LE TEMPS (textes)
LE TEMPS
Paradoxes du temps vécu (saint Augustin)
Le temps semble indéfinissable
«Qu’est-ce que le temps ?», demande saint Augustin (354-430). «Qui serait capable de l’expliquer facilement et brièvement ? [...] Est-il cependant notion plus familière et plus connue dont nous usions en parlant ?» (Les Confessions, livre XI).
Instabilité de l’instant
Le temps semble indéfinissable : à ce caractère est reliée l’instabilité de l’instant présent. «Comment donc ces deux temps, le passé et l’avenir, sont-ils, puisque le passé n’est plus et que l’avenir n’est pas encore ?», poursuit saint Augustin (ibid). Et «si le présent, pour être du temps, doit rejoindre le passé, comment pouvons-nous déclarer qu’il est aussi, lui qui ne peut être qu’en cessant d’être ? Si bien que ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, c’est qu’il tend à ne plus être.» (ibid).
Fugacité de l'instant présent
Pascal :
«nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre»
«Nous ne tenons jamais au temps présent, écrit Pascal dans ses Pensées. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous nous rappelons le passé, pour l’arrêter comme trop prompt : si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient».
Démocrite, Épicure : les insensés ne savent pas jouir du présent
Démocrite (Ve siècle av. J.-C.) l’avait déjà dit : «les sots tendent toujours vers les choses absentes, mais ils gâtent les présentes, fussent-elles pour eux plus avantageuses que les passées» (frag. 202). Épicure (IIIe siècle av. J.-C.) déclare pareillement qu’«il ne faut pas gâter les choses présentes par le désir des absentes, mais considérer que celles-là même étaient appelées de nos vœux» (Sentence Vaticane 35).
Ainsi, les «insensés», selon les sages antiques, sont ceux-là qui, ne sachant jouir du présent, «ne songent qu’aux biens futurs qu’ils attendent» (Cicéron, De finibus, I, XVIII, 60). Mais aucune certitude n’est possible au sujet de tels biens : aussi se consument-ils d’anxiété et de crainte.
« Cueillir dès aujourd’hui les roses de la vie »
L’antique poète grec Anacréon (vr siècle av. J.-C.), Horace (p siècle av. J.-C.), puis les poètes de la Renaissance ont professé une philosophie du plaisir; fondée sur le désabusement qu’induit le sentiment de l’inéluctable fuite du temps. Carpe diem, dit Horace : «Pendant que nous parlons
l’heure jalouse a fui. Cueille le jour (carpe diem), en te fiant le moins possible au lendemain » (Odes, I, XI).
«Cueillir dès aujourd’hui les roses de la vie» (Ronsard, Sonnets pour Hélène, II, XLIII) ; jouir avant de devenir vieux et de n’être plus : c’est là, précisément, la devise que saint Paul (II siècle après J.-C.) prêtait aux impies. «Buvons et mangeons, car demain nous mourrons» : ainsi parlent, selon l’apôtre, ceux qui ne croient pas à l’au-delà (Première épître aux Corinthiens, XV, 32).
Le temps : réalité en soi, concept ou forme a priori?Le temps comme réalité en soi (Newton)
Comme l’espace, le temps est, selon Newton (1642-1727), un en-soi. Il a une réalité indépendante de la conscience qu’on en prend.
De ce «temps absolu, véritable et mathématique, existant en soi», le temps commun (ou temps relatif) - celui que nous lisons sur une horloge - n’est que la traduction sensible et, partant, approximative (Principes mathématiques de la philosophie naturelle, 1687).
Le temps comme concept (Leibniz)
Leibniz (1646-1716), qui ramène le corps à des substances immatérielles (= les monades), s’efforce de réduire l’idée commune selon laquelle l’espace et le temps sont des réalités distinctes des substances.
Le temps résulte, selon lui, des substances — bien loin de leur préexister
Il n’est rien d’autre que l’ordre de succession des phénomènes qui nous sont donnés, et équivaut, en dernière analyse, à un concept logique.
Le temps, forme a priori de notre intuition sensible (Kant)
Selon Kant (Critique de la raison pure, 1781), le temps n’est :
- ni un «concept empirique qui dérive d’une expérience quelconque»
(= conception de Newton) ;
- ni un «concept discursif» (Leibniz).
