Le monstre entre animalité et humanité (Les représentations du monde - L’homme et l’animal)
LE MONSTRE ENTRE ANIMALITÉ ET HUMANITÉ (Cours de spécialité d’humanités, littérature et philosophie)
Terme d'origine latine « monstrum » = prodige, chose incroyable => la monstruosité n'est pas à l'origine seulement liée à la laideur. On peut être monstrueusement beau (Psyché, Bowie, Marilyn, Dean, etc.) ou monstrueusement intelligent (Newton, Einstein). On parle même de « monstre sacré ».
Monstre = un en-deça ou un au-delà d'une norme naturelle ou culturelle. Est monstrueux, c'est qui est hors-norme. Patrick Tort – « Dictionnaire d'histoire et de philosophie des sciences » : « Être organisé dont la conformation s'écarte sensiblement des normes auxquelles obéissent régulièrement les êtres du groupe dans lequel il est né. ». Monstruosité : Ecart anormal entre la partie et le tout auquel elle devrait appartenir. Le monstre c'est l'inattendu, ce qui est unique, l'original qui n'a pas son pareil.
PRB : Comment la science définit la monstruosité ? Comment l'art l'a-t-elle représentée ? Le monstre a-t-il une fonction sociale ?
Le monstre transcende la norme, l'ordre établi. Le monstre, en tant qu'être malformé, présente un phénotype très divergent de celui des individus de l'espèce à laquelle il doit appartenir. Ceci se traduit au niveau moléculaire et microscopique par une erreur de recopiage et transcription de la séquence d'ADN (mouton à 5 pattes, enfants siamois) il est la plupart du temps stérile et donc ne peut pas se reproduire avec les autres individus de son espèce (voir L'Origine des Espèces, Darwin). D'autre part, il ne permet pas de produire et maintenir de l'ordre. Il ne produit pas vraiment une entropie négative, caractéristique du vivant. Difformité, ratage de la nature, dans la séquence de l'ADN dirait les biologistes. Ambroise Paré : « Monstres sont choses qui apparaissent outre le cours de Nature... comme un enfant qui naît avec un seul bras, un autre qui aura deux têtes » (Des Monstres et prodiges, 1573).
Le monstre est une possibilité de la nature. Il n'est pas divin ou métaphysique, il est une marge (d'erreur) de la nature. Le monstre transcende l'ordre établi. Le monstre fait figure de supra ou d'infra-normalité. Les monstres (en tant qu'êtres réels, et non créatures imaginaires) sont des êtres malformés, difformes, ils n'arrivent pas à s'intégrer dans leur milieu de vie, dans leur écosystème et dans leur niche écologique auxquels ils appartiennent. Il est l'exception à la règle naturelle. S'il n'y a de science que du général, le monstre dans sa singularité défectueuse perd ses droits à la classification, à l'intégration dans un genre. Il remet en cause le finalisme, l'ordre de la nature : « Les monstres sont des erreurs de ce qui advient en vue d'une fin » (Aristote in « Physique »). Le mutant nous révèle un monde peuplé d'indéterminisme (hasard), d'incompréhensible, d'accidentel. La Nature ne saurait être le royaume de la nécessité, et la contingence y a bonne part. Sont ainsi contingentes, à l'intérieur de ce monde qu'Aristote qualifie de sublunaire, les choses dont le cours n'est pas prévisible de façon absolue et certaine, les choses dans lesquelles il y a de l'accidentel et où la régularité est sujette à beaucoup d'exceptions, cad beaucoup de monstres.
Toutefois, la monstruosité n'a pas que négativité... Darwin montre que les mutants les mieux adaptés pourront survivre, se nourrir et transmettre leurs gènes à leur descendance. Exemple de la phalène du bouleau => http://www.evolution-biologique.org/mecanismes/selection-naturelle-2/melanisme-industriel.html
« La nature est laide et je lui préfère les monstres de ma fantaisie. » Baudelaire.
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Le monstre est surtout une fabrication artistique, une production imaginaire, le fruit de l'imagination. Le monstre c'est l'irréel, le fantastique et le fantasmatique.
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Le monstre est un être unique, original. Il ne se reproduit pas, il est sans descendance, il est par essence seul de son espèce => docteur Frankenstein refuse de créer à sa créature, une compagne.
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En art, le monstre est souvent un être composite et animal voire bestial. Conglomérat d'animaux et d'êtres humains :
- Les centaures = êtres hybrides, mi-homme, mi-cheval.
- La violence est leur apanage = les satyres (dont Dionysos est le chef) violent les nymphes et les ménades. Ils ont un fort penchant pour le vin ?. Idem pour Polyphème le cyclope. Le monstre est la figure de l'excès.
- Les monstres sont des êtres lubriques : Déjanire abusée par le centaure Nessus.
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La différence du monstre nous terrifie (Minotaure, Méduse, Frankenstein) mais elle attise notre curiosité voire notre désir (Sirènes, Elephant man, Quasimodo) => Ambivalence du monstre, attraction-fascination / sidération-répulsion. Par exemple, les vampires nous terrifient mais nous fascinent car ils sont immortels et suscitent notre désir de ne jamais vieillir et mourir. Le nom Dracula signifie le « fils du dragon ».
