Le travail, les échanges
On n’a pas coutume de dire qu’un fleuve qui transporte des cailloux, des graviers, des sables et qui par ses alluvions forme un delta, ou qu’un castor qui construit un barrage, travaille au sens propre du terme. Seul l’homme travaille. Il convient donc de déterminer en quoi le travail constitue une activité spécifiquement humaine. D’autre part, l’homme a le souvenir d’un âge d’or, d’un paradis perdu, d’un état « primitif» de l’humanité où il n’y avait pas de travail. Cette nostalgie de ce qui n’est plus témoigne que le travail est vécu comme une servitude.
I. — Le travail
A. Spécificité-du travail humain
Le travail se présente de prime abord comme un acte qui se passe entre l'homme et la nature. Dans Le capital, K. Marx montre comment, dans cet acte, l'homme joue lui-même à l'égard de la nature le rôle d'une puissance naturelle. Pour s'assimiler les matières « en leur donnant une forme utile à la vie», l'homme use des forces dont son corps est doué : bras et jambes, tête et mains. Par là, il agit comme tous les êtres vivants. Cette activité purement naturelle ne peut être définie comme un travail. En fait, le travail humain se différencie d'abord de la simple transformation naturelle ou encore de la prise de possession de moyens de subsistance tout trouvés (la cueillette des fruits par exemple) par l'utilisation de l'outil.
1. L'outil, le moyen de travail
L'outil est un intermédiaire entre l'homme et la nature, il est un prolongement du corps anatomique. A la différence des animaux, les hommes ne sont plus tributaires de leur propre capacité organique. Dans la production, dit Marx, le travailleur « convertit des objets extérieurs en organes de sa propre activité, organes qu'il ajoute aux siens de manière à prolonger son corps». Sans doute, l'usage d'outils est-il propre à des animaux. Ainsi, par exemple, les singes peuvent, contre leurs ennemis, se servir de pierres ou prendre tout ce qu'ils peuvent trouver qui a de la force percutante. Mais ces outils ne sont pas fabriqués, ils ne sont pas mis en réserve ou préparés. Ils sont fournis par la nature et utilisés dans l'urgence du moment. Certains hominidés sont aussi capables de fabriquer des outils, d'emmancher deux bambous, par exemple. Mais ces outils ne sont pas perfectionnés. On peut affirmer que l'outil qui existe à l'état rudimentaire chez les animaux devient un caractère distinctif de l'espèce humaine. Le travail peut donc se définir comme la transformation de la nature par l'intermédiaire d'outils. Objet fabriqué, l'outil est une médiation : « Le travailleur s'empare immédiatement non pas de l'objet mais du moyen de son travail. » Cette médiation introduit une autre dimension dans la production : la technique. Non seulement le travailleur peut se servir des propriétés mécaniques, physiques, chimiques de certaines choses pour « les faire agir comme forces sur d'autres choses, conformément à son but», mais il peut aussi fabriquer des machines, des ateliers, des canaux, des routes... A tel point que — comme l'affirme Marx — « ce qui distingue une époque économique d'une autre c'est moins ce que l'on fabrique que... les moyens par lesquels or fabrique». Autrement dit, le facteur technique détermine le degré d'évolution du travail.
2. Le travail comme activité consciente
L'oiseau qui bâtit un nid, l'abeille qui construit une cellule de cire transforment la nature en utilisant leurs organes naturels et agissent donc par instinct. A partir du moment où chez l'homme l'outil intervient comme moyen, la production ne peut être que consciente. L'usage des outils doit être intellectuellement conçu. Le travail est donc une activité consciente. Marx écrit : - « Ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. » Autrement dit le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. L'artisan, par exemple, conçoit l'objet avant de le fabriquer.
3. Le travail comme activité pénible
Comme consciente, l'activité du travailleur est déterminée, par un but à atteindre. La subordination constante de la volonté à ce but crée un état de tension. L'œuvre, dit Marx, « exige pendant toute sa durée, outre l'effort des organes qui agissent, une attention soutenue, laquelle ne peut elle-même résulter que d'une tension constante de la volonté». Voilà pourquoi le travail est pénible.
