Le travail (cours de philosophie)
Notre participation sociale s’exprime par le travail, celui-ci étant entendu comme contribution à la vie collective et au bien commun. L’acceptation du travail est acceptation d’un rôle social, avec tout ce qu’il implique de « comportement prescrit » (ou « comportement technologique ») et d’obligation. C'est d’ailleurs le refus du travail comme rôle social qui caractérise les diverses formes de la dissocialité. Il est remarquable en effet qu’en cas de dissocialité active (celle des délinquants et criminels, par opposition à la dissocialité passive des clochards et de certains beatniks et hippies), les individus dissociaux travaillent beaucoup (préparation d’un coup, répétition, fabrication de fausse monnaie, laboratoires chimiques de fabrication de la drogue, etc.) mais ce travail exclut le rôle social et a pour objectif la main mise délictueuse sur les biens convoités. Nous étudierons le Travail d’abord du point de vue anthropologique et ensuite du point de vue économique.
— I — Le travail du point de vue anthropologique.
Dès l’apparition de l’espèce humaine, dans les traces laissées par la préhistoire, on constate les signes d’un travail humain : modification de l’environnement écologique, constructions, fabrication d’outils, sépultures, œuvres d’art, etc. C’est dans le travail et par le travail que les Hommes mesurent leurs possibilités et leurs limites, qu’ils .s'affirment en triomphant du réel et des éléments, en modelant et en rectifiant l’environnement. L’Homme se crée lui-même d’une part en contribuant à l’existence des autres dans le cadre social indépassable de son existence, d’autre part en réalisant quelque chose qui n’existait pas avant lui. Dans « L'Être et le Travail » (1949), Jules Vuillemin écrit : « Le vouloir qui ne veut pas exile l’Homme de son entreprise essentielle : se faire... Si l'Histoire a un sens, c’est à la condition d’emprunter son principe suprême à l’activité par laquelle l’homme crée le destin collectif de son espèce. Je travaille donc je suis ».
1 — L'être-au-travail. L’être qui travaille cherche d’abord à se procurer des objets destinés à satisfaire ses besoins (le cultivateur qui sème, laboure, récolte) ou à satisfaire les besoins des autres (artisans, fabrication industrielle d’appareils ménagers, industrie automobile, etc.) moyennant une rétribution de son travail, rétribution elle-même destinée à se procurer les objets (faits par les autres) dont il a besoin pour lui ou les siens. Prenons pour objet de réflexion « l’être-au-travail » et non pas le travail considéré objectivement avec ses moyens et ses produits. Le travail, ainsi considéré dans son acte et non dans ses produits, semble pouvoir être caractérisé de trois manières. Il est :
A — Expression du besoin de « gagner sa vie ». Comme le dit G. Canguilhem, le travail s'oppose, sous cet aspect, à la prière et au don, attendu d’une grâce transcendante. L’impératif "gagne ton pain à la sueur de ton front" laisse chacun seul aux prises avec le travail à faire, avec la certitude qu’on ne lui fera pas de cadeaux et qu’il ne doit pas attendre de miracle. Ce sentiment d’affrontement, d'effort, de peine (que marque « à la sueur de ton front ») implique que le travail exclut l’amateurisme, le jeu, le dilettantisme, et qu'il rencontre l’obstacle naturel de notre paresse, de notre indolence, de notre distraction et de notre multiple curiosité.
B — Expression d'une coopération. Tout travail est une participation à la collectivité, même si le travailleur est seul à bord d'une machine ou isolé dans le fond d’une échoppe ou d’un laboratoire de recherches personnelles. Ses outils même sont le signe de l’existence des autres travailleurs et l’art de s’en servir suppose un apprentissage. La division du travail est l’explication, en même temps que l’expression, de cette coopération. Elle peut être à l’échelle de la société dans l’interdépendance des métiers ; elle est plus visible à l’échelle réduite de l’atelier ou de l'usine où chacun a sa place et son rôle dans l’organisation du travail commun.
C — Réalisation de quelque chose. Soit directement, soit par la participation à un effort collectif, le travailleur est celui qui peut montrer les résultats de son travail, résultats considérés ici non pas comme produits à lancer sur le marché, mais comme réalisation portant peu ou prou la marque de son auteur, les traces de sa peine. Nous retrouvons ici la notion de valeur. La valeur qu’un objet a pour nous, dans ce cas, n'est plus l’attrait qu'il représente pour une tendance, un besoin ou un désir, elle est l’expression du travail qu’il représente, et particulièrement pour le réalisateur lui-même, elle est l’évaluation de son effort, de sa peine et de sa souffrance créatrice.
2 — Ces trois aspects de l’être-au-travail expriment des valeurs morales. Il suffit, pour le montrer, de reprendre l’analyse précédente en montrant la portée morale de chaque composante.
A — Autonomie et courage. Travailler pour gagner sa vie implique nécessairement autonomie et courage. L'être qui ne travaille pas pour vivre, soit qu’il vive de ses rentes, soit qu’il vive du travail des ...