Le Père Goriot d'Honoré de BALZAC, 1834, Le Livre de poche
Balzac a présenté ce roman comme une uvre réaliste destinée à initier le lecteur aux secrets de ce qu'il allait appeler en 1841 la comédie humaine. L'action se déroule à Paris en 1819 et débute dans la pension bourgeoise de Mme Vauquer. Le hasard y a conduit les gens les plus divers : Eugène de Rastignac, jeune provincial de petite noblesse, venu d'Angoulême pour faire son Droit; le père Goriot, ancien fabricant de vermicelle, qui a marié l'une de ses filles à un banquier, le baron de Nucingen, l'autre à un comte de vieille noblesse, M. de Restaud ; Vautrin, robuste quadragénaire aux activités mystérieuses, toujours jovial et aimé de tous ; la sinistre demoiselle Michonneau et son compère, Poiret, petit vieillard ratatiné; la douce Victorine Taillefer que son père, riche négociant, tient à l'écart, et Mme Couture, veuve sans fortune, qui lui sert de mère. Quelques jeunes gens, dont l'étudiant en médecine Bianchon, complètent la table d'hôte. C'est à partir de cette calme pension que le lecteur va faire, en même temps que Rastignac, son apprentissage de la vie parisienne. Le jeune étudiant, qui ne manque pas d'ambition, est fort attiré par le salon de sa brillante cousine, Mme de Beauséant. Celle-ci lui apprend comment les filles Goriot ont renié leur père par vanité sociale, et, lui ayant ainsi révélé le cynisme du monde, le pousse à entrer dans le jeu et à faire la cour à Delphine de Nucingen. Vautrin, qui a deviné les appétits de Rastignac, lui donne une leçon d'arrivisme encore plus crue et lui suggère d'épouser Victorine Taillefer qu'il se charge de rendre héritière de son père en faisant tuer son frère en duel. Mais, en quelques jours, les événements se précipitent : Rastignac ne parvient pas à empêcher ce duel ; Vautrin, qui est en réalité le bagnard évadé Jacques Collin, dit Trompe-la-Mort, est arrêté sur la dénonciation de Mlle Michonneau ; le père Goriot, qui s'est peu à peu dépouillé de tout pour ses filles, désespéré de ne plus pouvoir aider Anastasie de Restaud et de voir se quereller les deux soeurs, est terrassé par une attaque d'apoplexie. Rastignac soigne le vieillard avec l'aide de Bianchon sans obtenir que ses filles viennent à son chevet. Leur seul souci est un bal donné par Mme de Beauséant : Mme de Restaud, pour obéir à son mari, doit y paraître avec les diamants qu'elle avait engagés chez un usurier pour payer les dettes de son amant, et Mme de Nucingen ne veut pas manquer cette première invitation dans le Faubourg Saint-Germain. Témoin à la fois de ce bal et de la mort solitaire du père Goriot dont il doit payer l'enterrement, Rastignac achève en quelques heures son initiation aux lois cruelles de la société. Du cimetière du Père-Lachaise qui domine Paris, il lance alors son apostrophe célèbre à la capitale : A nous deux maintenant! Ce roman traduit de façon exemplaire la vision balzacienne de la corruption de la société et de la violence des passions. Il constitue en outre une étape décisive dans la genèse de La Comédie humaine, car, en l'écrivant, Balzac a eu l'idée de faire reparaître ses personnages d'un roman à l'autre en reliant chaque volume nouveau à des récits antérieurs et en préparant des aventures postérieures. On retrouvera Rastignac et Vautrin tout le long de La Comédie humaine (cf. Illusions perdues, Splendeurs et Misères des Courtisanes).
