Le pouvoir (fiche de révision)
• Le thème essentiel est le suivant : le pouvoir ne constitue pas seulement un objet politique (comme, par exemple, le pouvoir de l'État). Il déborde largement cette sphère pour s'étendre à toute l'existence humaine. Il faut parler des pouvoirs multiformes épars dans toute la vie quotidienne, comme l'ont montré Michel Foucault et Roland Barthes (§ 4 tout particulièrement). • Le pouvoir est une énigme car la force elle-même ne peut l'expliquer (La Boétie, § 1). • Les formes diverses du pouvoir politique (dominations traditionnelle, charismatique et légale) ont été étudiées par le penseur allemand Max Weber (§ 2). • Roland Barthes (§ 3) et surtout Michel Foucault (§ 4) ont mis en évidence le fonctionnement des pouvoirs multiples comme stratégies. • Quelles sont les racines fondamentales du pouvoir? Hegel (§ 5) et les travaux psychanalytiques (§ 6) jettent une lumière sur un phénomène énigmatique qui ne saurait s'expliquer sans une obscure relation au désir et au monde des fantasmes (Conclusion).
I - L'énigme du pouvoir
Qu'est-ce que le pouvoir? Bien que ce terme soit susceptible de recevoir une pluralité de sens (il y a le Pouvoir centralisé, mais aussi les multiples pouvoirs de la vie quotidienne), nous le définirons, selon la signification très générale du terme, comme une autorité sur autrui et une faculté de commander : une certaine capacité de contraindre et d'exiger sous peine de sanctions. En bref, le pouvoir suppose toujours une inter-relation entre un dominant et un dominé ainsi que la capacité, pour le dominant, d'obtenir du dominé un comportement et des actes qui n'eussent pas été accomplis spontanément, une «soumission» n'allant nullement de soi. Or, il y a dans cette soumission même quelque chose d'énigmatique et d'étrange qui a souvent retenu l'attention des penseurs. Ainsi Étienne de La Boétie, l'ami de Montaigne, notait-il que la force n'explique pas grand chose : comment un peuple peut-il tout endurer, non point d'ennemis formidables, mais d'un seul, d'une puissance quasi nulle? « Je désirerais seulement qu'on me fit comprendre comment il se peut que tant d'hommes, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois tout d'un tyran seul, qui n'a de puissance que celle qu'on lui donne, qui n'a de pouvoir de leur nuire qu'autant qu'ils veulent bien l'endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s'ils n'aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire. » (É. de La Boétie, Discours de la servitude volontaire)
II - Le pouvoir politique et ses formes
Avant de tenter d'élucider le mystère du pouvoir, il faut le décrire en ses formes diverses : or le pouvoir, traditionnellement, est d'abord un objet politique, qui concerne la domination globale, telle qu'elle s'exerce dans la cité (polis). Le penseur allemand Max Weber nous a fourni une classification célèbre des formes du pouvoir politique dans les diverses sociétés. Les types de domination sont au nombre de trois : la domination est traditionnelle, charismatique ou légale ; traditionnelle quand le ressort du pouvoir est la croyance au caractère sacré des institutions fondées sur la coutume (ainsi le pouvoir de la monarchie absolue) ; charismatique (du grec charisma, grâce, faveur), quand la domination s'impose par la grâce personnelle d'un personnage historique (ainsi, nous pouvons dire que le général de Gaulle fut un individu charismatique) ; légale, enfin, quand l'autorité semble justifiée par des règles établies rationnellement (par exemple, la réglementation de la circulation). Bien entendu, dans une société donnée, ces trois formes du pouvoir politique peuvent coexister.