B. Le travail a créé l'homme
Pendant longtemps a prévalu une conception cérébraliste de l'hominisation. L'idée était claire : le passage du singe à l'homme s'était effectué par un simple grossissement du cerveau. Au XXe siècle l'hypothèse de l'homme-singe prend fin et les progrès des sciences de l'homme nous permettent de comprendre le passage de l'animalité à l'humanité non pas comme un simple processus de cérébralisation mais comme un processus plus complexe dans lequel le travail a joué un rôle déterminant. On doit à A. Leroi-Gourhan d'avoir montré dans Le geste et la parole que c'est avant tout l'organisation corporelle de l'homme qui lui a permis d'utiliser des outils. L'homme ne se différencie pas d'abord de l'animal par la pensée mais par ses caractéristiques physiques. Le premier critère biologique de' l'humanité, et le plus important de tous, c'est la station verticale qui a pour conséquence la libération de la main : « La liberté de la main permet forcément une activité technique différente de celle des singes et sa liberté pendant la locomotion alliée à une face courte et sans canines offensives commande l'utilisation des organes officiels que sont les outils. » Et c'est par le travail — que rend possible la préhension de l'outil — que l'homme s'est produit lui-même dans l'histoire à partir de la nature. En transformant la Nature, l'homme transforme en effet sa propre nature. Ainsi le langage apparaît originellement comme l'un des moyens nécessaires du travail. Comme l'outil, la 'parole est un intermédiaire. Elle opère un décalage entre l'intention et l'action. Ainsi, par exemple, pour couper un objet l'homme prépare une lame tranchante au lieu de s'attaquer directement à l'objet. De même au lieu de montrer un objet désiré et de faire signe qu'on le lui apporte, il émet des sons. De ce décalage naît la pensée. La pensée est le produit de l'action différée, médiatisée par l'outil et la parole. Langage, pensée, outil s'engendrent donc mutuellement et se renforcent sur la base du travail.
C. La division du travail
Dans "La République", Platon affirme que c'est « l'impuissance où se trouve chaque homme de se satisfaire à lui-même et le besoin qu'il éprouve d'une multitude de choses » qui donne naissance à une cité. Il y a trois besoins fondamentaux : la nourriture, l'habitation, le vêtement. A ces trois besoins correspondent trois travailleurs, « le laboureur, le maçon et le tisserand», auxquels «nous pouvons ajouter le cordonnier» par souci de symétrie puisqu'il s'agit d'une reconstruction intellectuelle et non historique. A partir de là, Platon affirme que deux solutions sont possibles : — Soit ces quatre activités sont confiées à chaque travailleur qui partagera son temps de travail en quatre. C'est ce qui se passe dans les communautés agraires «primitives». — Soit chaque travailleur se spécialise dans une des quatre activités et y consacre la totalité de son temps de travail. C'est ce qui existe dans les sociétés actuelles. C'est ce qu'on appelle la division sociale du travail. Elle présente divers avantages que Platon énumère. D'abord elle correspond à la différence entre les aptitudes naturelles qui rend les hommes complémentaires les uns des autres. Ensuite la spécialisation dans une activité déterminée y produit une plus grande habileté. Enfin la spécialisation fait l'économie des pertes de temps qu'occasionne le passage d'un travail à un autre. De plus il y a pour toute activité une saison.
II. — Les échanges
Dans le livre I de "La politique", Aristote fait un historique des échanges. Les premiers échanges, dit-il, ont eu lieu de groupe à groupe et semblent correspondre à une division géographique du travail. Ainsi, par exemple, sur les bords de la Méditerranée, on échangeait le blé des montagnes contre le vin des plaines côtières. La première forme de. l'échange est donc le «troc» d'objets d'utilité contre d'autres. Mais lorsque les groupes humains. s'agrandissent, la division du travail s'instaure en leur sein et les différents travailleurs sont amenés à échanger entre eux les produits de leur travail Dès lors apparaît une autre forme de l'échange : le commerce par «achat» et «vente», Ce commerce intérieur suppose la propriété privée. De plus, il exige des commerçants, un marché et une monnaie. La monnaie est ce qui permet de résoudre le problème de l'équivalence entre des marchandises de valeur inégale. Par exemple, si la maison vaut plus que les chaussures, la différence de l'échange sera compensée en argent. Mais si l'argent permet de comparer en un certain sens les produits à échanger, il n'est en aucun cas le véritable fondement de la valeur. A l'origine, ce n'est jamais qu'une marchandise parmi d'autres, un objet d'usage, par exemple, du fer, du bronze ou quelque autre métal, quelque. chose qui peut être facilement conservé, transporté et divisé en parties aliquotes. Par la suite, avec le développement des échanges, pour faciliter les choses, les pièces de métal sont frappées d'un signe indiquant la quantité de métal. Ce signe est une convention sociale et peut être