Contexte
C'est au moment de commencer la rédaction du Père Goriot que Balzac imagine la grande oeuvre de sa vie : la Comédie humaine. Le roman est en effet le cadre de plusieurs destins : Rastignac, Vautrin, ou encore les Nucingen. Balzac entreprend donc de changer le nom des protagonistes de ses anciens romans afin d'établir une cohérence romanesque. Le Père Goriot constitue probablement l'un des romans les plus aboutis, concentrant tous les éléments du réalisme. La pension Vauquer reste à ce titre célèbre, tant l'auteur met en oeuvre tout son art pour la décrire.
Principaux personnages
- le père Goriot, rentier décidé à se retirer dans une pension bourgeoise du Quartier latin ;
- Eugène de Rastignac, décidé à conquérir Paris ;
- Vautrin, homme mystérieux, qui va faire l'éducation de Rastignac ;
- Anastasie de Restaud et Delphine de Nucingen, les deux filles du père Goriot, qui vont le ruiner malgré leur riche mariage.
Résumé
Monsieur Goriot s'installe dans la plus belle chambre de la pension Vauquer. Là vivent Eugène de Rastignac, venu du Périgord, et Vautrin, personnage mystérieux qui se prend d'amitié pour le jeune Rastignac. Les deux filles de monsieur Goriot lui rendent visite, mais c'est pour mieux le dépouiller de ses biens. En effet, Delphine de Nucingen et Anastasie de Restaud, malgré la fortune de leurs maris, demandent sans cesse des subsides. Parallèlement, Rastignac devient l'amant de Delphine. Finalement, Goriot meurt ruiné et abandonné par ses filles, Vautrin est reconnu et arrêté. On apprend que c'est un ancien forçat. Rastignac achève son éducation et est prêt à conquérir Paris. Un drame extérieur à la pension émaille le récit : madame de Beauséant, abandonnée par son amant, organise un bal pour que tout Paris voie son malheur, puis s'enfuit.
L'ébauche de La Comédie humaine
En 1834, Balzac a trente-cinq ans. Il écrit depuis vingt ans, publie depuis douze ans et signe de son nom depuis cinq ans. Son œuvre s'est dispersée dans de multiples directions : fresques historiques {Le Dernier des Chouans ou la Bretagne en 1800), essai sur le mariage La Physiologie du mariage, contes philosophiques "L'Élixir de longue vie", romans sentimentaux illustrant le plus souvent l'amour malheureux. Balzac se sent riche de multiples virtualités et les exploite dans toutes les directions. Mais, en même temps, il voudrait donner une unité à son œuvre. Déjà, depuis trois ans, quelques personnages réapparaissent d'un roman à l'autre. En 1834, Balzac a une illumination : il va regrouper tous ses romans en un seul livre (dont il trouvera le titre en 1839), La Comédie humaine, en les classant par thèmes et fera évoluer les mêmes personnages dans toute son œuvre. Le premier roman auquel il appliquera ce procédé original sera Le Père Goriot.
"Le Christ de la paternité"
Rastignac, jeune aristocrate provincial, est venu faire son droit à Paris et habite la sinistre pension Vauquer. Il y fait la connaissance de l'énigmatique Vautrin, ancien forçat, de la jeune orpheline Victorine Taillefer, qui s'éprend de lui, de Goriot, l'ancien vermicellier. Sa cousine, Mme de Beauvais, l'introduit dans la haute société parisienne. Il découvre alors l'existence des deux filles Goriot, mariées l'une à l'aristocrate Restaud, l'autre au banquier Nucingen. Rastignac devient l'amant de Delphine de Nucingen. Les deux filles de Goriot manquent d'argent et tentent de soutirer des sommes importantes à leur père, qui se ruine pour elles. Elles se disputent odieusement devant lui. Goriot, frappé d'apoplexie, meurt après quelques jours d'agonie pendant lesquels il ne cesse de réclamer ses filles, qui ne viendront pas le voir. Seuls, Rastignac et son ami, l'étudiant en médecine Bianchon, le soignent. Rastignac a perdu toutes ses illusions et lance un défi à la société : "A nous deux Paris !"