III - Mais le pouvoir n'est pas seulement politique
Mais le pouvoir n'est pas seulement un objet politique. Il déborde infiniment cette sphère. Des formes multiples de domination nous enserrent de toutes parts. Si les penseurs se sont longtemps référés au Pouvoir avec une majuscule (celui de l'appareil d'État' et des institutions politiques, codifié de façon rigide), de nos jours, ils portent leur attention sur les multiples pouvoirs de la vie quotidienne, ceux que nous rencontrons partout où nous ne les attendions pas. C'est qu'en vérité le pouvoir est pluriel et se glisse dans toute la vie sociale, dans l'enseignement, l'exercice de la médecine, les relations au sein de la famille. Comme le remarquait Roland Barthes, dans tous les domaines, des chefs minuscules surgissent, des groupes d'oppression se forment, des voix «autorisées» se font entendre et des appareils se constituent. Comme si le pouvoir était en quelque sorte coextensif à la vie humaine «Nous devinons alors que le pouvoir est présent dans les mécanismes les plus fins de l'échange social : non seulement dans l'État, les clans, les groupes, mais encore dans les modes, les opinions courantes, les spectacles, les jeux, les sports, les informations, les relations familiales et privées, et jusque dans les poussées libératrices qui essayent de le contester. » (R. Barthes, Leçon, Édition du Seuil, 1978)
IV - Le pouvoir comme stratégie : Michel Foucault
Ce pouvoir pluriel et multiforme qui déborde largement la sphère politique et renaît perpétuellement, Michel Foucault a bien montré qu'il représente essentiellement une stratégie et un jeu mouvant. Le pouvoir n'est pas seulement la propriété d'une classe (ainsi les marxistes parlent-ils du pouvoir de la classe bourgeoise, de la puissance capitaliste, etc.), mais il est aussi, de façon essentielle, un ensemble de rouages et de foyers, un réseau d'actes minuscules, fragmentés, divers, épars, aux lignes de force mobiles et changeantes. Ainsi, dans l'Histoire de la folie, Michel Foucault a étudié les pouvoirs de la raison tels qu'ils se sont, au cours des siècles, constitués contre la folie et la déraison, en les isolant et en les étiquetant. Dans le reste de son oeuvre, il s'est attaché aux multiples pouvoirs, de la médecine, des sciences humaines, etc. Dans tous ces cas, le pouvoir déborde infiniment la puissance de l'État, du gouvernement et des institutions. Installé en nous, il nous tient de part en part, nous fait et nous fabrique. Ce n'est pas une institution, pas davantage une structure ou une puissance dont seraient dotés certains : c'est le nom qu'on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée. «Par pouvoir, je ne veux pas dire «le Pouvoir» comme ensemble d'institutions et d'appareils qui garantissent la sujétion des citoyens dans un État donné. Par pouvoir, il me semble qu'il faut comprendre d'abord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s'exercent, et sont constitutifs de leur organisation. » (M. Foucault, Histoire de la sexualité, 1. La volonté de savoir, NRF, 1976)
V - Les racines du pouvoir : le maître et l'esclave
Mais quelles sont les racines du pouvoir et comment la domination peut-elle s'installer en nous? Jusqu'ici, nous n'avons fait que décrire les formes complexes et le jeu du pouvoir. Il reste à en saisir l'ultime ressort. Mais la difficulté du problème est telle que nous nous bornerons à envisager deux réponses possibles à la question, ces deux solutions n'étant d'ailleurs pas exclusives l'une de l'autre : la réponse hégélienne et la réponse psychanalytique. La fameuse dialectique hégélienne du maître et de l'esclave peut ici nous apporter un premier principe d'explication : deux consciences s'affrontent dans l'existence en une lutte à mort. Or, l'un des individus ne peut renoncer à la vie naturelle et à l'existence biologique. Ne sachant se mesurer au risque de mort, il reconnaît la puissance et le pouvoir de l'autre conscience, celle qui est capable d'aller jusqu'au bout d'elle-même et de tout risquer, de mettre sa vie en jeu. En somme, la soumission et la relation dominant-dominé constitutive du pouvoir s'expliqueraient par l'impossibilité de renoncer à la vie : le dominé apparaît comme celui qui est en proie à la peur, alors que le dominant, le maître, se fait reconnaître comme tel à travers le risque de mort. Ainsi, Hegel nous parle-t-il de: « Deux figures opposées de la conscience : l'une est la conscience indépendante pour laquelle l'être pour-soi est essence, l'autre est la conscience dépendante qui a pour essence la vie ou l'être pour un autre; l'une est le maître, l'autre l'esclave. » (Hegel, La phénoménologie de l'Esprit, Aubier)
VI - Les racines du pouvoir : l'apport psychanalytique
L'esclave est donc celui qui a peur de la mort : cela est vrai, et nous ne pouvons éliminer l'explication hégélienne, forte et juste. Mais il semble qu'il faille aussi comprendre le pouvoir en termes de désir, comme si la figure d'un maître tout-puissant alimentait nos imaginations et nos coeurs, comme si le fantasme du maître était notre propre et profonde création, parce que nous avons été enfants avant que d'être hommes. En effet, dans l'enfance, nous avons été assujettis à la loi du Père, qui apporte ses normes et ses valeurs. Dans cet assujettissement, l'enfant expérimente un dressage de toute sa personnalité. Dès lors, la figure du Maître le fascinera jusqu'à l'âge adulte et durant toute son existence. En somme, l'adulte se soumettant au Pouvoir réitère le mot d'ordre de son enfance : «soumets-toi à la loi et je te donnerai mon affection et mon amour». La figure du Maître et du dominant, c'est avant tout celle du Père et de l'éducateur. Il faut, dès lors, comprendre le pouvoir en termes de désir. Le sujet adapté à une puissance autoritaire est docile parce que sa sexualité (au sens large et freudien du terme) a été domptée durant son enfance et parce qu'il désire fondamentalement l'oppression. Telle est la théorie de Wilhelm Reich dans Psychologie de masse du fascisme : non, les peuples n'ont pas été trompés ; ils ont voulu leur oppression et l'ont entretenue. En somme, le pouvoir se fait désirer et il produit du plaisir : plaisir du dominant, mais aussi du dominé. Dans ces jeux du pouvoir, c'est la figure immémoriale du Père et de la Loi qui nous hante.
Conclusion
L'étude du pouvoir relève de la sphère politique, de la sociologie, mais aussi de la psychanalyse et de la psychologie. La domination et la soumission ne sauraient se comprendre sans une obscure relation au désir et aux fantasmes.