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Les Anciens à leur suite les Classiques [*] (XVIIe) ont établi des proportions idéales pour le corps, comme pour le visage. Par exemple : Le nez et le front sont sur une même ligne droite = « nez/profil grec ». Et même, le « pied grec ». Autres canons : le bas de l'oreille doit correspondre à la naissance du nez, le haut de l'oreille doit correspondre aux sourcils, entre les deux yeux, il doit avoir la distance d'un œil. La largeur du nez doit être égale à deux fois celle de la bouche. Idem pour l'utilisation du « nombre d'or » (φ ou ϕ) dans la peinture (cf. cours sur l'Art en Terminale). Tout ce qui ne respecte pas, en art, ces canons d'harmonie et de proportion est dit laid, difforme, monstrueux. [*] Esthétique classique en France de 1660 à 1690 (XVIIe) = Corneille, Racine, Molière, La Fontaine, La Bruyère, Fénelon, Boileau, Bossuet, madame de Sévigné, Nicolas Poussin, l'architecte Mansart, etc.). Rameau en musique.
≠ Le Romantisme prendra le contre-pied de l'esthétique classique => Hugo, dans la préface de « Cromwell », développe une esthétique de la laideur : « Le beau n'a qu'un type, le laid en a mille ». Dans « Notre-Dame de Paris » parle de l'aspect de Quasimodo comme d'une « merveilleuse grimace », d' « idéal grotesque », évoque même la « perfection de sa laideur ». Le laid, le monstrueux peut être beau. Kant l'avait déjà dit au XVIIIe : « L'art est la belle représentation d'une chose et non la représentation d'une belle chose. ». Tout ce qui est laid peut-être beau pourvu que sa représentation soit belle. L'art rend aimable la laideur du monde. Esthétique de la laideur.
3. Monstruosité et société
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La norme étant construction sociale. Le monstre échappe à une norme sociale. Il est anormal, déviant. Par exemple, le thème du vampire est lié à une peur sociale de la nuit et de l'homosexualité. Le vampire se nourrit de sang humain (énergie vitale) ce qui renvoie à la sexualité jugée anormal de l'homosexuel voire à une forme de cannibalisme. C.f. la bisexualité du personnage de Lestat de Lioncourt dans « Entretien avec un vampire ». Le thème du vampirisme évoque également la crainte de la contamination, celui qui est mordu devient vampire à son tour, comme on a accusé l'homosexuel de véhiculer des maladies.
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Par la figure du monstre, l'inconscient collectif manifeste ses peurs et exhibe la norme sociale. Le monstre est mis à l'écart de la société car il menace l'ordre établi. Le fou est mis dans un asile, le Cyclope se terre dans sa grotte, le Loch Ness se tapie dans son lac. Dans le film « Elephant Man » de David Lynch (1980), Joseph Merrick porte une cagoule afin de dissimuler son aspect hideux. Le monstre, c'est celui que l'on cache, que l'on ne veut pas voir sinon dans son asile ou sa prison ou sa tombe. Le monstre figure le chaos que l'on préfère ignorer.
Finalement, ayant du mal à s'intégrer dans leur milieu de vie, les êtres mal-formés sont aussi chassés par leur espèce, subissant représailles, injures, car trop différent d'un point de vue physique. Le monstre est chassé du groupe car il remet en cause la cohésion sociale. Mais par sa marginalisation (phénomène du « bouc-émissaire »), le monstre renforce la cohésion sociale (rires d'expiation et de purification) => https://fr.wikipedia.org/wiki/Bouc_%C3%A9missaire
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Dans la pensée chrétienne du Moyen-Âge voit dans la beauté des créatures l'empreinte de Dieu. Ainsi chaque homme peut, en contemplant la beauté de la Nature, remonter jusqu'à son Créateur. Dans cette perspective, l'ano(r)malité relève alors de la marque du diable. Dans cette optique, beau = bon et laid = mauvais. Transgression totale, non plus des lois biologiques, mais aussi des lois morales. Platon le disait déjà : « Nécessairement la vertu est belle et le vice est laid » (Lois, X 900c).
Le monstre va alors caractériser des comportements déviants moralement et socialement. Le monstre en s'écartant de la norme la met en danger et c'est pourquoi il est rejeté. Il évoque le mal et la perversion. Sa laideur physique est égale à sa détestable morale. Le monstre est le double maléfique de l'être idéal, tout comme l'est le diable. Mary Shelley parle du monstre de Frankenstein (amalgame de parties empruntées à des cadavres ) comme un « ange déchu » qui serait devenu un « démon malfaisant ».