Résumé
Ouvrage à mille facettes, ce roman est, comme la pension Vauquer où se situe l'action principale, à la croisée de plusieurs destins exemplaires. C'est d'abord l'agonie du Père Goriot abandonné de tous, personnage taiseux que rien n'enthousiasme plus, si ce n'est la visite, de loin en loin, de deux jeunes femmes roulant carrosse.
Ce vieillard de soixante-neuf ans a eu le tort impardonnable d'arriver à la pension nanti d'une belle rente dont il ne reste apparemment que peu de choses. Madame Vauquer ne se pardonne pas de s'être laissée aller à rêver de devenir Madame Goriot pour quitter enfin ce pauvre quartier de Paris. Après avoir occupé le plus bel appartement de sa pension, le vieil homme habite à présent une méchante petite chambre au troisième étage et semble avoir dilapidé sa fortune de manière incompréhensible. Les suppositions les plus incroyables s'échangent le soir autour de la table où se réunissent les clients de la pension.
Le jeune Rastignac, débarqué de son Périgord natal et venu faire son droit à Paris, est chargé par les pensionnaires de percer le mystère qui entoure le père Goriot. Tout le monde refuse de voir, en ces deux dames richement vêtues qui lui accordent de temps en temps une visite, ses propres filles. Poussé par la curiosité d'abord, par la sympathie ensuite, Rastignac ne sera pas long à découvrir le pauvre secret du Père Goriot. Animé à l'égard de ses filles d'une passion paternelle exagérée, celui-ci se dépouille peu à peu de ses biens en leur faveur.
Mais Goriot n'est pas le seul élément de mystère du roman. Vautrin, étrange personnage qui connaît bien Paris et le monde, apporte, lui aussi, sa part d'expériences à Rastignac, qui perçoit confusément que cet homme de quarante ans n'est sans doute pas aussi limpide qu'il veut le laisser croire. Une étrange fascination lie le jeune homme à Vautrin qui ne veut, dit-il, que son bien. «Parvenir (...), une rapide fortune est le problème que se proposent en ce moment de résoudre cinquante mille jeunes gens qui se trouvent dans votre position.»... Ce n'est pas Rastignac qui démasquera Vautrin; il ne s'agit pas, cette fois, d'une simple enquête d'étudiant, mais de livrer un bagnard en fuite à la justice. Vautrin Trompe-la-mort sera vendu par un autre pensionnaire, mademoiselle Michonneau, une vieille fille acariâtre.
Toutes ces rencontres, ces expériences diverses forment l'éducation sentimentale d'un jeune provincial à Paris, Rastignac; candide à son arrivée à la pension Vauquer, il finira, en bon arriviste, par aller dîner chez sa maîtresse, madame de Nucingen, après avoir enterré le père de celle-ci : monsieur Goriot. Et n'ayant rien oublié des leçons de Vautrin, c'est du sommet du Père Lachaise que, tout en contemplant Paris, il s'écrie : « à nous deux maintenant ! »
Pistes de lecture
Un génial bourreau de travail
C'est en 1829 que Balzac, alors âgé de trente ans, publia les deux romans qui inaugurent sa carrière littéraire : La Physio-logie du mariage et Les Chouans. Aucune de ses œuvres antérieures {Cromwell, entre autres) n'ayant soulevé l'intérêt du public, il tenta entre-temps vainement sa chance dans les affaires mais au bout de trois ans, gravement endetté, il se remit à l'écriture, plus par nécessité que par réelle passion. Acculé à écrire par de fréquents besoins d'argent, mais également par une inspiration qui, dès 1829, le fit reconnaître comme un génial bourreau de travail, Balzac publia jusqu'en 1850, année de sa mort, plus de quatre-vingt-dix romans et nouvelles, trente contes et cinq pièces de théâtre.