manipulé. Quoi qu'il en soit, l'argent n'est jamais qu'une marchandise qui exprime la valeur des autres marchandises mais qui vaut comme toute autre marchandise. Pour Aristote, le véritable fondement de la valeur d'un produit est l'usage qu'on peut en faire. Si l'on n'avait besoin de rien, il n'y aurait en effet nul échange. Mais on peut objecter à Aristote qu'il y a des biens d'usage gratuits, l'eau ou l'air, par exemple. D'autre part, on constate dans les sociétés développées qu'une marchandise qui ne trouve pas d'acquéreurs ne perd pas pour autant son prix. Il revient à A. Smith d'avoir découvert le fondement de la valeur. Dans La richesse des nations, il affirme que le prix de chaque chose est le travail que coûte sa production. Voilà pourquoi certains biens d'usage sont gratuits tandis que des biens de peu d'usage comme l'or ou l'argent coûtent un prix fort élevé. Néanmoins il reste vrai que les choses n'ont de prix que pour autant qu'elles sont utiles. L'échange n'est donc qu'un moyen de se procurer des objets d'utilité nécessaires à la vie et utiles à la communauté. Pour Aristote, cet art d'acquérir, propre à l'économie domestique, est « conforme à la nature». Mais avec l'introduction de la monnaie une nouvelle forme d'acquisition apparaît : la «chrématistique». Dans l'échange propre à l'économie domestique, l'argent (A) n'est qu'un moyen terme dans l'échange entre marchandises (M). On a la formule : M-A-M. Dans l'échange chrématistique l'argent devient le terme de l'échange. On a: A-M-A’. Ainsi, par exemple, le « négoce» consiste à revendre les marchandises de telle sorte qu'on se procure une somme d'argent supérieure à celle dépensée pour les acheter. La limite de cette forme d'échange c'est l'usure. ou prêt à intérêt. Ici, dit Aristote, « l'argent produit de l'argent, de telle sorte que cette manière d'acquérir des richesses soit la plus contraire à la nature». L'accumulation de l'argent est un processus sans limites, et à vouloir ainsi s'enrichir on peut perdre sa vie à la gagner. L'argent dénature aussi le travail lui-même qui ne se définit plus d'après son résultat mais d'après le gain qu'il procure. Ainsi, par exemple, originairement le résultat que vise la médecine c'est la santé, mais on a fait de cet art un moyen de gagner de l'argent. La capacité elle-même, du médecin est aliénée, c'est-à-dire vendue à autrui.
III. — Le travail aliéné
A. Le problème du prix du travail
A. Smith a montré que le travail était la mesure réelle de la valeur échangeable de toute marchandise. Qualitativement et quantitativement différentes, les marchandises ont néanmoins toutes en commun d'être des produits du travail humain. Mais de quel travail s'agit-il ? Marx montre que la détermination de la valeur par la quantité de travail suppose que tous les travaux, aussi différents et concrets qu'ils soient, puissent être ramenés à un même travail abstrait, général, indifférencié. Or tout travail est une dépense de force physique et intellectuelle. Ainsi au double caractère de la marchandise qui est à la fois une valeur d'usage (objet d'utilité) et une valeur d'échange (objet échangeable) correspond donc le double caractère du travail qui est à la fois concret et abstrait Ainsi, par exemple le travail du tailleur est concret, différencié, producteur de vêtements donc de choses utiles mais il est aussi abstrait, indifférencié comme dépense de force humaine de travail et producteur d'une valeur d'échange. Une marchandise n'a de valeur que pour autant que du travail humain abstrait est matérialisé en elle. Mais comment mesurer la grandeur de sa valeur? Marx répond : par le temps de travail. Ainsi deux marchandises qui, pour leur production, exigent le même temps de travail auront la même valeur. Encore faut-il considérer le travail dans une société déterminée. Sinon on pourrait s’imaginer que « plus un homme est paresseux ou inhabile, plus sa marchandise a de valeur, parce qu’il emploie plus de temps à sa fabrication ». Il s’agit donc du temps de travail socialement nécessaire à la production d’une marchandise, c’est-à-dire le temps qu’exige « tout travail, exécuté avec le degré moyen d’habileté et d’intensité et dans des conditions .qui, par rapport au milieu social donné, sont normales ». Mais si le travail détermine la valeur, il ne peut avoir lui-même de valeur. Que représente donc le salaire ? On doit à Marx d’avoir découvert que le salaire n’est pas le prix du travail mais le prix de la force de travail : « Ce que l'ouvrier vend, ce n'est pas directement son 'travail mais sa force de travail... » Sous ce nom il faut comprendre « l'ensemble des 'facultés physiques et intellectuelles qui existent dans le corps d'un homme... et qu'il doit mettre en mouvement pour produire des choses utiles ». La force de travail est une marchandise qui vaut comme toute autre marchandise : sa valeur est déterminée par le temps de travail nécessaire à sa production, c’est-à-dire par le temps de travail nécessaire à la production des moyens de subsistance dont l’ouvrier a besoin pour l’entretien et le renouvellement de celle-ci.