RESUME : « Frankenstein ou le Prométhée moderne » (1818) de Mary SHELLEY (Reprise internet) |
Un savant nommé Frankenstein construit un monstre sans âme en assemblant les membres de différents corps, qu'il vole dans les cimetières. Horrifié par l'apparence répugnante de celui à qui il a donné vie, il le laisse s'enfuir et cherche à l'oublier. Le monstre trouve refuge dans une cabane jouxtant la demeure d'un aveugle et de ses enfants. Il demeure caché et s'instruit en observant ses voisins. Mais lorsqu'il veut faire leur connaissance, il est chassé avec horreur. Las de n'inspirer à tous que haine et dégoût, il se révolte contre son créateur et tue son frère. Puis il exige de lui qu'il construise une compagne à son image. Mais Frankenstein, lui ayant obéi, détruit son ouvrage avant de lui avoir donné vie. Le monstre se venge en tuant l'ami puis la femme du savant et s'enfuit alors sur la banquise du pôle Nord. Frankenstein l'y cherche pour le supprimer. Au terme d'une poursuite acharnée, le savant meurt d'épuisement. Le monstre, désespéré, décide de mettre fin à ses jours et disparaît. |
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En tuant le monstre, le héros s'affirme comme conquérant du monde et de la Nature. Ainsi, le monstre renforce le côté anthropologique, humain de l'homme. En luttant ou tuant le monstre, le héros prend conscience et réaffirme son humanité à travers les valeurs de courage, de force, d'intelligence (Œdipe et la Sphinge, Ulysse et les Sirènes, Héraclès et l'hydre de Lerne,Thésée et le Minotaure, le chevalier et le Dragon, Saint-Michel et Lucifer, etc.). Victoire symbolique du bien sur le mal, de la civilisation sur la sauvagerie ou, dans un contexte chrétien, de la vertu sur le vice.4. La banalité du monstre.
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Part d'ombre dans la monstruosité dont on ne saurait clairement faire la description anatomique : Yéti, Loch Ness, The Prédator se confondent avec leur élément naturel (la montagne, l'eau, la jungle) et dont on ne sait pas exactement l'allure, la forme. Le monstre n'est pas toujours repérable : Jack l'éventreur, le serial killer, le vampire qui peuvent être nos voisins de palier.
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Arendt et la banalité du mal : Qui était Hannah Arendt ? Né en 1906. Victime de la politique antisémite (prison en 1933). Emigre aux USA. En 1961, elle assiste au procès Eichmann à Jérusalem comme journaliste du « The New Yorker ». Eichmann = ancien fonctionnaire nazi chargé de la « solution du problème juif en Europe », n'était pas un monstre. Simplement un petit bourgeois déclassé, sans imagination et sans empathie. Soucieux de sa carrière, de sa promotion au sein du IIIe Reich, il s'applique à l'exécution des ordres reçus d'en haut et non pas sur l'évaluation morale de ses actes : un ordre de Hitler étant pour Eichmann par nature conforme aux exigences des normes morales. Personnage fade, phallocratique, sans personnalité réelle pourtant responsable du mal absolu qu'est la Shoah. Arendt parle de « banalité du mal » : On n'a pas besoin d'être un monstre ou d'avoir des prédispositions particulières au crime pour organiser ou pour laisser faire des actes monstrueux. Par conséquent tous les hommes sont capables de commettre les crimes les plus atroces.
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- La Mort est mon métier, Robert Merle, 1952 : La mort est mon métier est une biographie romancée de Rudolf Höß le commandant du camp de concentration et d'extermination d'Auschwitz pendant la Seconde Guerre mondiale Le paradoxe réside dans le côté "captivant" du livre qui se dévore littéralement alors qu'il raconte des choses inimaginables, inconcevables Le parcours de l'homme est entièrement décrit, depuis son enfance. On voit progressivement le personnage glisser dans l'horreur. Ce livre nous fait réfléchir sur un homme, banal, presque médiocre, en un mot : ordinaire, placé dans une situation elle extraordinaire. Petit à petit, on voit comment la monstruosité est terriblement humaine. Comment l'horreur, le pire est parfois dans les hommes. Le fait que ce récit soit raconté à la première personne met le lecteur dans une situation délicate : comment comprendre et écouter cet homme ?
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L'expérience de Stanley Milgram :
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Exp%C3%A9rience_de_Milgram (Article Wikipedia)
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https://www.dailymotion.com/video/xak9gu (« I comme Icare », 1979, film de Verneuil).
Conclusion
La classification dans la catégorie de « monstre » (tératologie) est la solution de facilité qui range tout ce qui n'est pas ou n'est pas jugé « apte à », « semblable à soi ». Le monstre, c'est toujours… l'autre…
Mais, le monstre n'est pas toujours celui que l'on croit. Les traitements inhumains que subissent Quasimodo ou Elephant Man montrent que la monstruosité est plutôt du côté de la prétendue normalité. Qui est le plus monstrueux le docteur Frankenstein ou sa créature ? Qui est le plus monstrueux Quasimodo ou Claude Frolo, l'alchimiste ?
Ne sommes-nous pas tous des monstres en puissance comme le montre Hannah Arendt ?
Films à voir :
https://ok.ru/video/76641143523 (« Elephant Man » - Lynch - 1980)
https://ok.ru/video/97154042606 ( « Frankenstein » de James Whale – 1931).
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