La Comédie humaine : un projet de vaste envergure
Un soir de 1833, alors qu'il commençait la rédaction du Père Goriot, Balzac se serait écrié : « Je serai un homme de génie ». Il venait de découvrir l'idée d'ensemble qui allait guider toute son œuvre : écrire une vaste fresque qui décrirait la société française de l'époque. Il mit également au point le fil conducteur qui permettrait de structurer l'ensemble : le retour des personnages.
Le Père Goriot occupe une place clé dans l'ensemble dans la mesure où il ouvre ce que, plus tard (en 1841), Balzac allait appeler La Comédie humaine. Au contraire des œuvres antérieures où Balzac avait, après coup, changé le nom de certains personnages secondaires afin de les inclure dans sa fresque c'est la première fois que, dès l'écriture initiale, Balzac garda à l'esprit l'inscription du roman dans une structure littéraire plus vaste.
Des personnages-clé
Deux personnages sont, à ce point de vue, essentiels : Jacques Collin, dit Trompe-la-mort, dit Vautrin, et Eugène Rastignac, qui apparaissent, soit à l'avant-plan, soit en toile de fond, dans plus de vingt romans. Une autre particularité les singularise : ils sont l'un et l'autre représentatifs de la manière d'évoluer dans le monde, lorsque les astres n'ont pas été du bon côté dès la naissance. Vautrin le cynique, le rebelle, qui se place délibérément en marge de la société et de ses lois pour mieux en profiter; c'est lui qui analyse froidement et sans faux-fuyants ce qui fait avancer les hommes : le prestige et, avant lui, l'or et les femmes. Vautrin est ce personnage qui ne recule devant aucun acte, pourvu qu'il se justifie vis-à-vis de lui-même, et non de la société.
Rastignac conçoit d'une autre manière cette problématique du plaisir; lui qui, dans le Père Goriot, commence son éducation plein de scrupules, refusant l'argent de madame de Nucingen, suivant le convoi funéraire du Père Goriot, composera et ira dîner chez sa maîtresse. Oubliant ses bons sentiments au profit des leçons que lui a données Vautrin : « si l'on veut arriver, il faut se servir des autres et, plus particulièrement, des femmes et de leur mari», Rastignac deviendra baron (dans La Maison Nucingen), sous-secrétaire d'Etat, plus ou moins complice d'affaires peu morales.
Le Père Goriot quant à lui suit le même parcours que bien des personnages de Balzac, possédés par une passion qui les dévore tout entiers. Il sera conduit en «Christ de la paternité» vers un développement implacable, au sacrifice suprême : sa destruction au profit de ses deux filles, qui n'ont plus pour lui que mépris.
Le Père Goriot dans La Comédie Humaine d'HONORÉ DE BALZAC
Honoré de Balzac (1799-1850) est en 1835 un homme qui, ruiné par ses entreprises d'éditeur, s'est lancé depuis 1829 avec les Chouans dans une carrière littéraire ; elle se poursuivra durant vingt ans par la publication de 95 ouvrages et l'ébauche de 48 autres.
Ce bourreau de travail, qui écrit le Père Goriot à raison de vingt heures quotidiennes entre septembre 1834 et janvier 1835, mène en outre une vie mondaine très active, aime, et, pareil à ses personnages, consume son énergie sans la ménager.
Le Père Goriot apparaît entre le Rouge et le Noir (1830) et la Chartreuse de Parme (1839), après Notre-Dame de Paris (1831) et dix ans avant que Victor Hugo ne conçoive les Misérables, oeuvre dans laquelle l'influence de Balzac est perceptible. Il est enfin contemporain des romans de George Sand (Indiana, 1832 ; Lélia, 1833).
1829, Les Chouans.
1834, Le Recherche de l'absolu
1830, Gobseck.
1835, Le Père Goriot.
1835, Le Lys dans la Vallée,
1831, La Peau de chagrin. 1837, Grandeur et décadence
1831, La Duchesse de Lan- de César Birotteau.
geais. 1837, Illusions perdues.
