Le Temps et la Mémoire (cours de philosophie)
LE TEMPS
Comme l'espace, le problème du temps a été l'objet de prises de positions diverses par les philosophes, les uns le considérant comme un « milieu » réel, indépendant de la conscience, les autres comme une projection de la sensibilité humaine ou une création de la conscience. Le problème du temps est en fait plus compliqué que celui de l'espace, car il déborde de toutes parts ce dernier problème. Il y a un temps spatialisé, mesuré, tel le temps calculé dans une expérience de physique (où l'on revient facilement à un temps t zéro et dont les unités sont des déplacements unitaires d'un mouvement spatial tel celui des aiguilles sur un cadran). Il y a aussi (et Bergson opposait celui ci à celui là) un temps vécu, des heures qui passent vite et des heures qui traînent. Il y a une « durée » essentielle des choses et des êtres, qui est non seulement leur temps d'existence (durée de vie d'un corps radio actif, durée de vie d'un papillon ou d'un éléphant), mais aussi leur rythme propre, qui est peut être leur essentiel. « Les choses sont des frissons de rythmes différents que notre perception pétrifie en objets. » Par ailleurs, le temps humain se différencie nettement des rythmes ou des cycles (cycles biologiques, circadiens, astronomiques) auxquels l'homme participe lui même sous de multiples aspects (nuit jour, saisons, vieillissement, travail, rythme d'activité personnel)..., dans la mesure où le temps humain est temps du projet, temps de réalisation du projet..., lutte contre le temps..., anticipation et mémoire, et enfin historicité.
— I — L’apprentissage de la temporalité.
La psychologie génétique nous révèle l'apparition tardive de l'organisation temporelle dans l'évolution de la personnalité. Pendant les premières années de la vie, l'enfant vit une existence rythmée biologiquement et physiologiquement. Assez tôt (dès la fin de la 1re année), une forme de mémoire apparaît (reconnaissance des visages familiers, des lieux, des objets significatifs : biberon, jouets) qui n'implique pas l'organisation du temps, et qui se rapprocherait du conditionnement. De même, après le développement du langage et durant tout le stade magique, l'imagination existe, mais c'est une imagination non prospective, et tout entière faite d'évocation d'images, non distinguées d'ailleurs du réel, ou plus exactement prises pour le réel à un degré hallucinatoire. La véritable mémoire humaine comme évocation du passé, effort de rappel et de localisation du souvenir..., de même que la véritable imagination comme anticipation, prévision et localisation dans l'avenir... ne peuvent se développer qu'avec la conscience de soi et du présent, et en même temps que s'organisent l'espace et le temps à partir de points de repères stabilisés. D'une organisation spatio temporelle vécue (les deux étant d'abord indifférenciées) émergent vers 6 ans, avec la conscience de soi au présent, la possibilité de se replonger vers le passé ou de s'imaginer dans l'avenir. Apparaissent simultanément les signes psychologiques de cette évolution : l'enfant dit, à ce stade, « je suis petit » ..., « quand je serai grand » ..., « quand j'étais bébé » ..., et il s'intéresse aux relations de parenté (le nom, les rapports de parenté, sa situation dans ce réseau...). On peut évaluer, à cet âge, son «tempo » personnel, sa capacité de différenciation et de reproduction de structures rythmiques, son niveau de structuration de l'espace et du temps. Tout déficit de cette maturation normale ou toute fuite du réel présent (refus de grandir, anxiété du présent, peur du réel extérieur, impossibilité pour le Moi de s'identifier à des modèles parentaux, sentiment de solitude ou d'abandon, etc.) perturbe l'organisation du temps, le fige dans l'immobilité ou dans une pseudo éternité, et stoppe le développement psychologique ainsi que l'adaptation au réel et à autrui (régression infantile, évasion permanente dans l'imaginaire, ou autre forme de maladaptation).
— II — « L’horizon temporel » dans le développement de la personnalité.
On appelle « horizon temporel » la conscience de l'avenir comme champ de développement du Moi, comme direction et comme orientation du présent. A l'inverse, l'absence d'horizon temporel rive l'individu au présent et le rend incapable de se représenter lui même dans l'avenir (sinon dans une illusion d'avenir qui est la pérennisation du présent). Pour que cette projection normale dans l'avenir se développe, pour que le Moi se réalise comme projet, il faut d'abord qu'il ait « le sens de l'avenir », comme changement, épanouissement, réalisation des objectifs du Moi ; il faut aussi qu'il y ait des objectifs du Moi, un idéal du Moi, il faut enfin qu'il y ait une socialisation de base car la société (et les rôles sociaux espérés) apporte les points de repère indispensables par rapport auxquels le Moi devra se situer.
Chez les hippies, les clochards, et les jeunes délinquants non névropathes (1), on a pu constater une carence d'horizon temporel, par absence de l'idéal du moi ou par dissocialité (2). — III — Le temps comme historicité.
Les considérations qui précèdent risquent de laisser l'impression que le temps est « un milieu neutre » dans lequel se déploie une réalité différente par essence du temps, comme une route à parcourir ou à utiliser. Mais le temps est autre chose : selon Bergson, chaque donnée du réel a son temps propre, sur lequel on ne peut rien (« le temps que le sucre fonde », le temps qu'un arbre pousse, le temps de la cicatrisation, le temps de l'apaisement). Il faut aussi ajouter, selon le même philosophe, que le temps est durée créatrice : le temps qu'une idée prenne forme, qu'un événement se produise, qu'un progrès s'accomplisse..., le temps intervenant alors comme un facteur essentiel de ce qui va surgir, et spécialement de ce qui va surgir d'imprévisible et de nouveau. Le temps humain, de ce point de vue, est la forme que la durée créatrice prend en chacun de nous, c'est à dire notre liberté, inscrite dans une histoire (histoire personnelle et histoire universelle) qui ne prend de sens que rétrospectivement, c'est à dire par ce que nous faisons.
LA MÉMOIRE
La mémoire est « regard en arriere », conscience de ce qui s'est passé et de ce qui est passé. La conscience peut évidemment s'absorber dans cette contemplation (évasion du présent et vie dans le souvenir, soit comme rêverie distraction, soit comme fuite systématique du présent frustrant..., remords..., rumination mentale alimentant les sentiments dépressifs de culpabilité, d'échec, d'incomplétude, etc.), mais ceci est une forme de conscience passive et une utilisation possible de la mémoire qui n'épuise pas sa fonction et même qui la détourne de sa finalité essentielle. La mémoire, dès son niveau biologique, comme le montrent les recherches en psychologie animale à tous les stades de l'échelle zoologique, est indispensable à l'adaptation au présent dans la mesure même où elle est accumulation des expériences passées et où elle est, de ce fait, conditionnement des perceptions et des réactions. Au niveau humain, la mémoire, comme forme de conscience, est référence au passé pour nous comprendre dans le présent, ou pour distinguer le présent par rapport aux...