’argent, ça se trouve. Que signifient quelques centaines de millions de plus ou de moins, pris aux capitalistes, quand il s’agit du sort du socialisme ! Ainsi raisonnait Lénine. Ce raisonnement était violemment combattu par les partisans de la « guerre révolutionnaire jusqu’à la dernière goutte de sang ». Finalement c’est la thèse « conciliatrice » de Trotsky, constamment en désaccord avec Lénine dans l’émigration et devenu depuis le triomphe de la Révolution d’octobre son plus zélé acolyte, qui l’emporta. Ni guerre révolutionnaire, ni paix honteuse. On lancerait à la clique impérialiste allemande un « non » retentissant, on démobiliserait l’armée laissant le pays sans défense aucune. L’ennemi « n’oserait pas » avancer. Si, malgré tout, il poursuivait l’offensive, on signerait la paix « sous la botte de l’envahisseur » et le prestige de la Révolution serait sauvé. L’ennemi «osa», et, finalement, on se trouva en présence de conditions beaucoup plus dures que les précédentes et d’un ultimatum de les accepter dans un délai de quarante-huit heures. Le Comité central s’inclina et la « sale paix » fut signée. Enfin, croyait Lénine, on pourra se mettre au travail, se consacrer à l’édification de l’Etat socialiste. Il se trompait. Déjà un autre ennemi, la famine, frappait à la porte. Pour le vaincre il fallait venir à bout de la résistance des paysans aisés qui refusaient de livrer le blé, l’argent ayant perdu à leurs yeux toute valeur. C’est à cet adversaire puissant et retors que dut s’attaquer Lénine. Il lança une nouvelle formule : « Croisade contre les koulaks. » Des bataillons de « ravitailleurs » formés d’ouvriers des villes affamées se mirent à sillonner la campagne à la recherche des stocks de blé cachés. A cette grande offensive déclenchée contre les paysans riches, Lénine voulut associer les paysans nécessiteux en groupant le prolétariat rural dans des organisations particulières qui reçurent le nom de « comités de pauvres ». Us étaient appelés à seconder l’action des agents du gouvernement et à veiller sur une répartition équitable des subsistances et de l'outillage agricole parmi les habitants du village. Lénine attachait une très grande importance à la création de ces comités. C’est avec eux, disait-il, que la Révolution d’octobre allait pénétrer dans les campagnes. Les espérances qu’il fondait sur les paysans pauvres ne se réalisèrent point. Lénine n’avait pas suffisamment tenu compte du déplacement du centre de gravité qui se produisit à la suite de l’entrée en vigueur du décret du 26 octobre 1917 sur la remise de la terre aux paysans, premier acte du gouvernement des soviets, dû à l’initiative de Lénine lui-même. Désormais une nouvelle majorité se trouvait formée : celle de la paysannerie moyenne qui englobait un nombre considérable de paysans pauvres devenus propriétaires. Les « comités de pauvres », composés d’indigents économiquement inadaptables, se montrèrent nettement au-dessous de leur tâche. Lénine s’en rendit compte au bout de quelques mois. En novembre 1918 il disait à un dirigeant du soviet de Saratov qui contrôlait une des plus importantes régions agricoles de la république : « Nous avons besoin du paysan moyen. Pour nous réconcilier avec lui, il faut passer par-dessus les comités de pauvres qui nous embêtent. » Et ils furent liquidés. Ainsi, dans la grande bataille pour le pain, Lénine se vit forcé de transiger avec l’adversaire. C’était le point de départ d’une nouvelle politique économique, dite la NEP, dont le premier résultat fut de remplacer le prélèvement obligatoire des réserves de blé excédant la norme établie par l’Etat, par une sorte d’impôt en nature, lequel, une fois acquitté, laissait le paysan libre d’exploiter au mieux de ses intérêts le produit de son travail. Ce revirement trouva chez Lénine l’explication suivante : « Les paysans ne sont pas contents. Il faut leur donner satisfaction. Que réclament-ils ? Une certaine liberté de transactions. Il ne faut pas avoir peur des mots. La liberté de transactions signifie liberté de commerce. Et qui dit liberté de commerce, dit retour au capitalisme. La question est de savoir si c’est possible sans porter une atteinte mortelle au régime soviétique ? » Oui, répond Lénine. Le tout est de savoir garder la mesure : « Il est certain que nous fûmes entraînés plus loin qu’il n’était nécessaire. Nous pouvons donc revenir quelque peu sur nos pas. » En signant la paix de Brest-Litovsk Lénine espérait que les « bandits impérialistes » donneraient quelque répit à la république des soviets. Il en fut tout autrement. A peine débarrassé des Allemands, il eut affaire aux Alliés. Les Anglais débarquèrent à Arkhangelsk et occupèrent, à l’autre bout du pays, Bakou, la capitale du pétrole. Le corps tchécoslovaque formé de prisonniers de guerre autrichiens qui se trouvait alors dans la région de l’Oural, en exécution des ordres reçus du comité national tchèque, docile instrument entre les mains du gouvernement français, se mutina et s’empara successivement de Samara, de Simbirsk, de Kazan. Partout, dans les villes, la bourgeoisie accueillait avec transport les « libérateurs ». A la campagne, les bandes de paysans révoltés dirigés par les « koulaks » se joignaient à eux. Au printemps 1919 les généraux blancs se mirent en mouvement. En octobre la situation apparaissait catastrophique. Youdenitch était aux portes de Petrograd, Dénikinc, après avoir pris Orel, approchait de Moscou. Au dernier moment les cavaliers de Boudienny, en enfonçant dans une charge furieuse et désespérée l’aile droite de l’armée blanche, sauvèrent la capitale. Dénikine battit en retraite. Deux jours après, Youdenitch levait le siège de Petrograd. Le 16 janvier 1920, le conseil suprême des Alliés ordonnait la levée du blocus. Il est certain que seule l’indomptable énergie de Lénine permit au jeune État soviétique de résister aux attaques conjuguées de ses ennemis extérieurs et intérieurs. Je ne trouve ni à l’époque ancienne, ni dans les temps modernes, un chef d’Etat qui, placé dans une situation aussi critique et disposant de moyens aussi réduits et imparfaits, en fût sorti avec un tel succès. Après cet effort surhumain, il a fallu payer rançon à la nature. Déjà au lendemain du dur combat livré aux adversaires de la paix de Brest-Litovsk, Lénine avait senti faiblir ses forces. Il sut traverser cependant sans défaillance la terrible année 1919. C’est en décembre 1920 qu’il fut contraint d’annoncer publiquement que son état de santé ne lui permettait pas de continuer ses fonctions de chef du gouvernement. Parti se reposer à la campagne, il revint au bout de quelques semaines, et, négligeant l’avis des médecins, reprit son travail. Il eut une première attaque de paralysie le 23 mai 1921; une deuxième le 9 mai 1923. La troisième le frappa à mort le 21 janvier 1924.