1832, Le Colonel Chabert. 1839, Splendeurs et misères
1841, Une ténébreuse affaire.
1833, Eugénie Grandet.
1846, La Cousine Bette.
1847, Le Cousin Pons.
A la Maison Vauquer se trouvent rassemblés comme par un étrange hasard des types humains bien singuliers : le père Goriot, autrefois riche fabricant de vermicelle et de pâtes d'Italie ; Monsieur Vautrin, qui se prétendait ancien négociant ; Eugène de Rastignac, jeune provincial pauvre venu d'Angoulême à Paris pour y étudier le droit. Les pensionnaires croient que le père Goriot, qui, depuis six ans qu'il s'est retiré chez Mme Vauquer, n'a cessé de réduire son train de vie, se ruine pour des femmes. Celles-ci sont en réalité ses filles, Anastasie, l'aînée, comtesse de Restaud, et Delphine, la cadette, qui a épousé un banquier, le baron de Nucingen.
Rastignac, poussé par la curiosité et l'ambition, se rend chez Mme de Restaud « en se livrant pendant la route à ces espérances étourdiment folles qui rendent la vie des jeunes gens si belle d'émotion » (p. 67). Mais, dès la première entrevue, il se ferme la porte des Restaud en rappelant maladroitement à Anastasie qu'elle est une demoiselle Goriot, la fille d'un vermicellier. Il fait alors appel à sa parente, Mme de Beausé7.nt, qui lui conseille de se faire présenter à Delphine de Nucingen, qui hait sa sœur : « Il existe quelque chose de plus épouvantable que ne l'est l'abandon du père par ses deux filles, qui le voudraient mort. C'est la rivalité des deux soeurs entre elles » (p. 88).
Vautrin, qui, de son côté, s'est pris pour Rastignac d'une étrange affection, veut lui confier les secrets de la réussite. Il lui suggère de se servir de sa liaison avec Delphine de Nucingen pour satisfaire son ambition. Cette machination fait horreur au jeune homme, mais il ne peut s'empêcher d'admirer « le cynisme même de ses idées et... l'audace avec laquelle il étreignait la société » (p. 155). Sur ces entrefaites, Vautrin est dénoncé comme l'ancien forçat Trompe-la-mort, et, lors de son arrestation, il exhale sa haine de la société.
Le père Goriot, qui a tout donné à ses filles, son amour, son argent, agonise à présent sur un grabat ; ce n'est plus qu'un « débris » dont Rastignac prend soin comme s'il eût été son fils. Rien ne peut convaincre les deux soeurs de se rendre au chevet de leur père, si ce n'est pour qu'il leur vienne en aide encore une fois, car elles sont ruinées. Et le père Goriot meurt misérablement. Rastignac engage sa montre pour payer l'enterrement qui ne sera suivi que des voitures armoriées, mais vides, de ses deux gendres, et des gens de ses deux filles. Inspiré par le drame sublime du père Goriot, la vindicte de Vautrin, l'ingratitude et l'hypocrisie de la société, Rastignac jette un défi à « ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer » : « A nous deux maintenant ! » (p. 254).
• Un rêve de paternité : le père est à son tour un créateur qui vit par personnes interposées, c'est-à-dire les enfants, la vie qu'il a engendrée. A ce thème majeur se joint un autre, celui de l'éducation : c'est Rastignac, en qui Vautrin voudrait reconnaître un fils spirituel, et qui essaie filialement d'adoucir les derniers instants de Goriot, qui porte le message d'avenir de l'oeuvre.