B. L'exploitation du travail
Dans la société capitaliste, contrairement à la société esclavagiste, le travailleur est libre mais il est aussi libre de tout, c’est-à-dire dénudé, ne possédant que sa marchandise force de travail. Il ne la vend pas en bloc une fois pour toutes, mais morceau par morceau, jour après jour, mois après mois. Le capitaliste achète la force de travail de l’ouvrier à son prix, autrement dit 'à sa juste valeur. D’où vient donc le profit? Celui-ci résulte de ce que la quantité de travail que fournit la force de travail est toujours supérieure à celle qui est nécessaire à sa production. La plus-value ou profit résulte donc de la différence entre la valeur d'usage de la force de travail (c'est-à-dire le travail qu'elle fournit qui peut se mesurer en quantité de produits) et sa valeur d'échange (c'est-à-dire le travail qu'elle coûte). Ainsi s'éclaircit le mystère de l'échange chrématistique. Le changement de valeur exprimé par A-M-A', conversion de l'argent en marchandise et reconversion de la même marchandise en plus d'argent, provient de l'utilisation par le. capitaliste de cette marchandise particulière dont la valeur d'usage est source de valeur échangeable : la force de travail. Le profit est donc du travail exploité.
C. Le travail parcellaire
Plus la journée de travail est longue ou plus l'ouvrier crée rapidement les moyens de subsistance nécessaires au renouvellement de sa force de travail, plus le profit est grand. La diminution de la journée de travail imposée par les luttes ouvrières a amené le capital à toujours pousser davantage la division du travail pour augmenter la productivité et maintenir ainsi son taux de profit.
1. La manufacture
La première forme de la division capitaliste du travail est la manufacture. Celle-ci rassemble dans un même atelier des artisans de métiers différents, travaillant ensemble à la fabrication d'un même produit. Ainsi les diverses opérations qui concourent à la' fabrication d'un objet sont séparées, isolées, confiées chacune à un ouvrier spécialisé. Ce dernier est ainsi confiné dans une tâche mécanique simple qui peut être apprise en quelques instants et exécutée très rapidement avec l'habitude. La manufacture entraîne la disparition du savoir-faire artisanal et la déqualification de la force de travail. L'ouvrier ne participe que de façon fragmentaire à la fabrication du produit : « Les travailleurs parcellaires ne produisent pas de marchandises. Ce n'est que leur produit collectif qui devient marchandise. » Le travail, réduit au maniement d'un outil fragmentaire, devient toujours plus mécanique jusqu'à ce que la machine remplace l'homme.
2. Le machinisme et la grande industrie
Dans la grande industrie, l'homme n'a plus qu'à surveiller la machine et en corriger les erreurs. La machine-outil permet une utilisation purement mécanique des outils. L'habileté manuelle encore requise dans la manufacture disparaît. La force de travail se dévalorise toujours davantage. L'emploi d'une main-d'œuvre non qualifiée (femmes, enfants) accroît la concurrence entre travailleurs. De plus le travail devient monotone : « La facilité même du travail devient une torture en ce sens que la machine ne délivre pas l'ouvrier du travail, mais dépouille le travail de son intérêt. » Enfin l'intensité du travail augmente dans la mesure où le travailleur doit se plier au rythme imposé par la machine.
D. Conclusion
Ainsi dans la société capitaliste, le travail est aliéné. Vendu à autrui, exploité, il n'est plus pour le travailleur qu'un moyen de gagner sa vie. Non seulement le travailleur n'a aucun droit de propriété sur le produit de son travail mais aussi et surtout il est dépossédé réellement de son travail dans lequel « il ne s'affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l'aise mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit ». Le travail est donc du travail forcé. Mais c'est aussi la vie hors travail qui est aliénée : elle n'est plus que temps de repos, temps pendant lequel le travailleur reproduit sa force de travail. Manger, boire, procréer — dit Marx — sont certes des fonctions authentiquement humaines. Mais « séparées abstraitement du reste du champ des activités humaines, et devenues ainsi la fin dernière et unique,. elles sont bestiales». Toutefois, on peut penser que ces formes parcellaires et aliénées du travail ne sont, dans l'évolution séculaire de la production, que les mauvais côtés par lesquels des formes plus avancées du travail pourront développer l'homme social intégral qui saura « tenir tête aux exigences les plus diversifiées du travail». Dans son essence, le travail est libérateur puisqu'il transforme la nature extérieure et la nature humaine.
Sujets de dissertation
1. Le travail est-il source de libération? 2. Peut-on séparer le travail du reste des activités humaines?
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