Il est classique de distinguer trois formes d'État, monarchie, aristocratie (ou oligarchie) et démocratie, et les problèmes qui se posent concernent toujours l'origine du pouvoir que détient l'État et, plus généralement, les rapports des citoyens et du pouvoir.
I. LE FONDEMENT DU POUVOIR
- A - Hobbes et le despotisme. Considérant que «l'homme est un loup pour l'homme», Hobbes (Léviathan, 1651) estime que le passage de l'état de nature, où règne la loi de la jungle, à l'état social suppose que les individus abandonnent leurs droits naturels au profit d'un Souverain, individu ou assemblée, qui jouit désormais de tous les pouvoirs et qui a pour charge de faire régner l'ordre et la paix. Un tel pouvoir ne peut être qu'absolu («les libertés dépendent du silence de la loi ») et doit s'étendre aux opinions aussi bien qu'aux actes (condamnation de la liberté religieuse et de la liberté de pensée). C'est le principe du despotisme.
- B - Rousseau et la démocratie. Pour Rousseau, au contraire, le principe, implicite ou explicite, sur lequel repose le « contrat social » est le suivant : « Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant». C'est dire que tout pouvoir émane du peuple et que la souveraineté du peuple est inaliénable (même quand il y a des députés, c'est le peuple qui doit finalement trancher, par voie de référendum), indivisible (l'exécutif doit être subordonné au législatif), et infaillible (à condition que les partis ne trompent pas le peuple). Un tel régime, dans lequel chacun est à la fois sujet et souverain, est la démocratie.
- C - La technocratie. On remarquera que, dans les sociétés modernes, le pouvoir est de plus en plus détenu, en fait, par des techniciens ou des fonctionnaires spécialisés. La «technocratie» est, en effet, inévitable lorsque la complexité des problèmes devient telle qu'elle suppose des compétences particulières que ne peuvent posséder ni le peuple dans son ensemble, ni une assemblée élue, ni un homme seul. Quelle que soit la diversité des régimes politiques, nous sommes entrés dans ce qu'on appelle «l'ère des organisateurs» (J. Burnham), le pouvoir consistant désormais à administrer autant qu'à gouverner, selon le vœu de Saint-Simon (« substituer l'administration des choses au gouvernement des personnes»). Mais quelles que soient l'origine et la nature des pouvoirs, le problème fondamental demeure toujours, celui de leurs rapports avec les citoyens.
II. ALAIN OU LE CITOYEN CONTRE LES POUVOIRS
- A - Le devoir d'obéissance. La première fonction du pouvoir est une fonction d'ordre et l'ordre est la condition de toute vie sociale, de toute liberté et de tout progrès. L'agent de police qui règle la circulation à un carrefour est un bon symbole du pouvoir. Il entre, sans doute, dans son action, une part d'arbitraire et d'injustice, mais il ne fait finalement que tenir compte de certaines données sur lesquelles il ne peut rien et, sans son intervention, la circulation deviendrait vite impossible. En ce sens, le pouvoir est «le héraut et le serviteur de la nécessité» et il faut bien lui obéir. La désobéissance aux pouvoirs est d'ailleurs ordinairement source de désordres, et par suite d'injustices, et a souvent pour effet de les renforcer.
- B - Le devoir de résistance. Le pouvoir, toutefois, tend toujours à l'abus, c'est-à-dire qu'il tend toujours à imposer aux citoyens plus qu'il n'est nécessaire. Il y a, en effet, chez ceux qui gouvernent, une ivresse du pouvoir (Tacite disait : libido regnandi) qui les rend incapables de mesure, et, chez les gouvernés, une tendance à admirer les chefs, qui en fait une proie facile pour la tyrannie. Aussi est-il de la prudence pour les citoyens d'opposer à tout pouvoir une résistance d'opinion et d'abord un ferme mépris, car «l'ordre est bas» et «nécessité veut précaution, mais non respect». Il en résulte que ceux qui veulent servir le peuple doivent refuser de passer du côté des gouvernants : «Il faut refuser tout pouvoir».
- C - Pouvoir spirituel et pouvoir temporel. L'important n'est donc pas, pour les citoyens, de changer de maîtres en substituant un pouvoir à un autre pouvoir, mais seulement d'exercer sur tout pouvoir un contrôle vigilant. Alain croit, en effet, avec Auguste Comte, que nul ne peut gouverner contre une opinion publique clairement exprimée. En d'autres termes, le pouvoir temporel et l'emploi de la force ne peuvent rien contre le pouvoir spirituel et l'affirmation du droit (cf. Napoléon: «A la longue, le sabre est toujours battu par l'esprit»). La liberté de pensée et d'expression apparaît ainsi comme le fondement de toutes les libertés publiques, et l'arme la plus efficace dont dispose le citoyen pour se défendre contre les abus auxquels tendent toujours ces maux nécessaires que sont les pouvoirs.
CONCLUSION Il est nécessaire, sans doute, d'obéir aux pouvoirs, non de les estimer. «Grandeurs d'établissement, disait Pascal, respect d'établissement». Mais la faiblesse des pouvoirs est leur besoin d'être approuvés, acclamés, adorés. En ce sens, « un mépris obéissant est roi » (Alain).