LÉNINE (VLADIMIR ILITCH OULIANOV, DIT) Révolutionnaire et homme d’État russe né à Simbirsk en 1870, mort à Gorki en 1924. Il se fit, dès sa jeunesse, l’ardent porte-parole du marxisme. L’échec de la révolution « démocratique bourgeoise » de 1905 fut pour lui l’occasion de méditer sur la stratégie révolutionnaire. En exil, il fonda le parti bolchevik et le journal La Pravda (1912). Pendant la Première Guerre mondiale, il résolut de transformer la guerre « impérialiste » en guerre civile. De retour en Russie après la révolution de février 1917, il exposa son programme pour le passage de la révolution démocratique à la révolution socialiste et à la dictature prolétarienne. En mars 1918, un traité de paix (Brest-Litovsk, 3 mars) fut signé entre l’Allemagne et les Soviets. Ayant ainsi retiré son pays du conflit, Lénine fit abolir le droit de propriété des grands propriétaires fonciers et créa la IIIe Internationale. Élu président du Conseil des commissaires du peuple, il se consacra à la transformation de la Russie en État socialiste, secondé par Staline et Trotski. Il est l’auteur, notamment, de L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916), et de L’État et la révolution (1917).


Homme politique soviétique. Né dans une famille bourgeoise, Vladimir Oulianov se tourna vite vers le marxisme, dont il devint un adepte intransigeant, et se lança dans l'action révolutionnaire. Déporté en Sibérie, il s'y maria avec une militante révolutionnaire, et rédigea Le Développement du capitalisme en Russie (1899). Ayant terminé sa peine, il quitta l'Empire, vécut dans divers pays européens, fit paraître à partir de 1900 un journal, l'Iskra (L'Étincelle), et rédigea une brochure, Que faire ? (1902), destinée aux militants du jeune parti social-démocrate russe. Il s'attacha à montrer qu'une révolution socialiste était possible en Russie, pourvu qu'elle fût préparée méthodiquement et conduite par un parti centralisé et discipliné de « révolutionnaires professionnels ». Au congrès social-démocrate de 1903, Lénine imposa de justesse ses vues. Ses partisans prirent le nom de bolcheviks (« majoritaires »). Rentré en Russie en nov. 1905, Lénine ne joua qu'un rôle mineur dans les événements révolutionnaires. Il employa les années suivantes à organiser ses partisans, qui rompirent avec la minorité du parti social-démocrate (les mencheviks ou « minoritaires ») en 1912. En 1907, il repartit pour l'exil, en France et en Suisse. Peu après août 1914, il prit nettement position contre le soutien à la guerre, rompant ainsi avec la plupart des socialistes, publia L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916), où il analysait les causes de la guerre, et participa aux conférences de Zimmerwald et Kienthal. Après la chute du régime tsariste (mars 1917), il obtint l'autorisation de traverser le territoire allemand et rejoignit Petrograd, où il prit en main la direction du parti bolchevique. À partir d'avr. 1917, la vie de Lénine se confond avec l'histoire de la révolution et de l'URSS naissante. Il réussit à imposer ses vues, parfois non sans mal, dans toutes les étapes essentielles : ligne intransigeante contre le gouvernement provisoire, nécessité d'une insurrection armée contre Kerenski (oct. 1917), d'une paix avec l'Allemagne, d'une pause dans le communisme de guerre, qui aboutit à la NEP (v.). Une première attaque d'apoplexie, en mai 1922, l'obligea à réduire son activité, une deuxième le laissa paralysé. Une dernière attaque le terrassa. Son corps embaumé est exposé dans le mausolée de la place Rouge. Voir RUSSIE. La période léninienne.

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