Si donc on ne peut «relativement aux phénomènes en général, supprimer le temps lui-même, quoiqu’on puisse fort bien extraire les phénomènes du temps», c’est que «le temps est donné a priori» (c.-à-d. : indépendamment de toute expérience), c’est que «toute réalité des phénomènes n’est possible qu’en lui» (ibid) : le temps (comme, d’ailleurs, l’espace) n’est rien autre chose qu’une «condition subjective de notre humaine intuition» (ibid).
Autrement dit, notre esprit est ainsi fait que les choses ne peuvent nous apparaître que dans le temps.
La relativité du temps
Avant Einstein
La mécanique classique (= celle de Newton) considérait qu’un mouvement était relatif à un système de coordonnées spatiales, mais que tous les systèmes de coordonnées coexistaient cependant dans un même temps absolu.
«Dans la physique classique, écrivaient Einstein et Infeld, nous avions une seule horloge, un seul flux du temps pour tous les observateurs dans tous les SC [= systèmes de coordonnées]. Le temps et, par conséquent, les expressions telles que «simultanément», «plus tôt», «plus tard», avaient une signification absolue, indépendante d’un SC quelconque» (L'Évolution des idées en physique, 1938).
La théorie de la relativité
Einstein (1879-1955) a montré l’impossibilité de rapporter tous les phénomènes de l’univers à un seul temps homogène : il convient donc de parler de «temps propre» à telle portion de matière (expression due au physicien Paul Langevin) ou de temps local «Nous devons accepter, écrit Einstein lui-même, le concept de temps relatif pour tout système de coordonnées» (Einstein / Infeld, L’Évolution des idées en physique, 1938).
La relativité aboutit donc à une fusion intime des notions d’espace et de temps (= l’«espace-temps»), en enseignant que nos mesures de temps et d’espace ne sont pas indépendantes entre elles.
Durée vraie et temps pensé (H. Bergson)
Irréversibilité et continuité du temps vécu
La théorie de la relativité n’entame en rien notre sentiment de l’irréversibilité du temps. Elle a, d’ailleurs, montré, tout à l’inverse, l’impossibilité physique de celle-ci (pour «remonter» le temps, il faudrait dépasser la vitesse de la lumière).
En tout état de cause, affirmait Bergson (1859-1941), notre intelligence a tendance à nier qu’il existe, en deçà du temps objectif des mathématiciens et des horloges, une «durée pure» qui assure l’interpénétration de tous nos états d’âme. Sans cette durée, nous ne connaîtrions que des instants ; il n’y aurait pas de prolongement du passé dans le présent (souvenirs, etc.) : «notre durée n’est pas un instant qui remplace un instant» (L’Évolution créatrice, 1907).
Temps du savant et temps vécu
Notre intelligence, affirme Bergson, a «besoin d’immobilité» (La Pensée et le Mouvant, 1934).
Considérons le mouvement d’un mobile : «une fois le trajet effectué, comme la trajectoire est espace», nous croirons comprendre le mouvement si nous pouvons le représenter «comme correspondant avec les immobilités des points d’espace qu’il parcourt» (ibid). Alors on pourra avoir, comme Leibniz, l’illusion que le temps est «un continu uniforme et simple, comme une ligne droite» (Nouveaux Essais sur l’entendement humain, 1703).