Ce qu'il y a de familier dans le titre, «le père Goriot » (p. 74), grandit peut-être encore la notion de « paternité » que Balzac pousse au sublime : « Quand j'ai été père, j'ai compris Dieu. » Le père est un Père Éternel (p. 91). Rien ne peut blesser davantage Goriot que de mettre en doute sa paternité (p. 47). Son seul bonheur vient de celui de ses filles : « Se sont-elles bien amusées ? » (p. 234) et sa douleur de leurs épreuves : « Elles ne sont pas heureuses ! » (p. 219). Pour cet homme qui « représentait la Paternité » (p. 251) et qui, semblable au roi Lear3, est dépossédé par ses filles et finit nu, comment ne pas imaginer que « la patrie périra si les pères sont foulés aux pieds » (p. 239) ?
• Une cellule : le Père Goriot est une sorte de cellule biologique autour de laquelle se développe dans sa diversité le tissu tout entier de la Comédie Humaine. A partir de ce centre, une sorte de rayonnement se propage dans toutes les directions : le Père Goriot, par la réapparition de ses personnages, se prolonge, directement ou indirectement, dans la presque totalité des autres romans de Balzac.
• La clef de voûte d'un édifice : ce n'est qu'en 1839, dans une lettre à son éditeur, que Balzac mentionne pour la première fois le titre général qu'il envisage de donner à l'ensemble de son oeuvre : la Comédie Humaine, suggéré par la Divine Comédie de Dante. Marcel Proust explique cette démarche : « Balzac, jetant sur ses ouvrages le regard à la fois d'un étranger et d'un père, s'avisa brusquement, en projetant sur eux une illumination rétrospective, qu'ils seraient plus beaux réunis en un cycle où les mêmes personnages reviendraient et ajouta à son oeuvre, en ce raccord, un coup de pinceau, le dernier et le plus sublime. » L'idée première étant venue à Balzac dès 1833, le Père Goriot constitue un terrain d'essai, mais se place du même coup au sommet de l'édifice.
• La Comédie Humaine, une pyramide : la table générale de la Comédie Humaine répartit les oeuvres achevées ou ébauchées en trois sections : pareille aux temples bouddhiques, cette pyramide s'élève symboliquement par degrés vers un sommet où la pensée épurée domine l'ensemble.
— Les Études de moeurs servent de base. Elles comprennent les scènes diverses de la Comédie Humaine : La Vie privée, la Vie de province, la Vie parisienne, la Vie politique, la Vie militaire, la Vie de campagne. Elles constituent le spectacle.
— Les Études philosophiques constituent l'assise seconde. Balzac se demande le pourquoi des sentiments, le pourquoi de la vie. Il pénètre dans les coulisses.
— A la cime règne l'auteur. Dans les Études analytiques, il dégage les principes de cette Comédie « aux cent actes divers » que jouent les hommes : « L'immensité d'un plan qui embrasse à la fois l'histoire et la critique de la Société, l'analyse de ses maux et la discussion de ses principes, m'autorise, je crois, à donner à mon ouvrage le titre sous lequel il paraît aujourd'hui : la Comédie Humaine », conclut Balzac en 1842.
• « Les mille et une nuits de l'Occident : un tel projet fait toucher du doigt la grande difficulté du roman en général : il prétend restituer la réalité de la vie, mais il n'en rend facticement ou fictivement qu'un fragment capté dans le miroir déformant du romancier. Comment traduire la multiplicité des êtres et la multiplicité de l'être ?
Balzac sent qu'il porte un monde en lui : « La Société française allait être l'historien, je ne devais être que le secrétaire. » Il se demande alors : « Comment rendre intéressant le drame à trois ou quatre mille personnages que présente une société ? » Et l'idée jaillit : il faut « faire concurrence à l'état civil ». Et comme un seul roman ne suffit pas à saisir les métamorphoses d'un personnage confronté au cours de sa vie à des situations innombrables et vivantes, pourquoi ne pas le faire réapparaître, tantôt au premier plan, tantôt comme simple silhouette, dans les autres romans ?