Mais tout cela nous apprend seulement que l’intelligence, et l’intelligence scientifique particulièrement, n’a jamais affaire qu’à un temps spatialisé, à un temps qu’elle rend subrepticement «indéfini et homogène», c’est-à-dire à un «fantôme de l’espace» (Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889). •
LE TEMPS Saint Augustin : le temps paraît insaisissable «Qu’est-ce donc que le temps ?» «Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus» (saint Augustin, Les Confessions, XI - 400). L’être du temps, c’est de tendre au non-être C’est que le temps est insaisissable : son être, c’est précisément de «tendre à ne pas être» (ibid). Le passé n’est plus, le futur pas encore. Quant au présent, la raison pour laquelle il est considéré par nous comme présent, «c’est qu’il ne sera plus» : il ne devient du temps, en effet, que parce qu’il s’en va dans le passé (ibid). Kant : tous les phénomènes sont dans le temps Le temps ne dérive d’aucune expérience Pour Kant (1724-1804), l’espace et le temps «ne sont pas des choses en soi, ni les propriétés en soi de celles-ci», mais «ils n appartiennent qu’à leurs phénomènes» (Prolégomènes, Appendice, 1783). Pour ce qui est des «choses en soi», nous ne pouvons rien en dire : elles nous demeurent à tout jamais inconnues. Le temps ne dérive d’aucune expérience. Le temps, «forme du sens interne» Penser le monde comme ayant eu un commencement est aussi insoutenable que d’admettre qu’il n’en a pas eu, puisque le temps est un cadre a priori de toute représentation : «en lui seul est possible toute réalité des phénomènes» (Kant, Critique de la raison pure, 1781). Nous ne pouvons pas nous en abstraire ; nous ne pouvons rien nous représenter en dehors de lui. Le temps est «la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-mêmes et de notre état intérieur» (ibid). Il est, en d’autres termes, la condition immédiate de tous les phénomènes intérieurs ; et il est, en outre, la condition médiate des phénomènes externes. Temps absolu et temps relatif en physique Newton : le temps absolu «La durée ou la persévérance des choses est donc la même, soit que les mouvements soient prompts, soit qu’ils soient lents, et elle serait encore la même, quand il n’y aurait aucun mouvement ; ainsi il faut bien distinguer le temps de ses mesures sensibles», écrivait Isaac Newton (1642-1727), dans ses Principes mathématiques de la philosophie naturelle. Notre temps et notre durée ne sont que les mesures imparfaites d’un «temps absolu, vrai et mathématique» (ibid). Et s’il n'y avait pas de monde, il y aurait encore de la durée. Einstein : le temps relatif Selon la théorie de la relativité, «deux événements qui sont simultanés dans un système de coordonnées, peuvent ne pas être simultanés dans un autre système de coordonnées» (Einstein/ Infeld, L’Evolution des idées en physique, 1938). Exemple fameux : dans une chambre en mouvement, un signal lumineux est lancé depuis le centre de la chambre ; pour l’observateur situé à l’intérieur de la chambre, le signal atteindra les murs simultanément, «puisque ceux-ci sont également distants de la source lumineuse et que la vitesse de la lumière est la même dans toutes les directions» (ibid). Mais pour un observateur situé à l’extérieur de la chambre, l’un des murs fuit le signal lumineux et le mur opposé s’en approche ; aussi le mur qui fuit le signal lumineux sera-t-il rejoint, du point de vue de ce dernier observateur, «un peu plus tard» que le mur qui s’approche de ce même signal (ibid). Bergson : le temps réel échappe aux mathématiques Le temps réel échappe aux mathématiques Il n’y aurait que des instants et nul prolongement du passé dans le présent, affirme Bergson (1859-1941), si la «durée pure» n’assurait originairement l’interpénétration de tous nos états d’âme. «Le temps réel [...] échappe aux mathématiques», car le temps réel est mobilité, il est «ce qui se fait» ; le temps mathématique, à l’inverse, est une ligne : c’est du «tout fait» (La Pensée et le Mouvant, Introduction, 1934). Extra-temporalité de la mémoire affective (Proust) C’est cette même durée bergsonienne qui est au principe de la mémoire affective proustienne : si le goût de la petite madeleine induit un sentiment de «félicité» chez le narrateur de la Recherche du temps perdu (1913-1927), c’est parce qu’il fait «empiéter le passé», c’est-à-dire l’enfance à Combray, «sur le présent» ; ainsi, «par le miracle d’une analogie», ce goût de la madeleine laisse-t-il entrevoir la possibilité d’échapper quelque peu à la fuite du temps. Résumé : Le temps, remarque saint Augustin, paraît insaisissable. Il est, selon Kant, donné a priori, c’est-à-dire indépendamment de toute expérience : un phénomène apparaît nécessairement dans le temps. Einstein, lui-même, ne le nie pas : le «sentiment subjectif du flux du temps nous rend capables d’ordonner nos impressions, de juger si un événement a lieu avant ou après un autre». •
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