• Les personnages clés du Père Goriot: certains personnages du Père Goriot étaient déjà apparus avant 'que Balzac ne conçoive clairement le procédé. On peut alors se demander si l'ordre de composition des romans peut suivre la chronologie de la vie des différents personnages. Il n'en est rien. Un roman postérieur pourra faire effectuer un retour en arrière par rapport à tel personnage.
Il est impossible de citer tous les romans où reviennent Mme de Nucingen (Illusions perdues, la Maison Nucingen, Ferragus, Splendeurs et Misères des Courtisanes, etc.) et Rastignac (dans plus de vingt romans et nouvelles) ; on retrouve le père Goriot dans Gobseck et dans Modeste Mignon ; Mme de Restaud dans Gobseck, la Maison Nucingen, le Bal de Sceaux et la Peau de Chagrin ; Mme de Beauséant dans la Femme abandonnée. Les personnages épisodiques, comme la duchesse de Langeais, Henri de Marsay, de Trailles, Vandenesse, font de multiples apparitions. Vautrin sera « incarné » successivement dans Splendeurs et Misères des Courtisanes, le Père Goriot, Illusions perdues et le Contrat de Mariage.
Vautrin, inspiré par la figure de François Vidocq, ancien bagnard qui devint chef de la Sûreté, est un révolté génial : « Il savait ou devinait les affaires de ceux qui l'entouraient, tandis que nul ne pouvait pénétrer ni ses pensées, ni ses occupations » (p. 36). H veut communiquer aux autres sa volonté de puissance. Et Balzac, explorant toutes les possibilités du sentiment humain, fait de son inclination pour Rastignac dans le Père Goriot et pour Rubempré dans Splendeurs et Misères des Courtisanes un puissant mobile d'action. Le drame de Vautrin engendre celui de Rastignac qui, dans ces années d'apprentissage, concilie mal la pureté et l'ambition : il ne sait pas qu'il finira ministre.
• A la recherche de la vérité : « Ah ! sachez-le : ce drame n'est ni une fiction, ni un roman... Il est si véritable, que chacun peut en reconnaître les éléments chez soi, dans son coeur peut-être » (p. 26). La vérité, Balzac la cherche dans la peinture des milieux, modeste pension de famille ou riches hôtels particuliers ; dans l'analyse des sentiments, faillite de la charité, veulerie de l'ambition ou sursauts de la pureté ; dans les portraits des personnages, initiateurs ou novices, âmes désintéressées ou esprits pervers.
Ce travail auquel s'est livré Balzac, cherchant à donner à l'oeuvre d'art les apparences de la vie, n'est que la projection, sous de multiples formes, de son esprit et de son coeur : « Le romancier crée ses personnages avec les directions infinies de sa vie possible. »
Balzac a certainement donné de la société française un tableau si vrai et si puissant que le temps et l'évolution des moeurs ne l'ont pas affaibli. Les événements transforment les mentalités, mais il y a une sorte de permanence propre à chaque peuple. C'est cette identité française que Balzac a su atteindre au point que, pour beaucoup d'étrangers, par exemple, il reste l'écrivain qui a le mieux exploré dans ses diversités la vie en France.
Son influence est considérable et les grandes fresques de Zola, de Proust, d'Aragon ou de Jules Romains pousseront jusqu'à la veille de la Seconde Guerre mondiale cette analyse d'une société que guettent des mutations considérables.
Cinéma : Robert Vernay, le Père Goriot (1944).
Liens utiles
- Résumé: Le Père Goriot dans La Comédie Humaine d'HONORÉ DE BALZAC
- HONORÉ DE BALZAC:Le Père Goriot.
- BALZAC, Le Père Goriot, « Vautrin, un tentateur machiavélique » (Commentaire composé)
- Balzac, Le Père Goriot: Bientôt la veuve se montre, attifée de son bonnet de tulle sous lequel pend un tour de faux cheveux mal mis
- Quelle part de réalité Balzac met-il dans son roman le Père Goriot ?